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dimanche 3 novembre 2024

« La Tannerie » de Celia Levi (2020)

Elle se comparait. Elle sentait que ses habits à elle étaient trop passe-partout, qu'ils ne suivaient aucune mode, qu'ils ne disaient rien sur elle, ou plutôt dans leur insignifiance ils disaient qu'elle n'était rien (…) Ils étaient aimables mais distants. Ils dissertèrent sur la petite ceinture qui traversait les Buttes-Chaumont, s'étendirent sur les colloques qu'ils organisaient en tant que doctorants, ils faisaient tous les trois des thèses en sciences politiques. Ils évaluaient les hôtels qu'ils avaient trouvés, les bars des villes où ils séjournaient. 

L'autre sujet de prédilection qui se substituait à celui des migrants c'était l'urgence climatique, la COP 21. À tour de rôle, ils faisaient la liste des initiatives louables, ils mélangeaient les concepts. Julien parlait de Notre-Dame-des-Landes, quelle expérience incroyable ! il n'y avait pas été mais il connaissait des gens qui apportaient leur soutien, cela paraissait si intéressant, une expérience du vivre-ensemble. Entre un shot de vodka et un rhum arrangé, ils passaient d'un pessimisme noir (la fin du monde était proche) à un enthousiasme béat pour les énergies renouvelables (…) Ils répétaient des phrases glanées à la radio, des formules toutes faites lues dans les journaux, s'en gargarisaient, l’œil embué ; les regards se faisaient vagues. Ils devenaient tendres. Chacun déclarant à l'autre combien il l'appréciait, un sentimentalisme débordant qui très vite leur ferait un peu honte. Jeanne, qui n'était pas habituée à boire autant, était émue, elle était bercée par ce flot de paroles ineptes. Elle était heureuse d'être embrassée, flattée de toute cette sympathie, qu'elle imaginait être une communion des âmes.


Elle regarderait les livres des bouquinistes, les vieilles affiches de botanique, les anciennes unes de Paris Match, les passants pressés, en pensant qu'elle avait le temps. Puis, repue de paresse, elle cheminerait vers la place d'Italie, elle passerait par le Jardin des Plantes, hésiterait à visiter le musée d'Histoire naturelle. Elle regarderait les roses, le romarin, se promènerait au milieu des plates-bandes, se pencherait sur les petites pancartes où le nom des plantes était écrit en latin. En remontant la rue Censier, elle jetterait un coup d'œil rapide à l'université laide et triste. Sur l'avenue des Gobelins, elle examinerait le programme du Gaumont. Elle allait si peu au cinéma, les films changeaient si vite.


Jeanne était ivre, elle s'appuyait sur Félicité. Le groupe parlait de liberté, de l'abolition du travail, de la fin de toute forme de domination, et ils trinquèrent à plusieurs reprises. Mouss commentait, il aimait bien leur philosophie. Jeanne intervint peu. Félicité n'était pas d'accord, le travail cela structurait le temps, c'était impossible une vie sans travail, on finissait pas peser sur la société. Les autres tordaient la bouche, se retenaient de l'interrompre, ils détournèrent la tête.


Le personnel s'accrochait à la promesse tacite d'une pérennisation de poste, d'une promotion, d'un changement de service. Ils étaient tous déclassés, payés au lance-pierres, occupant des emplois ne correspondant ni à leur niveau d'études, ni à leur compétence. Ils le répétaient souvent, agitant leur bac plus quelque chose, récitant à haute voix leur curriculum vita. Enfin, cette injustice qui leur était faite serait réparée. Longtemps, Jeanne n'avait pas envisagé les choses ainsi. Elle avait souhaité se modeler sur ses collègues en se frottant à eux (…) Il n'y eut aucun remous lorsque David fut licencié pour faute grave. Il avait plaisanté avec un artiste qui portait un kilt, lui avait demandé si c'était bien vrai que les Écossais ne portaient pas de sous-vêtements sous le kilt, et si c'était le cas pour lui. Cela avait été demandé avec élégance, dans le contexte d'une longue discussion sur l'art. Sur le moment, l'artiste avait salué David en lui donnant une tape sur l'épaule, l'appelant « old fellow ». Rien ne laissait paraître qu'il avait été offensé, pourtant il s'empressa de se plaindre à la direction. David fut entendu, il se défendit, ne comprenait pas en quoi il avait manqué de respect. Il fut contraint de s'excuser auprès de l'artiste. L'artiste accepta les excuses mais l'affaire n'en resta pas là, David, qui était orgueilleux, fit une remarque à l'artiste alors que ce dernier passait devant lui. L'artiste le prit par le collet, David en colère le repoussa violemment, l'Ecossais heurta une colonne. Les pompiers furent appelés. L'artiste pouvait porter plainte contre David ou même contre la Tannerie. Il fut mis à pied et renvoyé (…) 

« Si on n'était pas une bande de lâches, on ferait grève par solidarité. Ils voulaient juste se débarrasser de lui car il est vieux » déclara Saïd.

Un grand silence se fit. Ling et Mouss demandèrent comment on faisait grève. Sylvia répondit que c'était compliqué et qu'ils risquaient de perdre leur travail.

Ils ne s'attardèrent pas, se hâtèrent de monter pour pointer…


Ils n'avaient pas le temps d'y penser, la journée finie, épuisés, ils buvaient, ils oubliaient. Jeanne rentrait tard, se sentait l'âme amollie ; dans le taxi elle regardait défiler les immeubles, comme le Pont-Neuf était beau, la statue d'Henri IV à cheval qui trônait, la Seine noire, calme et menaçante, la Samaritaine sur laquelle se reflétaient les lumières des réverbères, les immeubles blancs, la perspective parfaite, sinueuse, qui ressemblait à un décor de théâtre (…) Et à gauche la Conciergerie, le pont Saint-Michel, Notre-Dame, le pont Marie. Son cœur éclatait d'une sensualité nostalgique pour le pavé mouillé, pour les grisettes, pour ce Paris disparu mais que l'on sentait encore entre deux ruelles, lorsqu'on apercevait une cour où le lierre poussait, un ivrogne accoudé au comptoir, ou un chat se glissant le long d'une gouttière.


« La politique, cria-t-il, c'est nous. C'est la rue qui se lève, les pavés tachés de sang seront lavés par nos larmes (…) devenons de petits insectes sous de grands tilleuls, des insectes pleureurs, c'est l'émotion qui guide nos pas, regardons frémir les feuilles dans le vent, imprégnons-nous de la nature sauvage et douce, leur politique à eux est vile, ces petits hommes qui se croient grands, ils ne sont rien que des cadavres en putréfaction, devenons air et eau (…) »

Une sourde-muette accompagnée d'une interprète s'insurgeait, on les empêchait de parler leur langue, ils étaient brimés, pourquoi devaient-ils se laisser imposer la langue de la majorité ? (…) Les laboratoires se servaient d'eux comme de cobayes, au mépris de leur santé, de leur désir ! C'était une attitude de domination, la même que celle des colons ! Les sourds étaient avec Nuit debout, avec les antispécistes, les femmes, les LGBT, leur combat était similaire. À travers leur lutte c'était la lutte de la minorité contre la majorité, du faible contre le fort, guerre aux oppresseurs, paix entre opprimés !


Après les études de libraire, n'ayant pas trouvé de travail, elle avait décidé de passer les concours de l'enseignement, elle avait raté l'agrégation et le Capes de lettres la première année, la deuxième année elle avait réussi le Capes, elle était en année de stage. Elle vivait un enfer. Ne savait ou donner de la tête entre les cours à l'IUFM, la préparation des leçons, les inspections constantes. Ses élèves étaient difficiles, elle n'arrivait pas à tenir sa classe. On lui ferait sûrement redoubler son année de stage. Le collège où elle enseignait était à une heure et demie de chez elle en transports en commun. C'était un flot ininterrompu, une élève la persécutait, sa vie se délitait, son compagnon menaçait de la quitter car elle était obsédée. Jeanne regardait par la vitre, se demandait si Julien n'allait pas passer, ou Xavier. Elle s'observait dans le miroir un peu oxydé qui rendait ses traits flous, délicats, elle regardait ses boucles blondes qui entouraient son visage, son menton était devenu plus pointu, son cou semblait plus long et gracile, sa bouche avait pris des contours plus précis, plus dessinés, et ses cernes légèrement violets lui conféraient un air romantique. Elle aurait aimé écouter avec attention son ancienne amie, qu'elle avait connue si calme et souriante. Elle sentait bien qu’elle était devenue fragile, nerveuse, ses doigts maigres tripotaient le verre fébrilement.


Marianne et Jeanne avaient fait plus ample connaissance avec Jacques, l'homme qui avait parlé de pleurer en chœur à la première AG à laquelle elles avaient assisté. II devait avoir une soixantaine d'années, avait des cheveux gris, bouclés, une longue barbe. Il portait toujours le même pantalon en velours élimé, ses chaussures en cuir avaient dû être élégantes autrefois (…) Il avait de grands yeux intenses, comme possédés.

« Je suis un anarchiste-taoïste, ce qui est un pléonasme, on ne peut pas être un vrai taoïste si l'on n'est pas anarchiste et vice versa » leur avait-il déclaré en guise de présentation (…)

Jacques ne les laissait pas s'exprimer, il continuait son long monologue, jusqu'à ce que, leur ayant tout dit, il aille voir un autre groupe avec qui il recommençait sa litanie. Il y avait de longs débats sur la démocratie. On brûla des urnes et de faux bulletins de vote. 


Les conversations sérieuses se tarissaient, il y avait des blancs. Jeanne scrutait Julien qui conversait avec son ami de choses culturelles. Ils se donnaient des rendez-vous. Xavier essayait d'attirer l'attention de la fille rousse qui admirait le collier de Zoé. Sylvia commentait le vin qu'elle buvait sans qu'on lui prête attention. Marianne se leva, elle avait faim, elle entraîna Jeanne qui se laissa faire malgré son envie de rester avec Julien.


Ce qui l'étonnait le plus c'était que rien n'était jamais acquis, et que ce qui avait été démontré par des arguments probants pouvait en une phrase être déconstruit, comme si aucune vérité n'existait en soi, que chaque question devait être examinée sous tous les angles possibles. Elle se trouvait convaincue par une thèse et son opposé.


« Le malheureux Aristote doit se retourner dans sa tombe. Car le logos je ne vois pas trop où il est, les discours de Nuit debout se limitant à des borborygmes ; l'ethos : je veux bien, c'est cette fameuse bienveillance dont on nous rebat les oreilles, la victoire du politically correct ; le pathos : oui, ha ha, ça y'en a du pathos, de la grandiloquence à revendre, on éprouve en effet de la pitié pour ces piètres orateurs. »

Ils ne la regardaient pas, conversaient entre eux, comme si elle n'était pas là. Jeanne se sentait transparente, rejetée dans la foule des anonymes qu'ils dédaignaient.


Et les États-Unis : le Colorado, la Californie, Marianne avait toujours voulu les visiter, un grand road-trip, les canyons rouges, le soleil brûlant à bord d'une décapotable, avec un fichu dans les cheveux, les rues en pente de San Francisco, le paradis des hippies, et puis les plages de Santa Monica avec les rouleaux qui déferlaient sur la grève au petit matin…


Était-on fait d'une suite d’expériences ? ou bien pouvait-on se forger ? Elle eût aimé qu'un événement la révélât à elle-même. Elle se demanda si elle avait changé depuis son arrivée à Paris. Elle eut l'impression que non. Elle avait travaillé son aspect extérieur, s'habillait avec soin, choisissait ses mots, avait étudié sa physionomie dans le miroir. Mais cette recherche de soi, cette quête qui semblait si importante d'un moi profond, elle ne l'avait pas envisagée. Elle avait souvent l'impression de se dissoudre dans des sensations, d'être absorbée par son environnement sans en jouir complètement.


Le directeur se tenait près de la veuve, il était droit ; ses mâchoires serrées, son front plissé exprimaient une douleur retenue mêlée d'une colère abstraite.


Lila, dont le contrat devait être renouvelé pour la troisième fois, avait demandé une augmentation de cent euros, la directrice des ressources humaines lui avait rétorqué : « Nous n'avons pas le budget, mais de toute façon à quoi cela vous servirait-il ? à vous acheter des chaussures? » Lila avait tout de même signé un troisième contrat.

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