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jeudi 24 septembre 2020

"Gertrud, de Carl Theodor Dreyer" de Fabrice Revault d’Allonnes (1988)

Il va enregistrer le hiatus entre paroles et actes, sujet déclaré de ce film. Entendez ces hommes qui en une phrase presque convenue qu’ils savent irréalisable, proposent chacun à Gertrud de partir avec eux, alors même que leurs carrières sont au cœur de leurs vies […] Voyez cette femme, pour qui l’amour est tout (« Amor omnia », fera-t-elle graver sur sa tombe), rompre avec chacun de ceux qui l’aiment, même mal, tirant un trait sur l’amour des hommes.

(…) le caractère « cellulaire et clinique », « terrifiant, monstrueux » de ce blanc dreyérien…

(…) sujet classique s’il en fut : drame de la passion, volontairement traité comme une tragédie à l’antique. Dreyer le déclare : « Je ne suis toujours plus approché de la tragédie ». Dreyer l’affiche : les « grecques » sur la cape de Gertrud, les statues du parc, un livre sur Racine…

« Là où manque la parole commence la musique », déclare Dreyer, citant Heine. Là où s’arrête Ordet, tout au bout de la parole, commence Gertrud.

Tout le cinéma dreyérien, fût-il muet, est tendu vers l’écoute. C’est le long plan rapproché « scrutant les âmes » ; c’est aussi bien, avec le parlant, le temps laissé aux mots de « nager dans l’atmosphère », « de rentrer dans le spectateur », comme le dira Dreyer en une métaphore qui renvoie certes au théâtre mais encore à la musique, au chant. Un cinéma attentif à la moindre modulation des visages et des voix : un cinéma musical…

Dreyer l’a voulu, qui fait se succéder Kanning, Jansson, Lidman, puis de nouveau en sens inverse. Symétrie d’autant plus marquée qu’à chaque homme correspond un décor spécifique, qui revient donc à l’image avec lui : la maison pour Kanning, le parc pour Jansson, l’Université et ses salons pour Lidman.

Mais surtout, cette scène [la réception] doit faire mal au spectateur comme elle fait souffrir Gertrud, qui ne peut supporter qu’on honore en Lidman un héraut de la passion, chantre d’un « amour sans limite ». Hypocrisie de la scène sociale. Pour Gertrud, Lidman et cet être autrefois aimé qui osa faire passer « le travail » de l’homme » avant « l’amour de la femme ».

Le générique se déroule sur un quatuor, composé pour le film par Jorgen Jersild. Un quatuor : Gertrud tout entier en est un, la voix féminine échappant sans cesse aux trois modulations masculines.

Dreyer […] est aussi derrière Lidman, un créateur comme lui, lorsque celui-ci énonce qu’il existe deux choses primordiales : l’amour et la pensée, la quête sans concession de la vérité.

(…) un plan singulièrement appuyé […] sur l’affiche de cet Opéra, où l’on donne… Fidelio […] : se dire qu’il y a là un évident clin d’œil autour de l’idée de fidélité ; évitant de plus une affiche du type Tosca ou Traviata, qui renverrait de façon trop explicite à la figure de Gertrud, au thème du film.

Dès lors, le hiatus est partout.
Entre l’homme et la femme : Gertrud est un drame de la sexualité.
Entre l’amour profane et l’amour sacré : Gertrud est un drame, religieux, de la passion (un Mystère).
Entre la parole et l’écoute : Gertrud est un drame de la communication.
Mais le hiatus ne gît pas seulement entre les êtres ; encore gît-il au cœur même de l’être […] Gertrud, le désir d’être aimée précisément comme personne au monde ne peut l’être.

« Comment être un personnage du vrai choix sans être intolérant »

« Voilà une femme qui est toujours à la limite de l’irrespirable, toujours prête à expirer ; d’où cette sensation permanente devant le film, de suffocation, d’oppression, comme on le dit quand le souffle manque, quand il y a angoisse. C’est en fait dans l’irrespirable que Gertrud veut se situer. Elle est là pour le « sublimal ». Elle campe sur l’Everest, tandis que les autres, les hommes, restent en bas, ne pensant qu’à pique-niquer, qu’à bien manger ! » (Jean Douchet)

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