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mercredi 10 avril 2019

« Trois prières » d’Olivier Clément (1996)


« Seigneur et maître de ma vie, éloigne de moi l’esprit de paresse, d’abattement, de domination, de vaines paroles… » 
Cette prière, due à saint Ephrem le Syrien (306-373), ponctue les offices de Carême. On la répète trois fois, eu faisant trois grandes « métanies » qui sont des prosternations front contre terre. 

La paresse signifie l’oubli, dont les ascètes disent qu’il est le « géant du péché ». L’oubli, c’est-à-dire l’incapacité à s’étonner et à s’émerveiller, à voir. Le non-éveil, une espèce de somnambulisme, celui de l’agitation comme celui de l’inertie. (…) Ne plus savoir que l’autre existe aussi intérieurement que moi-même, ne jamais s’arrêter pour rien, dans le saisissement d’une musique ou d’une rose, ne plus rendre grâce -puisque tout m’est dû. Ignorer que tout s’enracine dans le mystère et que le mystère m’habite. Oublier Dieu et la création de Dieu. 

Cette «paresse», cette anesthésie de tout l’être, insensibilité, fermeture du cœur profond, exaspération du sexe et de l’intellect, conduit à «l’abattement», à ce que les ascètes nomment « l’acédie » - dégoût de vivre, désespérance. A quoi bon rien ? fascination du suicide, universelle dérision. Je suis revenu de tout, tout m’est égal, me voici cynique ou engourdi : très vieux, et sans esprit d’enfance. 
On peut aussi prendre ses jambes à son cou, fuir dans l’esprit de « domination » et celui des « vaines paroles ». On a besoin d’esclaves et d’ennemis, on les invente, on peut même les sacraliser comme l’a montré René Girard. Dominer, c’est se sentir dieu, avoir des ennemis, c’est les rendre responsables de son angoisse. 
En rappelant qu’il faut rendre à Dieu et à César ce qui est à César, le Christ a exorcisé la sacralité de la domination. 
(…) Et l’église même : combien contaminée par l’esprit de domination ? 
Quant aux « vaines paroles », - l’expression est évangélique -, elles désignent tout exercice de la pensée et de l’imagination qui se retranche du silence, de l’émerveillement et de l’angoisse d’être, du mystère. Elles concernent toute approche de l’homme qui prétend l’expliquer, le réduire, en ignorant en lui l’inexplicable et l’irréductible. Toute approche de la création qui méprise ses rythmes et sa beauté. Saisie et non saisissement. 

Nous sommes dans une civilisation de « vaines paroles «, de vaines images, où les besoins, hypertrophiés, piratent le désir, où l’argent pétrit les rêves, où la publicité devient l’inverse de L’ASCESE, CETTE REDUCTION VOLONTAIRE DES BESOINS POUR LE PARTAGE ET LA LIBÉRATION DU DESIR.

Je me suis suffisamment déçu pour ne plus l’être par quiconque.

Alors, bénir. Tenter de devenir non pas un être de possession -qui possède et qui est possédé-, mais un être de bénéfaction. Réciprocité sans limites de la bénédiction : bénir Dieu qui nous bénit, tout bénir dans sa lumière, sans oublier que la bénédiction, pour ne pas devenir « vaines paroles », doit se faire « bénéfaction ».

« Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi. »
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
De sorte que, désormais, entre notre souffrance et le néant, entre notre révolte, notre désespoir, notre agonie et le néant, le Dieu incarné et crucifié s’interpose et ressuscitant, nous ouvre d’étranges issues de lumière.

« Il n’y a pas d’autre vertu que de ne pas mépriser », disait un Père du désert.

… il n’y a pas de règles séparant le pur et l’impur. Notre vie quotidienne se meut entre le Kiddousch haschem, la « sanctification du Nom » et le Hilloul haschem, la « profanation du Nom », et la frontière est sans cesse en mouvement, elle passe par notre cœur, par la bouche disant ce qui vient du cœur, par le regard (…) Personne n’est définitivement « bon » ou « mauvais ». »

L’invocation du Nom : la prière de ceux qui n’ont pas le temps de prier.

J’ai eu le privilège de rencontrer et d’écouter Andrei Tarkovski (…) Il disait qu’aujourd’hui, le risque, c’est que les hommes cessent de poser la question. Et que lui s’était consacré à les réveiller, à leur faire comprendre que l’homme est question (…)
Pourquoi les Eglises n’ont- elles pu accueillir un Nietzsche, un Artaud, un Khalil Gibran, un Kazantzákis ? Le temps n’est-il pas venu où l’Eglise devrait offrir un lieu à ceux qui posent la question ?

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