Il arrivait de
plus en plus souvent que s’élevait en moi, timide et angoissant, le sentiment
que, moi aussi, j’étais peut-être un voyant et que le monde qui se déployait
devant moi m’attendait pour que je ramasse une partie de ses trésors, pour que
j’écarte le voile de l’accidentel et de la vulgarité ; pour que j’arrache
à la destruction et fixe pour l’éternité par ma puissance poétique les images
ainsi dévoilées.
… j’honorais les
femmes, toutes tant qu’elles étaient, comme des êtres étrangers, beaux et
énigmatiques qui nous dépassent par la beauté innée et l’unité de leur nature
et qui doivent nous êtres sacrées, parce que, comme les étoiles et les cimes
bleues des monts, elles sont loin de nous et nous paraissent plus près de Dieu.
Dans ma petite
chambre qui, de haut, dominait le Rhin et son large horizon, j’étudiais et je
réfléchissais beaucoup. J’étais désolé que la vie détournât ainsi de moi son
cours sans qu’une vague puissante m’entraînât, sans qu’une passion violente ou
un vif intérêt m’échauffât ou m’arrachât à ma morne rêverie.
N’avais-je pas
lutté et souffert les tourments du désir pour la vie de l’esprit, pour
l’amitié, pour la beauté, la vérité et l’amour ? Le flot du désir et de
l’amour ne continuait-il pas à couler en moi dans une atmosphère d’orage ?
Et tout cela en vain, pour mon tourment, sans joie pour personne !
Il y a ceci de
diabolique dans le cafard qu’il ne vous rend pas seulement malade, mais en même
temps infatué de vous-même et myope, orgueilleux presque. On se prend pour cet
Atlas de mauvais goût qu’évoque Heine, ayant sur le dos tous les mystères et
toutes les misères du monde, comme si des milliers d’autres n’enduraient pas
les mêmes souffrances et n’erraient pas dans le même labyrinthe.
Pourquoi avais-je, dans les défis et dans les larmes, enduré l'amour et la douleur pour ces femmes désirables, moi, qui aujourd'hui, pliais à nouveau le front dans la honte et les pleurs sur un amour déçu ? Et pourquoi Dieu, dont les voies sont inconcevables, m'avait-il mis au cœur cette ardente aspiration à l'amour, puisqu'Il m'avait destiné à une vie solitaire et pauvre en tendresse ?
Je savais bien
que le centre de toute bonté et de toute joie est l’amour et qu’il me fallait
commencer, en dépit de ma blessure toute fraîche, à aimer sérieusement les
hommes. Mais comment ? Et qui ?
Se faire des
amis des gens du peuple, c’est un art à la portée de tout le monde dans ce
pays-là. La vie de ces Méridionaux est toujours à fleur de peau, si simple, si
libre, si candide, qu’on se lie de ville en ville avec une foule de gens d’une
amitié ingénue. Cette fois encore je me sentis là comme un poisson dans l’eau
et je résolus de rechercher aussi plus tard, à Bâle, la bonne chaleur qui monte du commerce avec nos semblables,
non plus dans la société mais parmi les simples, dans le peuple.
Jusque-là, sans
avoir jamais rendu hommage à Zarathoustra, j’avais été pourtant au fond un
homme de la race des maîtres. Le culte de moi-même, le mépris des petites gens
étaient choses dont je ne me privais guère. Peu à peu je me rendais compte de
mieux en mieux qu’il n’y a pas entre les classes de limites fixes, et que chez
les petits, les opprimés, les pauvres, l’existence n’est plus seulement aussi
variée, mais encore plus chaude, plus vraie, plus exemplaire que celle des
superbes et des favoris de la fortune.
Au lieu des agitations et des passions d'autrefois, je ne sentais plus en moi que les grandes aspirations du temps de mon enfance - devenues, elles aussi, plus calmes, plus mûres.
Il n’était ni
un sage ni un ange, mais un homme plein de bon sens et de tendresse, à qui de
grandes et terribles douleurs avaient appris à ne pas avoir honte de se sentir
faible, et à s’abandonner dans les mains de Dieu.
Il en va ainsi de l’amour. Il apporte des douleurs […] Mais qu’importe que nous souffrions ou non ? Pourvu que l’on vive ardemment avec l’être aimé, que l’on sente le lien étroit et vivant qui nous unit à tout ce qui vit, pourvu que la tendresse ne s’éteigne pas !
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