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lundi 10 mars 2014

« L’horreur médiatique » de Jean-François Kahn (2014)

… une information qui revendique de plus en plus fortement sa « professionnalisation », son « professionnalisme », tout en s’idéologisant, en réalité, de plus en plus (…) La professionnalisation a tout changé. Ne serait-ce qu’en faisant émerger un esprit de corps (…) La profession s’est dépolitisée, alors même qu’elle s’est, peu à peu, idéologisée.

Le choix des abonnés aux tribunes libres, des experts interrogés, des spécialistes consultés, des débatteurs et des polémistes privilégiés, qui sont évidemment censés ne pas « engager » les médias qui y ont recours, contribue largement à nourrir cette façon très engagées de pratiquer le non-engagement… ou non engagée de pratiquer l’engagement.

Susciter une discussion est devenu : « faire polémique ». Et c’est très mal. Qu’est-ce qu’un propos qui fait réagir ? Une déclaration « controversée » et c’est très louche.

… quinze jours ont suffit pour que, dans toutes les bouches, sous toutes les plumes, le mariage gay devienne le « mariage pour tous ».

L’amplitude maximum des rémunérations admises un peu avant ou après guerre, par les grands capitaines d’entreprise ou banquiers américains, Ford, Morgan, était de 1 à 10, voire de 1 à 20 ou 30. Aucun éditorialiste ne se risquerait aujourd’hui, alors que l’éventail peut se déployer de 1 à 500, à en appeler à un tel rétrécissement.

Conçoit-on un débat radiophonique ou télévisé au cours duquel l’un des protagonistes pourrait impunément (ce qui, il y a encore soixante ans, caractérisait le contenu même de tout débat politique) recommander une éradication brutale ou même progressive du système économique existant, ou suggérer de lui substituer, fût-ce par étapes, un système radicalement différent, sans susciter un concert consterné d’indignation et de moqueries ? Même Mélanchon ne s’y risquerait pas.

L’ « étant » est comme indépassable. La seule réalité envisageable est celle qui se confond avec un état de fait (…) Il existe, en fait, une philosophie médiatique. Une philosophie quasi journalistiquement officielle, fût-elle inconsciente : c’est le « positivisme ». Rien ne peut devenir qui ne soit préalablement advenu (…) le ralliement de plus en plus généralisé des médias et médiateurs au positivisme idéologique, marqué, en particulier, par leur censure des utopies et leur dépréciation des alternatives, les porte nécessairement à sacraliser les institutions.

Ce qui est nouveau, absolument nouveau, c’est que, chez nous, le manichéisme, en particulier le manichéisme structurant du discours médiatique ultradominant, s’est unifié, uniformisé. Mêmes anges, mêmes démons. Comme si la médiasphère s’était peu à peu converties à la même religion…

Ainsi, Hugo Chavez était un démago socialiste va-de-la-gueule et peu convenable. Il avait, cependant, été élu et réélu à plusieurs reprises à l’issue d’élections libres. Et cela bien que la majorité des médias de son pays, radios, télévisions et presse écrite, lui fût hostile et que l’opposition ait organisé, à plusieurs reprises, contre lui, des manifestations de masse jamais réprimées.

Ce n’est pas sa vertu qui fait le gentil, c’est sa position par rapport au méchant.

L’expression des « réformes », ou pire : les « réformes », même si on précise qu’elles doivent être « structurelles » (késaco ?) est un must commun à la galaxie médiatique (…) Mais aucun ne décline concrètement de quelle réforme il s’agit…

Et puis il y a ces mots… « Couacs », « populisme », « dérive sécuritaire », « nauséabond », « parole libérée »…

A quelle cause principale, sinon unique, faut-il attribuer notre recul en matière de compétitivité, en particulier par rapport à l’Allemagne ? (…) La réponse médiatique est uniforme, martelée, tambourinée : le seul coupable, c’est le « coût du travail ».
Quel coût, à quel niveau ? Charges, taxes, salaire individuel, niveau du Smic, rétribution trop élevée des cadres ou des dirigeants, primes, avantages sociaux, masse salariale, sureffectifs, retard des mutations technologiques, automatisation insuffisante ? On ne s’embarrasse pas de précisions.
(…) que dans l’industrie manufacturière le coût du travail horaire allemand est, à 0,6% près, quasiment identique au nôtre ; que la Bulgarie, où le coût du travail est le plus bas d’Europe, se trouve dans une situation catastrophique, comme la Grèce ; que les trois pays européens les plus dynamique à l’exportation et où la croissance est la moins faible sont trois pays où le coût du travail est le plus élevé (sans parler de la Suisse)…

Que l’idée révolutionnaire ait été médiatement dissoute serait un progrès si le réformisme se donnait comme un autre façon, comme sa seule bonne façon en vérité, de changer le monde. Mais non (…) La réforme, tout au moins dans le domaine économique et social, ce n’est plus une avancée, c’est toujours un recul. Il ne s’agit plus de transformer, mais de laminer.

… une révolution (celle qui recentrerait l’humain au détriment de la centralité de l’Etat ou de l’argent) est nécessaire, plus nécessaire aujourd’hui qu’hier puisqu’on subit économiquement, socialement, psychologiquement, moralement, culturellement, les effets de la faillite des deux autres centralités, celles précisément de l’Etat et de l’argent, jamais donc cette aspiration n’a été si majoritaire dans notre pays. Or médiatement, elle a été étouffée. Anéantie.

Cela ne signifie nullement que la vérité réside d’un côté (du côté des « gens », comme on le dit stupidement) plus que du côté des médiateurs, mais que ce découplage, lorsqu’il devient béance, nourrit les pires rancœurs, les pires frustrations dont l’extrême droite n’a plus qu’à faire son miel.

Parce qu’ils vivent dans la même ville Paris (contrairement à leurs confrères américains, italiens ou allemands) ; parce qu’ils se retrouvent aux mêmes endroits ; parce qu’ils sont sociologiquement et socialement issus généralement du même milieu ; parce qu’ils ont été formés, pour la plupart, à la même école ; parce qu’ils se réclament le plus souvent des mêmes références culturelles…
(…) la majorité des professionnels de l’information n’a jamais été aussi libre, répétons-le, l’indépendance d’esprit n’a jamais bénéficié d’autant de possibilités de se déployer. Et, en conséquence, dans la plupart des cas, cette tendance à penser massivement, sur de nombreux sujets, de façon similaire, ne résulte nullement – sauf exception - des pressions de quelque pouvoir occulte, politique, capitalistique ou financier…

En ce qui concerne la Syrie, par exemple – et c’est significatif -, on n’est sorti de la vision biaisée et du compte-rendu univoque qu’en en sortant en même temps, et tous ensemble.

En fait, l’univers médiatique produit lui-même, comme un grand, son propre ciment unificateur. Dont les deux principaux ingrédients renvoient à un progressisme sociétal et à un conservatisme économico-social, quitte à virer libertaire ici et réactionnaire là.
Or l’évolution des opinions publiques a pris le chemin exactement inverse.


Sarkozy, avec un talent et un sens tactique consommés, avait réalisé (ou plus exactement avait donné l’impression d’avoir réalisé) la fameuse synthèse médiatiquement porteuse. Il avait joué sur tous ses ressorts : donner tout ce qu’ils attendaient à la fois à Jean-Marie Colombani patron du Monde à l’époque et à Etienne Mougeotte capitaine du Figaro (…) Que représentait le premier gouvernement Sarkozy sinon l’archétype de ce « synchrétiquement correct », l’air médiatique du temps, en somme ?

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