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dimanche 6 juillet 2025

« Ce monde est tellement beau » de Sébastien Lapaque (2021)

Ainsi la beauté du monde, cette faveur qui n'appelle pas le rire, mais l'émerveillement, est-elle devenue inaccessible aux riches de la terre. Ils aiment les privilèges, ce qu'il y a de plus cher ; elle est donnée, à portée de la main, capable instantanément de réenchanter l’univers. Ils veulent vivre cachés ; elle est placée en pleine lumière. Il suffit d'ouvrir les yeux pour la retrouver. Il y a cette nature délicate, que plus personne ne songe à contempler (…)

Beauté mon beau souci, a dit un poète. Ce monde n'est pas seulement beau dans les choses visibles. Il est beau dans celles qui sont invisibles.


Comme si le fonctionnement du monde moderne, qui dissimule si habilement son secret, m'était soudain apparu comme une évidence.

Ce rire de l'Immonde, ce hennissement diabolique dont on ne pouvait pas baisser le son. Ces ricanements sur tous les écrans, où le flot de larmes amères des uns provoquait un raz-de-marée de rire des autres.


A ses élèves, elle demandait "Attendez-vous essentiellement d'un roman qu'il vous plonge dans les pensées d'un personnage ?", "D'où provient l'émotion que l'on ressent à la lecture d'un texte poétique ?" ou "Estimez-vous qu'écrire des fables est futile ?" Et ceux-ci lui répondaient avec des exemples empruntés au cinéma, à des bandes dessinées fantastiques ou à des romans pour adolescents. Voilà où nous en étions, en France, dans les premières années du XXè siècle. C'était ça aussi, l'âge de l'Immonde. Une infantilisation généralisée et un abrutissement systématique.


Dans un milieu aussi confiné qu'un lycée, aussi bas de plafond comme disait Walter, un individu qui ne pensait pas comme tout le monde se faisait facilement traiter de facho.


Elle avait dit "emplettes". J'adore les femmes au vocabulaire désuet.


Malgré les apparences, le slogan d'Ikea préparait ce renoncement. "Billy, la plus ingénieuse des bibliothèques! Peut-être le début d'une riche collection de livres, tous bien protégés et qui donnent envie de les lire." Cette formule était caractéristique de l'Immonde, elle permettait d'en ressentir l'amertume. Dans un monde encore vivant, plus ou moins humanisé, on aurait dit "le début d'une riche collection de livres, tous lus et qui donnent envie de bien les protéger » (…)

Celui qui n'a jamais passé un après-midi entre les magasins Leroy Merlin, Conforama et Ikea échoués comme des baleines bardées de tôle sur le béton gris d'une zone commerciale ne sait pas ce que c'est que l'Immonde.


- (…) Les enfants de mes sœurs sont inscrits dans des écoles catholiques et leurs parents sont ravis de l'éducation qu'ils y reçoivent. Pourtant, tu ne peux pas imaginer le niveau de dépravation de ces gosses, la bêtise de leurs distractions, la pauvreté de leur langage, leurs difficultés à articuler deux idées, leur ignorance crasse. La culture de masse a abruti jusqu'aux enfants de l'élite.


J'avais un jour surpris la réponse qu'elle avait faite à son amie Isabelle, une jolie brune qui vendait des jouets rue Daguerre, qui lui demandait comment elle s'était entichée de moi. "Parce qu'il était mignon", avait expliqué ma femme. Je travaillais dans la chambre du bébé, les deux femmes n'imaginaient pas que je les entendais. Je ne sais ce qui m'est apparu le plus atroce dans la réponse de Béatrice. L'emploi de l'imparfait ou cet adjectif impitoyable : mignon. J'avais alors mesuré tout ce qui me manquait.


- Oui, mais c'est la jupe qui t'avait impressionné, la veille.

- Peut-être. La jupe et beaucoup d'autres choses. Sa façon de s'exprimer, en parlant lentement et en cherchant ses mots, sans jamais employer le tout-venant du langage liquide d'aujourd'hui : bonnes vibrations, expériences inédites, énergies positives, envies nouvelles, droit d'être heureuse...

- J’imagine qu'elle ne t'a pas parlé non plus de stratégie de contenu ?

- Ni même d'impacter quoi que ce soit.

- Tu crois qu'elle s'intéresse aux astuces pour bien vivre sa ville ?


J'aimais bien Walter. Je pouvais venir lui parler de n'importe quoi, tout l'intéressait. Assis derrière son bureau en bois sombre, il m'écoutait les bras croisés sur le ventre et répondait du tac au tac.


Je m'intéressais plus spécialement à Patrick, le garçon dont Bruno m'avait confié qu'il travaillait à la télévision avec autant de fierté dans la voix qu'en aurait eu le grand-père de mon grand-père en présentant à ses amis un camarade en uniforme ayant participé à la prise de Lang Son, dans le haut Tonkin, en 1885.


Je n'aime pas les psychologues, les psychothérapeutes, les guérisseurs du couple et les experts du sexe. Je suis quelqu'un de simple. Pour moi, quand on est malade, on va chez le docteur. On ne sonne pas à la porte d'un gourou ayant la réputation d'avoir sauvé l'amie d'une amie d'une amie en lui enseignant les principes de la pensée positive.


Brigitte Skidmore me rendait fou. Elle cristallisait tout ce que je détestais. Les gens doués pour comprendre notre époque et savoir l'aimer m'exaspéraient.

Je ne songeais pas encore à l'Immonde, mais j'avais déjà trouvé en elle une de ses créatures. Elle donnait l'impression de ne douter de rien. Contre quelques centaines d'euros, cette thérapeute des malheurs nouveaux avait réponse à tout.


De rares individus ont cette générosité : vous donner la force qui leur a fait défaut. De son côté, Walter s'était dépouillé de toute ambition. À mesure qu'il vieillissait, il devenait de plus en plus mystique.


"Tout a commencé à Londres, poursuivait-elle. C'est la première ville d'Europe où une diminution brutale de la population des moineaux a été observée. Elle aurait débuté dès la fin des années 1960 et atteint des proportions dramatiques aujourd'hui. Plus des neuf dixièmes de la population totale, dit-on (…) les moineaux ne nichent pas dans les arbres, mais affectionnent les trous des vieilles façades, les murs recouverts de lierre, les bordures de toits de tuiles couvertes de mousse,.. toutes choses qui ont disparu des mégalopoles modernes... (…) Lorsque j'avais dix ans, à Paris, je me souviens parfaitement des moineaux qui sautillaient entre les tables. Ils ont disparu.


L'important était d'assurer jour après jour l'ignorance et la panique des populations éberluées, de faire en sorte que les individus vivent extérieurs à eux-mêmes, privés de vie intérieure.


D'une façon générale, les cadres employés dans le tertiaire supérieur qui racontaient leur vie professionnelle dans les réunions de famille et les dîners en ville me fascinaient. Leurs propos construisaient des mondes imaginaires, sans liens avec la vie quotidienne. Des immondes minuscules. L'ambition de leur discours n'était pas de se faire comprendre mais de se reconnaître entre membres de la tribu des vainqueurs. En les écoutant, il m'arrivait de regretter la conversation d'un médecin, d'un ébéniste, d'un chef de gare, d'un boulanger, d'un colonel de gendarmerie, d'un marchand de fleurs, d'une bouchère ou d'une magistrate. Au moins vous apprenait-elle quelque chose.


Le mal, répétait-il, le mal. "N'étant qu'un défaut, il ne peut avoir de vraies causes ; étant une corruption du bien, il agit toujours sur un bon fonds qu'il parasite." Cette dépendance du mal à l'égard du bien, jurait-il, explique la haine des démons envers les hommes. Leur révolte est conditionnée par notre liberté. Sans notre consentement, ils ne peuvent rien obtenir.


"Remarquez, disait-il, que le Fils de Dieu, en parlant du diable en saint Jean, n'a pas dit qu'il est né dans le mensonge, mais qu'il n'est pas demeuré dans la vérité. Que s'il n'y est pas demeuré, il y a donc été établi ; et s'il en est tombé, ce n'est pas un vice de sa nature, mais une dépravation de sa volonté. »


(…) ce dimanche matin, dans la cathédrale de Chartres, le prêtre qui parlait si bien à la foule dont je faisais partie, aux alentours de onze heures trente, venait de donner de l'Immonde la définition que je cherchais : un singe de Dieu, aimant les voeux, les sacrifices, les temples érigés à sa gloire, une idole instable, agitée, versatile et toute d'artifices, le dieu faux et menteur d'ectoplasmes incapables de rentrer en eux-mêmes, de fantômes privés de vie intérieure.


On ne parlait jamais de religion, dans la famille, sauf pour s'en moquer. Être voltairien paraissait moderne à mon père. Il se disait humaniste, ce qui ne voulait rien dire.


Les familles nombreuses n'étaient pas accordées à sa conception malthusienne, hygiéniste et écologiste de l'existence. C'était une ancienne infirmière, ma mère, une militante acharnée du planning familial. Elle ne comprenait pas que l'on puisse chercher un sens à sa vie en faisant des enfants, puisqu'en faisant des enfants, on partageait davantage son avoir et qu'en partageant davantage son avoir, on réduisait fatalement le niveau de vie individuel de chacun des membres de la fratrie.


Adolescent, j'étais un garçon au regard froid et je n'ai pas changé. Les sentiments âpres m'attiraient, les effusions m'écœuraient. Les mots me faisaient horreur lorsqu'ils avaient trop servi, surtout ceux qu'on usait à mentir.


Les individus rétifs à toute forme de changement, espèce à laquelle je m'enorgueillis d'appartenir, comptaient encore avec la vieille monnaie, mais les ambitieux, les énergiques, les actifs - les possédés, aurait dit Walter -, étaient passés à la nouvelle.


C'est la vision de leur propre insuffisance qui enflamme d'envie le sang des jaloux.


- Longtemps j'ai été comme toi. Je ne comprenais rien à la pensée religieuse. Quand j'étais enfant, nous allions à la synagogue uniquement pour les grandes fêtes. Et de manière irrégulière. C'était finalement très culturel, chez mes parents. Dans les années 1970 et 1980, l'éducation que nous avons reçue en Europe occidentale était organisée de manière à empêcher que l'irruption de la substance religieuse et de son contenu vital vienne contrarier les progrès continus de la rationalité moderne. Il m'a fallu attendre longtemps et participer toutes les semaines aux offices de prière de la synagogue de la rue de la Victoire pour comprendre que la vie d'en haut était une réalité (…) Cessons de nier les profondeurs divines et créatrices de l'existence. Il n'y a pas mieux que la prière…

(…) Tous les samedis, je vais suivre les cours du rabbin. La reconnaissance, expliquait-il l'autre jour, est un élément capital de la prière juive. (…) J’ai été libéré d'une psychologie standardisée pour me convertir à la sim'ha, à la joie sans mesure.


Quand on s'emmerde, on envie, reprit le père. On est torturé par la joie d'autrui, qui devient une source de tristesse (…) Il continuait de parler. J'aimais sa voix, ses modulations incessantes. Elle était douce et enjouée, profonde, légèrement chantante, fraternelle, amicale, avec de la gaieté et un accent un peu solennel. En elle, s'entendaient à la fois la camaraderie et le courage. J'aimais ce qu'elle disait.


"Les metteurs en scène contemporains ne lisent pas assez de livres et regardent trop la télé", répétait Walter. Comme c'était vrai. Bon comédien, l'acteur à la voix de stentor qui incarnait cet Othello coiffé de dreadlocks était pétrifié par le rôle qu'on lui faisait jouer, comme s'il était conscient que c'était une escroquerie intellectuelle de tirer Othello, tragédie de l'amour, de la jalousie et de la mort, vers la parabole antiraciste (…)

J'avais été effaré d'entendre les mots salaud, salope et entubés dans sa bouche, mais l'océan de spectateurs était paisible autour de moi. À peine un murmure, ici ou là. Plusieurs fois, j'avais entendu des gens rire grassement. De quelle transgression ? me demandais-je en voyant lago faire ses cabrioles sur la scène avec des grimaces à la Jack Nicholson.


- Walter exagère à peine, reprit le prêtre. D'une certaine façon, il faut se méfier de la beauté quand elle nous tient, nous retient. La beauté n'est pas un ordre, la beauté n’est pas un absolu, c'est la porte qui nous ouvre le chemin du retour à Dieu. 


Thomas d'Aquin avait parlé de la susurratio, un péché très grave : il mettait de la discorde entre les amis, il brisait la possibilité de toute entente, rendait vaine l'hypothèse d'une fin commune, la susurratio, c'est-à-dire la zizanie, était plus grave que la detractio, la diffamation et la contumelia, l'outrage. La susurratio ! Quel mot incroyable, le latin avait de ces puissances, de ces capacités, de ces grâces (…)

Susurrisima, Anne-Marie Bonacieux (…) Une fois le venin injecté, elle s'était éloignée et l'avait laissé agir.


(…) le mot livre vient du latin liber, qui désigne la pellicule située entre le bois de l'arbre et son écorce. Au temps des papyrus, les habitants des forêts européennes, qui n'étaient pas plus bêtes que les Égyptiens, avaient trouvé de quoi écrire avec cette pellicule prélevée sur le tronc du bouleau. Un arbre sacré!

Mais je n'ai pas besoin de t'en raconter plus. Tu sais tout cela mieux que moi."

(…) le passage des anciens rouleaux au volumen, le livre tel que nous le connaissons aujourd'hui, s'était produit aux alentours du IVe siècle, dans les derniers temps de l'Antiquité et de la Gaule romaine, mais j'ignorais cette affaire d'écorce de bouleau (…) Les manuels scolaires étaient emplis d'une matière atrocement cérébrale. Surtout ceux de géographie. C'était de la propagande pour l'unification du monde autour d'une morale planétaire, citoyenne et écoresponsable. Quelle imposture !


C'est à son contact que j'entendis parler pour la première fois de la sérotonine, l'hormone nécessaire à la résorption du stress. Dans la compagnie des arbres et le murmure de leur feuillage, le corps humain sécrétait naturellement ce messager chimique. « Un forestier est toujours plein d’allégresse », jubilait Xavier Kildéa.


Prétendant alléger en nous le poids du passé et de la tradition, cet autre nom de la mémoire collective, les révolutions ont fissuré toutes nos certitudes, nous ont fait perdre la confiance dans la vérité qui se déposait jadis en particules fines de sagesse sédimentée dans l'histoire des hommes. Et désormais ne progresse plus que l'ignorance. Il faut dix ans pour détruire un savoir ancestral, un siècle pour le reconquérir.


Et je pensais à mes élèves du lycée, aux petites cases dans lesquelles nous avions pour mission de les assigner pour en faire des sujets fonctionnels de l'économie de marché. La plupart d'entre eux étaient déprimés par l'avenir, leurs parents étaient paniqués et nos projets pédagogiques si bien ficelés ne rassuraient personne.


On a remplacé le mot métier par le mot travail et nous marchons la tête à l'envers. Il faut remettre les choses dans l'autre sens, rendre aux individus une tradition, une culture, un savoir-faire qui fait de l'homme de métier un citoyen à part entière.


Contrairement à l'ouverture du mariage aux personnes de même sexe, la destruction silencieuse de ce que l’on nommait jadis la fériation dominicale avait fait peu de bruit parmi les catholiques français. Les évêques avaient un peu grogné, mais les fidèles, acquis pour la plupart à ce que l'on nommait encore l'idée européenne et les vertus de la concurrence sans entraves, ne voyaient cette fois-ci aucune raison d'arrêter le progrès. 


L'envie, c'est la faute de celui dont la vie s'assombrit par la vision du bien de l'autre. C'est un péché passif, le péché du temps vide, du temps creux - le temps de l'Immonde, le temps du néant. Le temps du diable, que j'avais appris à reconnaître dans la cathédrale de Chartres, le dimanche 9 mars 2014, jour capital dans ma vie.


Dans mon rêve, Saint-Roy me répétait qu'il fallait prier les uns pour les autres, il me redemandait de dire des paroles de réparation, de renouer les liens défaits, de raccommoder les destinées. C'était un langage fort, une suite de commandements qui me poursuivaient du monde du rêve au (…)  Dans mon rêve, Saint-Roy possédait un corps, un autre corps, un corps plus léger, mais un corps quand même. « Ne sois pas triste, m'avait-il demandé. Réclame la joie d'être sauvé. Elle te sera donnée. »


Le sommeil, comme la vie intra-utérine, appartient à l'élément liquide.


(…) en présence du père Raguénès à qui je parlais de mes retrouvailles avec Saint-Roy en étrange pays. Et je l'entendis me répondre. « (…) Ayons donc toujours le réflexe du Royaume en 

(…) je savais que les psaumes (…) avaient été conçus pour être chantés au temple de Jérusalem au Xè siècle avant Jésus-Christ, deux cents ans après la guerre de Troie et deux cents ans avant que le nommé Homère ne rédigeât l'Iliade et l’Odyssée.


Dans les jours qui avaient suivi, ma pensée était sans cesse revenue vers cette antique et noble abbaye posée au bord de l'océan, où, six fois le jour, et une dernière fois le soir, à l'heure où les étoiles s’allument dans le ciel, des moines priaient, avec la mer et le vent pour seuls compagnons. Le bel ange de la certitude avait déployé ses ailes autour de moi. J'avais senti, de manière sereine et joyeuse, que ces hommes qui priaient accomplissaient la seule chose urgente, la seule chose nécessaire dans un monde qui approchait de sa fin. Voilà seul ce qui avait de la valeur, sous le règne de l'Immonde : ce qui sauvait.


La vie de l'esprit n'est pas un sprint, c'est une course de fond. Elle perd les lièvres au cœur fier et au regard ambitieux et fait triompher les tortues qui ne poursuivent ni grand dessein ni merveille qui les dépassent. Il n'existe jamais de vertu accomplie, pensaient les Pères. Uniquement une ardeur vers le bien.

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