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samedi 23 janvier 2016

« Jacques Ellul, l’homme qui avait (presque) tout prévu » de Jean-Louis Porquet (2003- 2012)

La révolution selon Ellul ne ressemble pas à celle, mythique et ressemelée, qui traîne dans nos têtes : prendre d’assaut l’appareil d’Etat n’a pour lui aucun intérêt, il s’agit plutôt de détruire les faux dieux de la société, consommation, bureaucratisation, progrès technique.

Rien ne lui était plus odieux que cette prétendue culture qui, fascinée par elle-même et sa propre transmutation permanente, ne se vit qu’au présent, ne regarde que vers l’avenir, et qui néglige les penseurs d’hier, les ringardise, les gomme, les rejette dans l’oubli définitif.

La Technique, cependant, ne se réduit pas aux seuls objets et a dépassé le stade de la machine (…) : « la recherche du meilleur moyen dans tous les domaines » (…) la Technique est un regard jeté sur le monde. En toutes situation, ce n’est pas la méthode la plus belle, la plus juste ou la plus harmonieuse… (…) Comment déterminer cette méthode ? Presque toujours par le calcul. Un calcul mené par un spécialiste (…) Attention : on ne parle pas ici de la Science (…) historiquement, la Technique précède la Science (…) la Science est passée au service de la Technique : la recherche désintéressée n’existe pratiquement plus…

Pour caractériser notre société, dit Ellul, rien de mieux que l’expression « société technicienne » (…) et non pas technocratique (…) Certes, « je reconnais qu’il existe, de plus en plus nombreux, des technocrates, c’est-à-dire des hommes et des femmes qui prétendent diriger la nation en fonction de leur compétence technique. » A la compétence, ils joignent l’autorité ; on les trouve au point crucial de chaque organisme de gestion et de décision,  jamais on ne les tient coupables de quoi que ce soit, ils sont à la fois détenteurs de pouvoirs très étendus et irresponsables : en ce sens, ce sont les nouveaux aristocrates d’aujourd’hui. Mais (…) « dire que la technique ne fonctionne qu’au travers d’une classe, c’est ne pas voir que précisément chacun participe à tous les niveaux au système technicien. »

(…) pareil à un corps étranger envahissant et irremplaçable, le système technicien existe dans la société, « vivant à la fois en elle, d’elle et greffé sur elle (…) Il y a système comme on peut dire que le cancer est système. »

L’informatique a donc permis au système technicien de s’instituer définitivement en système. Analyse formulée voilà plus de trente ans…

« L’analyse technicienne est radicalement incapable de penser la technique en elle-même (…) Elle ne pense que dans le sens des progrès des techniques ; Elle est radicalement incapable de penser la Technique ». Et elle se montre aussi « incapable de prévoir du nouveau, du véritablement nouveau : elle ne peut prévoir que le prolongement et le perfectionnement de ce qui existe. »

En langage mathématique, on parle de singularité à partir du point où une fonction connaît une discontinuité : on ne peut rien dire sur son comportement ultérieur, la suite de la courbe devient parfaitement imprévisible.

On estime qu’aujourd’hui l’arsenal nucléaire total stocké sur la planète tourne autour d’un million de bombes d’Hiroshima. Etats-Unis et Russie font évidemment la course en tête, possédant à eux seuls 98% du stock mondial, lequel se monte aujourd’hui à 26 000 ogives nucléaires, estiment au doigt levé les experts. Loin derrière vient la Chine, qui dispose de 400 têtes environ, peut-être plus, peut-être moins. Puis la France, avec 300 têtes nucléaires…

(…) dans notre société technicienne, l’innovation technique est devenue l’obsession générale : « Tous les hommes de notre temps sont tellement passionnés par la technique, tellement assurés de sa supériorité, tellement enfoncés dans le milieu technique, qu’ils y travaillent tous, que dans n’importe quel métier chacun recherche le perfectionnement technique à apporter, si bien que la technique progresse en réalité par suite de cet effort commun. »

« Une organisation toujours plus rigoureuse, précise, contraignante, exacte, multiple, enserre dans un filet aux mailles toujours plus denses chaque homme et chaque instant de la vie de l’homme. Et nous n’y pouvons rien. Personne n’y peut rien. Personne ne conduit et ne maîtrise cette prolifération. L’opération déclenchée il y a un siècle et demi se poursuit  d‘elle-même. »

« loi de Gabor » : « Ce qui peut être fait, le sera »

Il y aura toujours un homme, une équipe, une organisation pour passer à l’acte et se mettre au service du processus (…) au sein des grandes unités : « Une tâche paraît nécessaire d’un point de vue des techniques pour y répondre – et forcément se constitue un corps de professionnels pour les appliquer. Or, à un moment, l’objectif est atteint. Mais, le corps des professionnels subsiste ; il ne saurait être question de le licencier. »

« L’homme obéit d’abord à la technique et ensuite se donne des justifications idéologiques… »

Et Ellul en appelle à l’économiste Galbraith et son « admirable analyse » selon laquelle « ce n’est pas ma recherche du profit qui est déterminante mais le jeu de la technostructure. »

« Nous pouvons poser comme une sorte de régularité permanente que, lorsque l’homme perd une raison profonde d’agir, apparaît une technique qui lui permet d‘agir dans le même domaine mais sans raison. Le moyen s’est entièrement substitué au sens (…) Quand l’amitié n’habite plus le cœur de l’homme, quand on n’a plus d’authenticité dans un groupe, alors s’y substituent les technique de relations humaines et la dynamique de groupe, qui imitent parfaitement de l’extérieur ce qui devrait seulement être l’invention spontanée du cœur de l’homme. »

« Le mouvement est alors le suivant : en présence d’un problème social, politique, humain, économique, il faut l’analyser de telle façon qu’il devienne un problème technique (ou un ensemble de problèmes techniques) et, à partir de ce moment-là, la technique est l’instrument parfaitement adéquat pour trouver la solution. » Pour corriger le stress généré par la société  technicienne : psychotropes et somnifères. Pour lutter contre l’insécurité :  vidéosurveillance partout. Pour que dans l’entreprise obsédée par la productivité, les rapports humains restent à peu près humains : stage de dynamique de groupes et coaches (…) Le progrès technique produit des nuisances que seule la technique peut combattre, alimentant ainsi le progrès technique. Mais il s’écoule toujours un certain temps entre l’apparition des nuisances et la décision de les combattre, car le système technicien est d’une « lourdeur et d’une viscosité considérable. » (…) Ainsi les cités HLM construites après-guerre selon les normes techniques les plus économiques : on s’est vite aperçu de leurs conséquences désastreuses au point de vue sociologique et psychologique. Mais on a continué sur la lancée (…) Idem pour la surpopulation : si l’humanité va bientôt atteindre les neuf milliards d’individus, cela entrainant toutes les conséquences qu’on imagine, c’est grâce aux progrès médicaux (…) « Ce sont des techniques positives, il faut insister là-dessus, qui provoquent la pire situation. »

« Le système technicien n’a que faire du droit, du moins quand celui-ci l’entrave (en revanche, il sait très bien le mettre à son service). »


La raison, en effet, consisterait à faire preuve d’une générosité telle qu’elle entraînerait une baisse sévère de notre propre niveau de vie. Nous n’y sommes pas prêts…

Ellul note que, avec l’islamisme, le tiers-monde dispose aujourd’hui d’une idéologie puissante et mobilisatrice qui, contrairement au communisme importé d’Occident, a toutes les chances de réussir. « Nous allons, prophétise-t-il, être engagés dans une véritable guerre menée par le tiers-monde contre les pays développés. » Comme il n’en a pas les moyens, celui-ci ne mènera pas une guerre frontale ou économique, mais recourra au terrorisme car il dispose de deux armes, « le dévouement illimité de ses kamikazes, et la mauvaise conscience de l’opinion publique occidentale envers ce tiers-monde. » (…) Ellul voit aussi dans l’immigration massive une menace qui « conduira sans doute à l’effritement de la société occidentale entière. »

Le sacré n’est pas seulement ce qui échappe à la compréhension, ce qui dépasse la raison, c’est aussi « ce que l’on décide inconsciemment de respecter. »

Tout le monde, remarque-t-il, est d’accord pour dire que le savant doit jouir dans son laboratoire d’une liberté totale, et n’a pas à se poser le problème « du bien et du mal, du permis ou du défendu dans sa recherche. » De la même manière, il paraît évident que le technicien agisse en toute indépendance. « Ce qui a été trouvé s’applique, tout simplement. »

(…) la technique étant en soit suppression des limites, il est logique qu’elle supprime les barrières morales (…) une limite n’est jamais rien d’autre que ce que l’on ne peut pas actuellement réaliser du point de vue technique…

(…) la technique crée de nouvelles valeurs (…) elle « exige de l’homme un certain nombre de vertus (précision, exactitude, sérieux, réalisme, et par-dessus tout la vertu du travail !) et une certaine attitude de vie (modestie, dévouement, coopération) », comme « elle permet des jugements de valeur très clairs (ce qui est sérieux et ce qui ne l’est pas, ce qui est efficace, ce qui est utile…) » (…) Est techniquement correct celui qui travaille d’arrache-pied au progrès technique.

« Dans une société, quand on parle surabondamment d’une certaine donnée humaine, c’est que celle-ci n’existe pas. Si on parle surabondamment de  liberté, c’est que la liberté a été supprimée ». (…) la plupart de ses membre sont juge et partie. Au nom de leur compétence en biologie, c’est à des biologistes que l’on a demandé de tracer des frontières morales et juridiques à la biologie (…) leur but premier est faire avancer la recherche et d’aplanir les obstacles qui pourraient entraver sa course glorieuse.

Pour l’historienne Nadine Fresco, la bioéthique sert tout simplement de « jardin d’acclimatation » aux trouvailles des biologistes : les comités d’éthique débattent des dernières inventions, de prime abord souvent inouïes et choquantes, leur fixent des limites, les apprivoisent. Et finalement y accoutument les décideurs et l’opinion publique.

20% des gènes humains sont déjà brevetés (4382 sur 23 688 gènes documentés) !

En janvier 2002, un édito de la revue scientifique La Recherche (…) sous le titre militant « Il faut cloner », on pouvait lire ceci : « Il faut cloner, parce que Homo Sapiens va cloner, clone déjà. Pour dominer une avancée technique, pour la maîtriser, la civiliser, en tirer le bien et en rejeter le mal, il faut d’abord la pratiquer, en explorer les tours et les détours. Renoncer à cela, ce n’est pas seulement se priver d’une opportunité technologique, économique, médicale ; c’est prendre le risque d’en laisser la jouissance aux barbares. »

(…) technicisation de l’Etat (…) : « Les hommes d’Etat tournent impuissants autour de la machine qui semble fonctionner toute seule. »

(…) il redoute l’avènement d’un Etat totalitaire (…) Dans cet Etat, la grande règle serait « l’usage des moyens sans limitation d’aucune sorte ».

Aujourd’hui, la mise au point d’un nouveau médicament coûte des fortunes (la moyenne par médicament est de 880 millions de dollars, d’après le Boston Consulting Group). Ellul le notait dès son premier livre (1954) : « Le progrès technique ne peut plus se passer de la concentration des capitaux. »

Plus on est informé, plus on est prêt pour la propagande (…) les problèmes de l’époque le dépassent infiniment, et il lui faudrait, pour user correctement de cette information, « du temps (deux à trois heures par jour) et du temps de travail (car s’informer est un travail !) en dehors de son métier ; de plus, de vastes connaissances préalables, en histoire, géographie, économie, politique, sociologie, pour comprendre et situer les informations qu’il reçoit. » Sans compter une mémoire hors pair, une aptitude à la synthèse…

(…) car la propagande n’a rien à voir avec le mensonge. Goebbels lui-même tenait à l’exactitude des faits diffusés. Une bonne propagande présente des chiffres chocs, des données sans référence, des évènements détachés du contexte, mais avérés (…) Dans le monde mondialisé, une information chasse l’autre, et qu’importe si un mensonge ou deux s’y glissent.

« J’ai relevé depuis un an : pas une émission du journal télévisé de vingt heures, sur l’une ou l’autre chaine, sans une séquence à la gloire de la technique (…) sans marque ni invitation de consommation, simplement pour faire pénétrer le spectateur (ou le lecteur) dans l’univers du miracle technicien quotidien. »

En Inde, 95% des semences de coton sont d’ores et déjà OGM et contrôlées par Monsanto et, du coup, le prix des semences traditionnelles a augmenté de 8000%, d’où une vague de suicides parmi les agriculteurs indiens surendettés.

(…) les robots, les organismes génétiquement modifiés et les nanorobots sont unis par un redoutable facteur commun aggravant : ils ont la capacité de se reproduire.

(…) des nanoparticules de dioxyde de titane dans presque toutes les crèmes solaires (pour les rendre plus efficaces) et presque tous les dentifrices (pour les rendre plus abrasifs) et aussi dans les biscuits (pour donner un blanc éclatant au glaçage), le sel et le sucre en poudre (pou éviter qu’il ne fasse des grumeaux) (…) dans les lecteurs MP3, les rouges à lèvres, les pneus de voiture, les raquettes de tennis (…) plus encore que les particules fines émises par les moteurs Diesel (…) les nanoparticules possèdent de remarquables propriétés de pénétration dans l’organisme, par les voies respiratoires, la peau et le tube digestif (…) les nanoparticules de dioxyde de titane altèrent la barrière hémato-encéphalique qui protège le cerveau des éléments toxiques.

Exporter la technique ne consiste pas à simplement apporter du bien-être aux peuples dits arriérés : « Ce bien-être suppose une transformation de la totalité de la vie, suppose du travail là où il n’y avait que paresse, suppose des machines et leurs accessoires, suppose des organes de coordination et d’administration rationnelle… » (…) tous les peuples du tiers-monde partagent aujourd’hui cette conviction qu’il n’est plus qu’une seule voie, la technicisation (…) Ici, Ellul pointe un phénomène dont a pu récemment avoir quelque illustration lors des sommets mondiaux sur le réchauffement climatique : « Essayer de leur faire comprendre (aux pays pauvres) qu’ils s’engagent dans une voie dangereuse, que la technicisation peut être une impasse et qu’il leur faudrait chercher leur voie spécifique de développement, c’est aussitôt se soumettre au jugement de leur part, considérant qu’un tel discours est colonialiste et antiprogressiste (…) Tout cela leur paraît un discours destiné à les empêcher de prendre l’essor technique… »

Autrefois, les civilisations étaient tellement différentes qu’on ne pouvait  guère les comparer : « Il n’y avait pas vraiment inégalité au Ier siècle après Jésus-Christ entre les peuples de l’Empire chinois et ceux de l’Empire romain (…) d’abord parce qu’ils étaient trop différents pour pouvoir se comparer. »

« (…) la technique n’est rien d’autre qu’un moyen de puissance. »

Mais nous nous sommes trompés de voie en choisissant « la conquête, l’exploitation, la grandeur », alors que notre vocation était l’harmonie : « Nous sommes en train de dépecer le jardin, et notre Terre ne sera bientôt plus que tas d’ossements sans vie si nous continuons à la dévorer ainsi. » Alors que notre tâche est simple, pourtant : cultiver et garder ce jardin. 

Le « développement durable » dont on nous rebat les oreilles, tentative désespérée de peinturlurer en vert la croissance…

A force d’entasser les gens dans des blocs de béton, « on pouvait concevoir que cela entrainerait des effets d’ordre psychologique et sociologique assez profonds. » Mais lesquels ? De chauds partisans des grands ensembles comme Le Corbusier étaient sûrs que leur rationalité et leur esthétisme allaient rendre l’homme meilleur, plus convivial et plus heureux…

Dans le domaine des médicaments, notamment, l’imprévisible est de mise (…) Qui par exemple, aurait imaginé que le CFC, ce gaz utilisé dans les bombes aérosols, qui avait toutes les apparences d’un produit inoffensif (il est neutre et pas toxique pour l’homme), s’attaque à la couche d’ozone et y provoque des trous mortels ? Il a fallu des années pour s’en apercevoir et pour interdire son usage.

« Plus le progrès technique croît, plus augmente la somme de ses effets imprévisibles. »

Certains processus irréversibles ont été mis en place. La course aux pesticides, justement : comme on ne peut plus désormais s’en passer, et comme les insectes deviennent résistants, les industriels sont condamnés à en trouver sans cesse de nouveaux et de plus puissants. Mais les dommages de cette escalade sont tels (pollution, menaces sur la fertilité humaine etc…) qu’ils ont cherché une voie nouvelle. Et ont découvert les OGM (…) Ellul est mort avant d’avoir connu les OGM, ce qui rend son analyse d’autant plus prophétique : « Le fait d’enrayer ces désastres nous révèle d’abord que, chaque fois, le problème posé est plus difficile, que, de plus, la parade ou la compensation devient de plus en plus coûteuse. Et le fait permanant, c’est que nous ne savons pas, chaque fois, ce que nous déclenchons. »

(…) une étude danoise réalisée en 1992 l’a montré, dans les pays industrialisés la quantité et la qualité moyenne des spermatozoïdes ont chuté de moitié en cinquante ans (…) A Paris (…) chaque année, la baisse est de 2% (…) En 2007, l’Europe a établi une liste de 320 substances susceptibles de perturber le système endocrinien.

Le 6 mai 2010, l’indice boursier américain Dow Jones chute brutalement de 9%. Mille milliards de dollars s’égarent en vingt minutes. Un vent de panique souffle sur Wall Street. Ce brusque effondrement n’a en effet aucune explication logique : seuls des robots informatique en sont responsables (…) les ordinateurs de Wall Street se mettent à mouliner en permanence toutes les données chiffrées des Bourses, scrutant les plus infimes variations des cours et débusquant les moindres occasions de profits potentiels pour lancer des ordres à une vitesse inouïe : le « flash-trading » est né, que l’on appelle aussi « transactions à haute fréquence ». Ce sont désormais plus de 70% des ordres de transactions de Wall Street, et 40% du marché européen, qui sont directement donnés par les ordinateurs ! En une seule seconde, ces logiciels, dont le but est d’effectuer des gains sur des écarts de prix qui ne durent que le temps d’un clin d’œil, sont capables de lancer jusqu’à 10 000 opérations. La course de vitesse entre ordinateurs devient telle que gagner une poignée de millionièmes de seconde peut procurer un avantage décisif : à New York, les financiers installent à prix d’or leurs serveurs le plus près  possible du Carrier Hotel, près duquel arrivent les principaux tuyaux d’Internet, avantage stratégique qui leur permet d’obtenir des temps de latence quasi nuls.
Dans cette machinerie informatique, où, pour leurrer les concurrents, 99% des ordres sont aussitôt annulés avant d’être exécutés et où toute transaction de grande ampleur est éclatée en milliers d’ordres afin de la dissimuler au mieux, règne une telle opacité que les régulateurs se sentent dépassés… Et les traders aussi : « La finance est devenue une espèce de vaste système automatisé qu’aucune science ne peut décrire. »

C’est une sorte de miracle fragile que la parole, dit Ellul dans « La Parole humiliée » (…) « toute parole est plus ou moins énigme à déchiffrer, un texte à interpréter, à interprétations multiples. » (…) elle est aussi faite d’un flou, d’un non-dit, d’une aura plus riche que l’information. Elle crée « une merveilleuse efflorescence qui agrémente, enrichit, ennoblit ce que j’ai à dire et ne le traduit pas directement, sèchement. » Elle est adressée à quelqu’un dont elle respecte la liberté : à la parole ; je peux opposer la parole, ou faire la sourde oreille. Elle est pur paradoxe, puisqu’elle sert à transmettre, tout en s’accompagnant d’une zone de mystère : on n’est jamais sûr d’avoir très bien compris la parole de l’autre (…) Cette vérité, « c’est par la parole que nous la transmettons et même la cernons. Seulement par la parole. C’est-à-dire le moyen le plus incertain, le plus susceptible de variations et de doutes ». Et ainsi va notre vie « merveilleusement humaine » : nous savons que jamais nous ne pourrons saisir la vérité entière…

« Vieux réflexe (…) : ce que nous voyons, c’est la réalité. »

« C’est ce vide existentiel qui avait été au cours de l’histoire humaine, le moteur de toute la création culturelle et sociétale. » Voilà le principal effet de la télé : elle tue le vide. Nous avions du « temps de cerveau disponible » : elle s’en empare. Parallèlement, la technique a dépouillé la parole de son importance. D’être diffusé à des milliers de kilomètres, reproduite à des millions d’exemplaires, l’a vidée de son sens et de sa valeur. Véritable moulin à paroles des radios, des discours et des journaux. « Qui encore considérerait un livre comme décisif, capable de changer sa vie… Il y en a tant. »

La parole idéale, dans un système technicien, c’est celle qui est devenue purement instrumentale, ramenée à des schémas, des diagrammes, des dessins. Je vous reçois cinq sur cinq. Pas d’incertitude, pas de perte de temps, pas de décryptage.

Ellul prône le « refus obstiné de croire aux évidences, d’être convaincu par une statistique ou un graphique ou le produit de l’ordinateur. » Toujours mettre les images en doute (…) Iconoclasme contre l’image, non pas en tant que telle, car elle est « parfaitement légitime, bonne, utile, nécessaire pour vivre », mais « contre son impérialisme et l’orgueil et la convoitise, l’esprit de conquête qu’elle commande et l’illimité auquel elle prétend. »

Dans Exégèse des nouveaux lieux communs, Ellul commence pas s’interroger : « Quelles sont les sociétés de haute culture ? Sont-ce les sociétés riches ? Et dans les sociétés, est-ce la classe riche qui est initiatrice de culture ? » Sa réponse est nette : «  Que l’on prenne la société persane, la société japonaise, la société byzantine, la société grecque, la société romaine, les groupes bantous à leur point de création de culture, on voit très nettement qu’il s’agit toujours de sociétés pauvres. » Même la Grèce de Périclès, contrairement aux idées reçues, était un « pays misérable » : « Le peuple grec était au Vè siècle un peuple pauvre. (…) La création culturelle s’amortit au fur et à mesure que le niveau de vie général s’élève : la société entreprend alors d’exploiter ce qui lui a été transmis par les siècles antérieures, elle se livre aux antiquaires et aux folklores, et quand elle ne trouve pas dans son passé de sève suffisante pour maintenir les apparences d’une culture, elle va s’injecter des apports nouveaux en puisant chez les Barbares (…) Ainsi notre Occident européen depuis le XIXè siècle s’est de plus en plus tourné vers le Tzigane, vers le primitif, vers le Tahitien, vers le Noir pour retrouver dans des musiques et des formes extérieures une vitalité culturelle qui n’était plus en lui. »

C’est la bourgeoise en Europe qui a « répandu toutes les fausses images de la culture sur lesquelles nous vivons », en la réduisant à « un jeu, un luxe, un supplément par-dessus le niveau de vie, un signe de richesse. »

Dans la société technicienne où nous vivons, on confond culture et documentation (…) La vraie culture (…) n’est pas accumulation de connaissances. Elle « n’existe que si elle soulève la question du sens de la vie et de la recherche des valeurs. » (…) Citant Barthes, Ellul rappelle qu’elle « repose sur un sentiment tragique de la vie, mais fortement maîtrisé, et cette maîtrise est la culture… »

« Même si le téléspectateur retenait tout qu’il voit à la télévision, finalement il ne saurait rien et ne comprendrait rien parce qu’il n’a ni les moyens intellectuels ni le cadre culturel pour que ces informations trouvent place, rapport, lien avec le reste, et reçoivent une pondération dans un équilibre global. »

Secundo : pour s’élaborer, la culture exige de la lenteur, et c’est justement ce qu’interdit notre époque technicienne. « On ne peut pas fabriquer une culture comme on fabrique un ordinateur. La culture se fait par apports successifs, par affairements successifs, par adaptations lentes, mûries et intégrées, de générations en générations. »

L’enseignement (…) n’est plus « une imprévisible aventure dans l’édification d’un homme, mais une conformisation et l’apprentissage d’un certain nombre de « trucs » utiles dans un monde technique. » Il n’a plus pour ambition de former intellectuellement un homme qui puisse être « un modèle, une conscience, une lucidité en mouvement qui animent le groupe, fût-ce en le combattant. » Mais de former des techniciens. Donc initiés à l’informatique, parlant anglais, prêts à passer leur vie entière à se réadapter aux nouvelles techniques qui n’arrêtent pas de changer.

(…) l’e-book offrirait cet immense avantage de permettre au lecteur d’emporter des centaines de livres avec lui. Mais qui a besoin de pareille bibliothèque portative ? Le lecteur moyen lit une dizaine d’ouvrages par an ! C’est jouer sur le fantasme de puissance : j’ai tout à portée de main, dans ma machine j’ai stocké l’équivalent d’une bibliothèque, donc je suis (potentiellement) très cultivé. On n’est plus dans le domaine de la lecture, mais dans l’imaginaire du consommateur moderne qui pousse son chariot dans les allées de l’hypermarché, fasciné par l’abondance…

La puissance de calcul colossale de Google nécessite un réseau de centaines de milliers de serveurs (2 millions, dit-on) disséminés à la surface de la planète dans une cinquantaine de centres de données, lesquels (…) dévorent chacun autant d’électricité qu’une ville de 50 000 habitants.

(…) il montre que le prolétariat n’a guère fait que croître en URSS, en Chine, et dans les pays du tiers-monde : ce n’est donc pas le seul capitalisme qui l’a créé, mais bien la société technicienne.

(…) même si les micro-ordinateurs et les technologies douces peuvent conduire à une décentralisation, à une démassification, l’ensemble du système technicien nous oriente nécessairement vers une société de consommation et de gaspillage.

Le prolétaire est, rappelle Ellul, celui qui cumule en lui toutes les aliénations, toutes les oppressions, qui est déraciné, exploité, urbanisé, sans patrie, sans famille, sans culture, sans santé, réduit à n’être, selon l’expression de Marx, qu’un « appendice de la machine. » Et c’est cette figure archiconnue que l’on retrouve dans un pays qui est censé avoir fait sa révolution (ainsi que dans de nombreux pays du tiers-monde). Le prolétaire, figure du XXIè siècle ? C’est ce qu’avait prédit Ellul.

C’est à Ellul, écrit Lucien Sfez, que « nous devons la critique la plus approfondie de la technique et du système technicien (…) Ellul est toujours le premier dans son domaine (…) il a toujours été du côté du grand modèle, du macromodèle. Son côté marxiste. Dans sa théorie, la technique remplaçait les forces de production. »

Jean-Claude Guillebaud l’a eu comme professeur en deuxième année de droit et en doctorat (…) D’emblée, ce qui l’a séduit chez Ellul, c’est qu’il apportait un « contrepoison à l’idéologie dominante qui était alors sartro-marxiste. » : « Pour moi, ça a été très important, cet esprit de résistance. Dans notre classe, entre Sartre et Camus, nous n’étions que trois à préférer Camus. L’idéologie sartro-marxiste était dominante comme l’est aujourd’hui l’idéologie marchande. Ellul était un dissident (…) Affirmer que le vrai débat n’était pas celui qui opposait libéralisme et communisme, mais le débat sur la technique, c’était fou, à l’époque ! » (…)
Guillebaud écrivit plusieurs articles sur Ellul, et notamment quelques jours après sa mort un hommage ému : (…) « Dans l’ordre de la pensée, la liberté est plus rare qu’on ne le croit. Elle suppose que l’on résiste continûment aux pressions subtiles de l’« air du temps », aux pesanteurs du conformisme, à l’esprit de groupe ou de chapelle. En un mot, elle implique que l’on soit capable pendant un certain temps du moins – d’avoir raison tout seul (…) Jacques Ellul ne fut jamais infidèle au projet qui fonda son œuvre : penser par soi-même. Son courage, de ce point de vue, ne fut pas sans rapport avec celui de dissidents des pays de l’Est, dressés solitairement contre les vulgates officielles. Il paya, comme on le sait, cette dissidence d’un ostracisme évident de la part des grands médias qui prétendent asseoir les renommées et ne font jamais, le plus souvent, qu’entériner les modes. En un mot, Ellul ne fut pas « prophète en son pays » et c’est tard – bien tard - qu’il fut reconnu comme il convenait (…) un chercheur américain observait récemment que l’œuvre d’Ellul était un peu comme une bombe à retardement. »

Serge Latouche a inventé son propre concept, dont il a fait le titre d’un livre (d’ailleurs dédié à la mémoire de Jacques Ellul), La Mégamachine : « Ce qui est vraiment autonome, selon moi, c’est la mégamachine terme qui caractérise le système techno-scientifico-économique. Technique, science, économie : c’est un triangle, alors qu’Ellul ne prend en compte que le binôme science et technique. » (…)
L’optimisme de Latouche repose en partie sur ce qu’il appelle la pédagogie des catastrophes : « Je crois que les catastrophes constituent des moments privilégiés de prise de conscience. Les Anglais, par exemple, ont commencé à dépolluer Londres en 1955, parce qu’en une semaine le smog venait de faire 4000 morts. » (…)
Le développement durable, cela revient à promettre le beurre et l’argent du beurre. A la fois poursuivre notre mode de vie et préserver la planète (…) Nous proposons au contraire ce que j’ai appelé « décroissance conviviale » (…) Pour Latouche, « développement durable » est un oxymore (…) « Le développement réellement existant, c’est la guerre économique (avec ses vainqueurs bien sûr, mais plus encore ses vaincus), le pillage sans retenue de la nature, l’occidentalisation du monde et l’uniformisation planétaire, c’est enfin la destruction de toutes les cultures différentes. 

Jacques Ellul pense qu’on ne peut sortir du système dans lequel on vit que par l’émergence de révoltes, et non par un système planifié de prise de pouvoir. Pour lui, les évènements qui sont le mieux à même de transformer le monde viennent des révoltes ancrées en des lieux précis (…)
Selon moi, Ellul est au XXè siècle ce que Marx a été au XIXè : il a montré ce en quoi la technique est devenue aujourd’hui l’affaire centrale, tout comme Marx avait inauguré la prise de conscience du capitalisme naissant et de ses conséquences. Mais avec cette différence qui me paraît essentielle : l’analyse d’Ellul implique une autre façon d’agir. Ce n’est plus la prise de pouvoir qui constitue la bonne réponse. D’où une angoisse pour beaucoup de ses lecteurs, qui en concluent que tout est foutu. Mais ça renvoie chacun à sa propre responsabilité, qui est de se dire : comment agir dans cette situation-là ? (…)
La ville devient le lieu de la liberté dans Dieu. A partir de là, Ellul reconstruit la réflexion sur la création de la ville depuis trois-quatre mille ans. Comment elle incarne une certaine forme de liberté par rapport au milieu rural qui est un lieu de contrôle social par la famille et les voisins (…) Mais aujourd’hui (…) la campagne n’est plus vue comme un lieu de contrôle social – ils l’ont oublié – mais un lieu de liberté individuelle (…)
Pourquoi la médecine, c’est-à-dire la technique, enlève au choix des personnes la façon de vivre leur naissance et leur mort. Comment se les réapproprier. Tout cela, ce sont des débats que nous menions au sein de nos groupes et qui sont très liés aux analyses d’Ellul. »

Ellul a-t-il été méconnu de son vivant ? Patrick Chastenet rappelle les raisons pour lesquelles sa pensée n’a guère prospéré : « Puisqu’il critiquait le progrès technique, il était classé come intellectuel de droite : par définition, selon les dogmes de l’époque, on ne pouvait qu’être à droite quand on critiquait l’idéologie progressiste ! » De plus, il ne rejoignait pas les combats de la gauche bien-pensante, notamment sur la guerre d’Algérie ou l’Afrique du Sud (…)
« Qu’on se dise marxiste ou néomarxiste, ça passe. Mais chrétien, décidément, non : faire une critique de la société technicienne et ne pas cacher qu’on est chrétien, c’est suspect, surtout à l’époque ! » (…)
Et aussi, péché impardonnable, il vivait en province : « On ne pouvait pas imaginer un Sartre à Pessac ou un Marcuse à Talence ! »
Qu’aujourd’hui encore, lorsqu’il s’agit de technique, les intellectuels français se réfèrent plutôt à la pensée d’Heidegger qu’à celle d’Ellul n’est pas pour le surprendre : « Pour être crédible dans ce champ-là, il faut si possible ne pas être lisible par le commun des mortels. Ellul a un grand défaut : il est compréhensible ! (…) Il n’a jamais eu, une fois pour toutes, une lecture de la technique à la Heidegger (…) sa pensée est en mouvement, elle prend pour objet la technique ici et maintenant (…) Dix ans après sa mort, (…) soit ses idées n’étaient pas reconnues, soit elles étaient pillées. Le Contrat Naturel de Michel Serres et La Médiologie de Régis Debray lui doivent beaucoup (…)
José Bové se revendique légitimement des thèses elluliennes, à deux réserves près. Premièrement, Ellul a toujours prôné non seulement la non-violence, mais la non-puissance qui est autrement plus exigeante, et renvoie à des convictions spirituelles profondes (…) Bové s’inscrit en plein dans la logique du rapport de force politique, autrement dit dans une stratégie dont l’enjeu est la puissance (…)
Ellul choque beaucoup en montrant que plus on est informé, plus on est susceptible d’être manipulé. C’est paradoxal : nous autres citoyens démocratiques pensons que plus on s’informe, plus on est en mesure de faire la critique de l’information qu’on nous transmet. »

Théodore Kaczynski oppose deux sortes de techniques : d’une part, celles qui seraient réappropriables par une communauté restreinte et autonome maîtrisant l’ensemble de ses conditions d’existence ; d’autre part, celles qui « impliquent l’existence de structures sociales organisées sur une grande échelle. »

Dans un ouvrage écrit avec René Riesel, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Jaime Semprun dit en quoi le catastrophisme est désormais devenu doctrine officielle, et prépare au nouveau cycle d’accumulation capitaliste qui s’annonce. Pour « sauver la planète », nous dit-on, pas d’autre solution que d’énormes avancées technologiques, impossibles sans investissements colossaux…

La grande pensée magique d’aujourd’hui consiste en effet à croire béatement dans les vertus de l’avancée des sciences et des techniques. Penser que, les idéologies politiques s’étant effondrées, la technoscience va prendre la relève et nous conduire vers des lendemains qui chantent, voilà qui est aujourd’hui purement et simplement irrationnel. Il faut donc douter des chiffres (qui ne prennent jamais en compte les coûts réels de la croissance) Douter des arguments d’autorité, des experts et des promesses. Ne pas croire une seconde aux grands discours « modernistes » des « superpatrons », dont les entreprises dinosaures ne cessent de s’entre-dévorer (fusion-acquisition !) pour mieux produire de la massification, laquelle ne fait qu’appauvrir la diversité. Face au bluff technologique, au bourrage de crâne généralisé, au discours publicitaire et marchand qui ne cesse de nous vendre les mérites de la technique, exercer son esprit critique et sa raison. Voilà la première leçon d’Ellul.
Deuxième leçon : ne pas croire aux réformistes qui agitent l’illusion d’un progrès sous contrôle (…) Le problème fondamental que pose la technique, c’est en définitive celui de sa puissance. « Tout accroissement de puissance se solde toujours par une mise en question, ou une régression, ou un abandon des valeurs (…) la croissance de puissance efface les valeurs, sauf celles qui servent cette puissance. »

« Le changement qualitatif ne peut se faire qu’en retrouvant la relation humaine vraie, sans arrière-pensée, sas moralisation, en acceptant l’autre sans jugement. Cette amitié est l’attaque la plus radicale qui puisse être portée à une société technicienne vouée à l’efficacité… »

« On ne peut pas créer une société juste avec des moyens injustes. On ne peut pas créer une société libre avec des moyens d’esclaves. »

Jésus apporte ce message : Dieu est réconcilié avec tous les hommes. Mais les hommes ne l’ont pas entendu. Ils sont loin d’être réconciliés avec Dieu.

Dieu est aussi justice. Et celle-ci s’exercera lors du Jugement dernier. Il n’y séparera pas les bons et les méchants, les Sauvés et les Damnés. Mais il examinera la vie de chacun, et ses œuvres : et tout cela passera l’épreuve du feu de son jugement. Dieu gardera ce qui lui paraît le mériter, et avec ce matériau il édifiera la Jérusalem céleste (…) Il jettera ce qui ne vaut rien à ses yeux. Ce sera la seule punition  de certaines vies, il ne restera rien, tout partira en fumée.

La ville avait été par excellence le lieu de la révolte, elle sera celui de la réconciliation.

La vie de Jésus en est la preuve : plutôt que la non-violence, c’est la non-puissance qui le caractérise (…) « La non puissance est un choix. Je peux, et je ne le ferai pas. C’est un renoncement. »


On voit qu’à une analyse de la technique d’un pessimisme radical, Ellul oppose un bel optimisme théologique. Et qu’il fait de la foi le dernier, et le seul refuge contre la technique.

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