Nombre total de pages vues

vendredi 31 août 2018

« Je vois Satan tomber comme l’éclair » de René Girard (1999)


Sur quoi exactement l’imitation de Jésus-Christ doit-elle porter ? Ce ne peut pas être sur ses façons d’être ou ses habitudes personnelles : il n’est jamais question de cela dans les Évangiles. Jésus ne propose pas non plus une règle de vie ascétique au sens de Thomas à Kempis et de sa célèbre « Imitation de Jésus Christ », si admirable que soit cet ouvrage. Ce que Jésus nous invite à imiter c’est son propre désir, c’est l’élan qui le dirige lui, Jésus, vers le but qu’il s’est figé : ressembler le plus possible à Dieu le Père […] Contrairement à ce que nous prétendons nous-mêmes, il ne prétend pas « être lui-même », il ne se flatte pas de « n’obéir qu’à son propre désir ». Son but est de devenir l’image parfaite de Dieu. Il consacre donc toutes ses forces à imiter ce Père. En nous invitant à l’imiter lui, il nous invite à imiter sa propre imitation.

Pourquoi Jésus regarde-t-il le Père et lui-même comme les meilleurs modèles pour tous les hommes ? Parce que ni le Père ni le Fils ne désirent avidement, égoïstement. Dieu « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons ». Il donne aux hommes sans compter, sans marquer entre eux la moindre différence. […] Si nous imitons le désintéressement divin, jamais le piège des rivalités intrinsèques ne se refermera sur nous.

Plus nous sommes « orgueilleux » et « égoïstes », plus nous nous asservissons aux modèles qui nous écrasent. 

[…] les hommes […] n’ont pas de désir propre. Le propre du désir est de ne pas être propre. 
Le désir mimétique nous fait échapper à l’animalité. Il est responsable en nous du meilleur comme du pire, de ce qui nous abaisse au-dessous de l’animal aussi bien que ce qui nous élève au-dessus de lui. Nos discordes interminables sont la rançon de notre liberté.

Le mot « catharsis » désigne d’abord la « purification » que procure le sang répandu dans les sacrifices rituels. 

Les victimes qui suscitent le plus de terreur dans la première phase suscitent le plus de soulagement et d’harmonie dans la seconde.

Lorsque Jésus lance sa phrase, la première pierre est le dernier obstacle qui s’oppose à la lapidation. En attirant l’attention sur elle, en la mentionnant expressément, Jésus fait ce qu’il peut pour renforcer cet obstacle, pour le magnifier.
Plus ceux qui songent à jeter la première pierre se rendent compte de la responsabilité qu’ils assumeraient en la jetant, plus il y a de chances pour qu’elle leur tombe des mains.

La Loi prévoit la lapidation pour des délits bien déterminés et, parce qu’elle redoute les fausses dénonciations, pour les rendre plus difficiles, elle oblige les délateurs qui doivent être deux au minimum, à jeter eux-mêmes les deux premières pierres.
Jésus transcende la loi mais dans le sens même de la loi, en s’appuyant sur ce que la prescription légale comporte de plus humain, de plus étranger au mimétisme de la violence, l’obligation faite aux deux premiers accusateurs de jeter les deux premières pierres.
La Loi prive les délateurs de modèles mimétiques. 
[…] Jésus s’est penché pour éluder le regard de ces hommes aux yeux injectés de sang. 
Si Jésus leur renvoyait leurs regards, ces hommes surexcités ne verraient pas son regard à lui tel que réellement il est, ils le transformeraient en un miroir de leur propre colère : c’est leur propre défi, c’est leur provocation qu’ils liraient dans le regard de Jésus, si paisible soit-il en réalité, et ils se sentiraient provoqués en retour.

Pour désigner cette violence soudaine, convulsive, ce pur phénomène de foule, la langue française n’a pas de terme propre. Le mot qui nous monte aux lèvres est un américanisme, lynchage.

… le genre d’hommes qu’Athènes et les grandes cités grecques nourrissaient à leurs frais pour faire d’eux, le moment venu, des pharmakoï, c’est-à-dire pour les assassiner collectivement […] lors des Thargélies et autres fêtes dionysiaques. Avant de lapider ces pauvres hères, on leur fouettait parfois le sexe […]. Pour ne pas susciter de représailles, on choisissait des nullités sociales, des sans-abris…

La fondation de la culture caïnite est cette première loi contre le meurtre : chaque fois qu’un nouveau meurtre se produira, on immolera sept victimes en l’honneur de la victime originelle, Abel. Plus encore que le caractère écrasant de la rétribution, c’est la nature rituelle de la septuple immolation qui rétablit la paix, c’est son enracinement dans l’accalmie suscitée par le meurtre originel.  

[…] à la vengeance obligatoire se substitue le pardon, seul capable d’arrêter une fois pour toutes la spirale des représailles…

[…] l’originalité extraordinaire des psaumes, les plus anciens textes dans l’histoire humaine, peut-être, à donner la parole aux victimes plutôt qu’à leurs persécuteurs. 

Contrairement à ce qui se passe dans les mythes d’ailleurs, ce n’est pas la foule unanime des persécuteurs qui voit en Jésus le Fils de Dieu et Dieu lui-même, c’est une minorité contestataire, un petit groupe de dissidents qui se détache de la communauté et détruit son unanimité. 

En privant le mécanisme victimaire des ténèbres dont il doit s’entourer pour gouverner toutes choses, la Croix bouleverse le monde. Sa lumière prive Satan de son pouvoir principal, celui d’expulser Satan.
[…] Comprendre ceci c’est comprendre pourquoi Paul voit dans la croix la source de tout savoir sur le monde et sur les hommes aussi bien que sur Dieu. Lorsque Paul affirme ne rien vouloir connaître en dehors du Christ crucifié, il ne fait pas de « l’anti-intellectualisme ». Ce n'est pas un mépris pour la connaissance qui s'affiche. Il croit très littéralement qu'il n'y a pas de savoir supérieur à celui du Christ crucifié. Si on se met à cette école-là on en saura plus à la fois sur les hommes et sur Dieu que si l'on s'adresse à toute autre source de savoir.

« Si les princes de ce monde avaient connu [la sagesse de Dieu] ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de la gloire. » (Paul, 1 Co 2,8)

… Le Nouveau Testament […] dispose d’une expression égale et supérieur à « bouc émissaire » et c’est « agneau de Dieu ». Elle élimine les attributs négatifs et antipathiques du bouc. Elle correspond mieux de ce fait à l’idée de victime innocente injustement sacrifiée.

Notre société est la plus préoccupée de victimes qui fût jamais. Même s’il n’est qu’une vaste comédie, le phénomène est sans précédent. Aucune période historique, aucune société connue de nous, n’a jamais parlé des victimes comme nous le faisons.
[…] Dans ce qu’on appelle aujourd’hui les « droits de l’hommes », l’essentiel est une compréhension du fait que tout individu ou tout groupe d’individus peut devenir le « bouc émissaire » de sa propre communauté. Mettre l’accent sur les droits de l’homme c’est s’efforcer de prévenir et de contrôler les emballements mimétiques incontrôlables. 
[…]
C’est là que tout commence, semble-t-il, avec l’hôtel-Dieu, cette dépendance de l’Église qui devient vite l’hôpital. L’hôpital accueille tous les éclopés, tous les malades, sans distinction d’appartenance sociale, territoriale ou même religieuse. Inventer l’hôpital, c’est dissocier pour la première fois la notion de victime de toute appartenance concrète, c’est inventer la notion moderne de victime. 

« Dionysos contre le crucifié » : la voici bien, l’opposition. Ce n’est pas une différence quant au martyre – mais celui-ci a un sens différent. La vie même, son éternelle fécondité, son éternel retour, détermine le tourment, la destruction, la volonté d’anéantir. Dans l‘autre cas, la souffrance, le « crucifié » en tant qu’il est l’« innocent », sert d’argument contre cette vie, de formule de sa condamnation. »
(Nietzsche, « Fragments posthumes », 1888-1889)

Ce n’est pas par hasard, je pense, que la découverte explicite par Nietzsche de ce que Dionysos et le Crucifié ont en commun, et de ce qui les sépare, précède de si peu son effondrement définitif. Les dévots nietzschéens s’efforcent de priver cette démence de toute signification. On comprend parfaitement pourquoi. Le non-sens de la folie joue dans leur pensée le rôle protecteur que la folie elle-même joue pour Nietzsche. 

Depuis la première Renaissance, le païen jouit auprès de nos intellectuels d’une réputation de transparence, de santé et de salubrité que rien ne peut ébranler. Il est toujours favorablement opposé à tout ce que le judaïsme et le christianisme comporteraient, au contraire, de « malsain ». 
Jusqu’au nazisme compris, le judaïsme était la victime préférentielle de ce système de bouc émissaire. Le christianisme ne venait qu’en second lieu. Depuis l’holocauste, en revanche, on n’ose plus s’en prendre au judaïsme et le christianisme est promu au rôle de bouc émissaire numéro un. Tout le monde s’extasie sur le caractère sacré, sainement sportif de la civilisation grecque, face à l’atmosphère renfermée, soupçonneuse, maussade, répressive de l’univers judaïque et chrétien.

La tentative pour faire oublier aux hommes le souci des victimes, celle de Nietzsche et de Hitler, s’est soldée par une faillite qui semble définitive, au moins pour l’instant.
[…] les puissances et les principautés se veulent « révolutionnaires » désormais et reprochent au christianisme de ne pas défendre les victimes avec assez d’ardeur. Dans le passé chrétien elles ne voient que persécutions, oppressions, inquisitions […]. Satan dans notre monde emprunte le langage des victimes. Satan imite de mieux en mieux le Christ et prétend le dépasser.

Le mauvais usage de la liberté contredit, bien entendu, les aspirations de Jésus pour l’humanité. Mais si Dieu ne respectait pas la liberté des hommes, s’il s’imposait à eux par la force ou même par le prestige, par la contagion mimétique en somme, il ne se distinguerait pas de Satan.

A la différence de tous les autres phénomènes, qui ont pour propriété fondamentale d’apparaître (le mot « phénomène » vient de « phainesthai » : briller, apparaître), le mécanisme victimaire disparaît nécessairement derrière les significations mythiques qu’il engendre. 

La naissance du christianisme est une victoire du Paraclet sur son vis-à-vis, Satan, dont le nom signifie originairement l’accusateur devant un tribunal, celui qui est chargé de prouver la culpabilité des prévenus. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire