Nombre total de pages vues

dimanche 29 décembre 2024

« La fabrique du conformisme » d’Eric Maurin (2015)

Les grandes règles religieuses et sociales perdent du terrain, ainsi que le conformisme traditionnel qu'elles imposaient à tous, dans tous les registres de la vie sociale. Mais ce recul ne cède pas la place à un vide normatif (…) Il marque au contraire l'avènement de normes plus locales et temporaires, à l'école, dans la famille, sur les lieux de travail, normes relevant davantage de la mode que de la tradition. Titulaire de statuts plus incertains et fragiles, l'individu contemporain est exposé comme jamais au besoin de faire comme les autres, au besoin de suivre les autres, pour ne pas s'en trouver encore plus éloigné. Norbert Elias voyait les individus en société comme des danseurs exécutant un gigantesque ballet, où chacun doit régler ses gestes sur ceux des autres. Nous continuons de devoir danser pour ne pas être éjectés du cercle, même si l'exercice devient de plus en plus ardu ou périlleux - la musique et les partenaires changeant désormais sans prévenir.

Le conformisme et le souci des autres ne se limitent pas à l'école. Une fois entrés sur le marché du travail, les salariés ajustent souvent leur implication professionnelle sur celle de leurs collègues (…) Ils cherchent à éviter tout à la fois la réprobation et l'isolement social, mais les règles peuvent varier au fil des mutations ou des changements de services.


(…) l’individu contemporain, ballotté d'un jeu de dépendance à l'autre, en fonction des continuelles reconfigurations de son entourage social, au fil des ruptures qui jalonnent sa vie scolaire, familiale ou professionnelle. Il n'est plus sous le joug de quelques puissants interdits s'imposant à tous, tout le temps et partout, mais il est sommé de se régler sur les habitudes et les représentations de groupes de pairs multiples et fluctuants, changeant en même temps que les écoles fréquentées, les entreprises traversées ou les quartiers habités.


On est passé d'un conformisme qui imposait à tous les hommes d'adhérer aux mêmes normes traditionnelles à un conformisme à géométrie variable, dans lequel chaque individu essaie de ne pas se couper davantage de ceux au milieu desquels il vit.


Au tournant des années 1980, (…) une remise en question du modèle dominant d'organisation du travail, pyramidal et hiérarchique (…) Les salariés gagnent en autonomie (…) En contrepartie, l'investissement personnel de chacun dans son métier s'accroît ; les tensions psychologiques (avec les clients ou les collègues) deviennent plus fréquentes et douloureuses (…) Cette période voit se répandre la mode des bureaux « paysagers », en open space.


Les années 1990 voient aussi se généraliser la pratique des entretiens d'évaluation individualisés, y compris dans la fonction publique. Un nombre croissant de salariés sont tenus de formuler des projets individuels sur la réalisation desquels ils seront ensuite jugés. Issue de la tradition managériale américaine, cette pratique se voulait l'instrument d'une responsabilisation des salariés. Elle devient vite le vecteur de leur mise en concurrence, dans un monde où les échecs seront vécus sur un mode nécessairement plus personnel.


Au total, les différences de comportement entre employés s'estompent lorsqu'ils sont invités à travailler par paire, le comportement des personnes les moins productives tendant à se conformer à celui des personnes les plus rapides. L'émulation est un sentiment qui nous pousse à faire aussi bien que les autres, y compris lorsque nous ne les connaissons pas, ne les reverrons jamais et même si l'enjeu est faible (…) Diderot remarquait déjà que « l'amour-propre sera toujours la plus grande ressource dans un État policé ».


Le travail d'observation mené par deux autres chercheurs (…) auprès de caissiers et caissières d'une chaîne de supermarchés américains (…) la pression sociale s'exerce, ici encore, des individus les plus productifs vers les individus les moins productifs : ces derniers augmentent leur rythme de scannage lorsqu'ils sont en présence de collègues plus rapides, mais pas l’inverse (…) Dans l'expérience du supermarché comme dans celle du mailing, la rémunération des employés est indépendante de leur rythme de travail, c'est-à-dire du nombre d'enveloppes remplies ou du nombre d'articles scannés par unité de temps. Dans chacun des deux cas, les employés peuvent toutefois se figurer que, en étant plus lents que les autres, ils contribuent à alourdir la charge globale de travail de leurs collègues (…) le désir de ne pas prêter le flanc à ce type de critique (…) le comportement d'un employé est surtout sensible à celui des collègues dans le champ de vision desquels il se trouve (…) Aux caisses d'un supermarché comme ailleurs, rien de plus important, ni de plus aliénant, que le regard des autres.


Les employeurs rechignent généralement à rendre transparentes les rémunérations de leurs salariés et on comprend pourquoi : ils n'y gagnent rien du côté des hauts salaires (ils ne deviennent pas plus heureux) et ils y perdent du côté des petits (ils dépriment et veulent partir).


En fait, l'analyse minutieuse de la chronique des heure travaillées chaque semaine, dans chaque région, tout au long des dernières années, révèle que c'est exactement le contraire qui se produit : les personnes sans enfants à charge - salariées ou retraitées - partent en vacances elles aussi massivement durant les périodes de congés scolaires (…)

Paradoxe supplémentaire : ce surcroît de congés pendant les vacances scolaires est plus important encore pour les salariés du public ou pour les salariés disposant d'une certaine ancienneté dans leur entreprise, c'est-à-dire précisément pour les salariés ayant en moyenne le moins de contraintes pour fixer leurs dates de congés. En d'autres termes, plus un salarié sans enfants dispose de marge de manœuvre pour prendre ses vacances quand il le souhaite, plus il tend à les concentrer précisément les semaines où cela implique les coûts les plus élevés.

(…) le fait que des jeunes actifs célibataires et des jeunes couples d'actifs sans enfants partent eux aussi beaucoup plus souvent pendant les vacances scolaires (…) La garde des enfants ne semble pas la raison dominante du surcroît de congés pris pendant les vacances scolaires par les salariés sans enfants (…) les salariés sans enfants ne s'occupent pas davantage d'enfants, mais dorment davantage, passent plus le temps devant l'ordinateur ou la télévision, s'occupent davantage de leur maison (…)

Pendant les vacances scolaires, le comportement des salariés sans enfants, qu'ils soient célibataires ou en couple, trahit un désir de ne pas se couper des autres et de limiter les périodes d’isolement…


On se complaît souvent à fustiger le manque de dynamisme de la vieille Europe et son laxisme culturel, pour expliquer son déficit d'emplois et d'activité par rapport aux États-Unis. Ce faisant, on perd de vue que, jusque dans les années 1970, on travaillait autant, sinon davantage, en Europe qu'aux États-Unis. Un décrochage qui n'a rien de culturel s'est produit brutalement dans les années 1980, et persiste aujourd'hui. Même si les politiques menées à cette époque n'eurent qu'un temps, elles ont servi de détonateur à un mouvement de recul du travail qui s'est ensuite institutionnalisé, par capillarité sociale, dans l'ensemble de la société. La société française a convergé vers un équilibre social où l'inactivité et les vacances occupent pour chacun de ses membres une place d'autant plus centrale et incontestable que tous les autres en jouissent davantage (…) Dans les années 1960 ou 1970, partir en retraite avant 65 ans était vécu comme une honte, la crainte d'être perçu comme un parasite.


En un sens, des résultats aussi spectaculaires sont presque déprimants, tant ils soulignent en creux à quel point les parents sont, en règle ordinaire, abandonnés à eux-mêmes et à leur ignorance du système scolaire, notamment dans les collèges sensibles : le simple fait de chercher à en attirer quelques-uns à des réunions spécifiquement conçues pour eux puis, le cas échéant, de leur délivrer, en petit comité, quelques conseils personnalisés, adaptés à leur méconnaissance de l'école et de ses codes, suffit à améliorer non seulement la situation scolaire de leurs enfants, mais également, par capillarité sociale, la situation de tous les autres élèves des mêmes classes (…)

On ne trouve nulle part l'indice d'une influence exercée par les parents bénéficiaires du programme sur les parents non bénéficiaires. Tout se passe au niveau des élèves. Il est bien plus difficile pour eux de s'absenter sans motif (ou contester l'autorité des professeurs) quand personne d'autre n’a encore commencé à le faire dans la classe.


En suivant les résultats scolaires des élèves dans le temps, deux chercheurs israéliens ont mis en évidence que les progrès de ces derniers au collège étaient d'autant plus rapides qu'ils avaient eu la chance de poursuivre leur scolarité avec un nombre important d'amis. (…) ceux des élèves A ou B que le hasard de la constitution des classes affecte à des classes où ils ne comptent aucun ancien camarade de classe de troisième réussissent significativement moins bien que ceux affectés à des classes dans lesquelles ils retrouvent au moins un ancien camarade.


La proportion de riches au voisinage d’une famille riche prise au hasard est en moyenne bien plus forte que celle de pauvres au voisinage d’une famille pauvre (…) Le confinement résidentiel des plus pauvres est la conséquence indirecte du séparatisme des plus riches, et non pas sa cause.


Trois chercheurs ont récemment analysé la composition ethnique des quartiers d'une centaine de grandes agglomérations américaines au fil des derniers recensements de population (1970, 1980, 1990, 2000). De façon très frappante, à chaque époque et dans chaque agglomération, leurs travaux mettent en évidence l'existence de seuils minimaux de populations non blanches au-delà desquels se déclenche un exode brutal des populations blanches (…) il n'y a pas un « seuil de tolérance» valable partout sur le territoire américain, mais autant de seuils que de contextes historiques, géographiques et idéologiques.


L'individu contemporain est sommé de trouver sa voie propre, de s'« auto-réaliser », mais cette injonction oblige chacun à être plus que jamais attentif aux autres, à se placer sous leur influence concrète, aussi éloignée, changeante et imprévisible soit-elle, sauf à se retrouver encore davantage isolé et à contretemps.

Le conformisme dicté par le regard des autres est omniprésent sur les lieux de travail ou sur les bancs de l'école. 


Pour faire évoluer favorablement les jeux d'influence qui s'exercent sur un adolescent (ou un groupe d'adolescents), il se révèle hasardeux de chercher à le déplacer et à modifier l'ensemble des personnes avec lesquelles il interagit. Mieux vaut chercher à faire évoluer les représentations et les pratiques des personnes qu'il côtoie au quotidien.


On est passé d'un conformisme contraint par la tradition et dominé par la peur de la réprobation sociale à un conformisme d'adhésion, une dépendance consentie aux règles (fluctuantes) observées par ceux qui nous entourent, motivée par la peur de l'isolement et du déni de notre existence.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire