(…) il m’apprit le véritable cri ou le mot maçonnique des âniers : « Prout » !
Quant à moi, je voyage non pour aller quelque part, mais pour marcher. Je voyage pour le plaisir de voyager. L’important est de bouger, d’éprouver de plus près les nécessités et les embarras de la vie, de quitter le lit douillet de la civilisation, de sentir sous mes pieds le granit terrestre et les silex épars avec leurs coupants. Hélas ! tandis que nous avançons dans l’existence et sommes plus préoccupés de nos petits égoïsmes, même un jour de congé est une chose qui requiert de la peine. Toutefois un ballot à maintenir sur un bât contre un coup de vent venu du nord glacial n’est point une activité de qualité, mais elle n’en contribue pas moins à occuper et à former le caractère. Et lorsque le présent montre tant d’exigences, qui peut se soucier du futur ?
La nuit est un temps de mortelle monotonie sous un toit ; en plein air, par contre, elle s’écoule, légère parmi les astres et la rosée et les parfums. Les heures y sont marquées par les changements sur le visage de la nature. Ce qui ressemble à une mort momentanée aux gens qu’étouffent murs et rideaux n’est qu’un sommeil sans pesanteur et vivant pour qui dort en plein champ.
(…) dans ma vaste chambre l’air se renouvelait la nuit entière (…) Le monde extérieur de qui nous nous défendons dans nos demeures semblait somme toute un endroit délicieusement habitable. Chaque nuit, un lit y était préparé, eût-on dit, pour attendre l’homme dans les champs où Dieu tient maison ouverte.
Bientôt, une large bande orange, nuancée d’or, enveloppa mon âme devant cette graduelle et aimable venue du jour. J’entendis le ruisselet avec plaisir. Je cherchai autour de moi quelque chose de beau et d’imprévu. Mais les pins sombres immobiles, la clairière déserte, l’ânesse qui broutait restèrent sans métamorphose. Rien n’était changé sinon la lumière et, en vérité, elle épandait tout un flot de vie et de paix animée et me plongeait dans une étrange jubilation.
Non seulement la vie était rendue intolérable en Languedoc, mais la fuite y était rigoureusement interdite. Un certain Massip, un muletier bien renseigné sur la topographie et les sentiers de la montagne, avait déjà mené plusieurs convois de fugitifs en sécurité à Genève.
Alors, en un endroit où se groupaient plusieurs châtaigniers droits et florissants qui formaient îlot sur une terrasse, je fis ma toilette dans l’eau du Tarn. Elle était merveilleusement pure, froide à donner le frisson. Les bulles de savon s’évanouissaient comme par enchantement, dans le courant rapide et les roches rondes toutes blanches y offraient un modèle de propreté. Me baigner dans une des rivières de Dieu en plein air me paraît une sorte de cérémonie intime où l’acte d’un culte demi-païen.
Quelques pas plus loin, je fus rejoint par un vieillard en bonnet de coton sombre, aux yeux clairs, au teint hâlé, au léger sourire émouvant. Une petite fille le suivait, conduisant deux brebis et un bouc, mais qui resta dans notre sillage, tandis que le bonhomme marchait à mon côté (…)
- Connaissez-vous le Seigneur ? me dit enfin le brave homme.
Je lui demandai de quel seigneur il voulait parler. Mais il répéta seulement sa question avec plus d’emphase et, dans les yeux, un regard significatif d’espoir et d’intérêt.
- Ah ! fis-je, pointant un doigt vers le ciel, je vous comprends maintenant. Oui, oui, je le connais. C’est la meilleure de mes connaissances.
Le vieillard m’assura qu’il en était heureux. « Tenez, ajouta-t-il, frappant sa poitrine, cela me fait du bien là. Il y en a peu qui connaissent le Seigneur dans ces vallées. »
(…) Sa manière d’agir me toucha profondément et, maintenant encore, son souvenir m’émeut. Il craignait d’être importun, mais il ne quittait pas volontiers ma compagnie une minute et il semblait ne jamais se lasser de me serrer les mains.
(…) on peut bien fouler une religion sous les rudes sabots des chevaux pendant un siècle et ne la laisser que plus vivante après cette épreuve. L’Irlande est toujours catholique ; les Cévennes sont toujours protestantes. Une pleine corbeillée de lois et de décrets, on plus que les sabots et gueules des canons d’un régiment de cavalerie ne peuvent modifier d’un iota la liberté de penser d’un laboureur. D’apparence, les gens de la campagne n’ont pas beaucoup d’idées, mais telles qu’ils les ont, elles sont hardiment implantées et prospèrent d’une façon florissante par la persécution (…) Il est catholique, protestant ou Frère de Plymouth, dans le même sens irrévocable qu’un homme n’est pas une femme ou une femme n’est pas une homme.
On s’étonne seulement que ces gens-là ne furent pas plus souvent pris par surprise, car cette légion de Cassagnas (…) bivouaquait sans postes de sentinelles, laissant ce soin aux anges du Dieu pour lequel elle combattait (…) Un traître n’avait besoin de nulle recommandation pour s’insinuer dans leurs rangs ; il lui suffisait de « savoir chanter des psaumes ».
(…) pendant octobre et novembre 1703 quatre cent soixante villages et hameaux furent par le feu et le feu complètement anéantis.
Pendant douze jours, nous avions été d’inséparables compagnons ; nous avions parcouru sur les hauteurs plus de cent vingt kilomètres, traversé plusieurs chaînes de montagnes considérables, fait ensemble note petit bonhomme de chemin avec nos six jambes par plus d’une route rocailleuse et plus d’une piste marécageuse (…) Le père Adam pleura quand il me la vendit. Quand je l’eus vendue à mon tour, je fus tenté de faire de même. Et comme je me trouvais seul avec le conducteur du coche et quatre ou cinq braves jeunes gens, je n’hésitai pas à céder à mon émotion.
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Présentation de Gilles Lapouge
(…) un autre écrivain anglais, le bon Laurence Sterne qui, un siècle plus tôt, eut maille à partir lui aussi, avec un âne (…) qui refusait de bouger car il s’employait à grignoter des feuilles de navet et de chou (…) A la rigueur, Sterne pourrait se mettre en courroux contre d’autres animaux, les chats ou les chiens, mais un âne, comment le battre alors qu’avec ses grands beaux yeux désolés il vous regarde, l’air de dire : « Ne me frappe pas ; si tu veux pourtant le faire, cela t’est permis… »
Stevenson n’a pas de ces délicatesses : il hurle et gronde, quitte ensuite à battre sa coulpe, un peu comme ces personnages de Dostoïevski qui passent leur temps à se prosterner aux pieds de leurs victimes et à réclamer leur bénédiction.
(…) l’âne a le double avantage de son extrême lenteur et de son entêtement qui, sans arrêt, déporte l’itinéraire programmé vers des lieux imprévus, sans souci de cohérence, de performance ou d’érudition.
Il est de surcroît très sociable : dès qu’il aperçoit un autre âne, il va lui dire bonjour pour établir un petit commerce. Il présente par conséquent un des traits qu’Ernst Jünger relève chez les vrais aventuriers : partout à l’aise, il entre en complicité avec n’importe quel étranger. Il ne chemine point. Il dérive.
Stevenson a fait le calcul : un parcours qui eût demandé une heure et demie à un homme seul, Modestine l’accomplira en quatre heures.
La leçon de Modestine ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Stevenson (…) explique l’infériorité du chemin de fer sur la charrette et que la lenteur fait le succès d’un vrai voyage (…) Oui, rien ne vaut la marche à pied qui permet de « s’incorporer de plus en plus au paysage matériel », de devenir ce paysage…
(…) l’avion a créé un nouveau mode de déplacement, le voyage immobile, le néant de voyage.
(…) l’ennui est l’un des ingrédients les plus précieux de tout voyage.
Ainsi ce livre nous présente-t-il avec clarté les deux grandes manières de voyager : d’un côté, l’exotisme traditionnel (…) dont l’ambition est de résoudre l’autre au même, d’éclairer et donc d’abolir l’inconnu, de faire du proche avec le lointain, du familier avec le saugrenu (…) Misérables voyages que ces cours d’université et ils vont au rebours de leur ambition : s’ils gagnent en vérité, ils ruinent ce qui fait l’être même de l’étranger : sa résistance à nos familiarités.
Modestine, elle, illustre la deuxième manière de voyager. Pénétrée de l’idée que l’exotisme commence à l’incompréhensible…
De même que Modestine suit systématiquement la plus mauvaise route, celle qui mène à l’envers du but, Stevenson préconise la saison la moins favorable au voyage : il entend aborder un pays sous son plus mauvais jour (…) il fallait de l’audace pour explorer l’une des régions les plus sauvages et les plus froides de la France au début même de l’hiver (…)
Stevenson frémit à la pensée que ces montagnes du Gévaudan sont sur le pint de rentrer dans la civilisation, grâce au prochain chemin de fer : « Une année ou deux encore et ce sera un autre monde. Le désert est assiégé. »
L’âne est détaché du temps, de l’histoire quand le cheval est un produit du temps. Le cheval évolue avec les siècles : cheval de labour, cheval de guerre, cheval de cirque, cheval de manège, cheval de randonnée, cheval pommelé ou alezan (…) L’âne est un être platonicien, à lui-même semblable en tous temps, en tous lieux.
L’ânesse ne fait pas le détail : le temps, elle ne connaît pas, voilà tout.
(…) par son dégoût des grandes routes qui conduisent au villes ou bourgades. Elle a remarqué que les rassemblements d’hommes rassemblent aussi des pendules (…) Comme on s’éloigne des métropoles, on s’enfonce dans une durée d’une autre tessiture (…)
Sur ce chapitre, Stevenson donne quitus à Modestine. Il se soumet à ses préceptes. S’il a fort voulu quitter la grande ville, c’est d’abord en vue de quitter la civilisation de l’horloge qui fait injure à la création (…)
Pas de pendule dans le Paradis terrestre : « C’est un peu comme si le règne millénaire du Messie était arrivé à son terme, quand nous jetterons nos montres et nos pendules par-dessus le toit de nos maisons et quand nous oublierons le temps et les saisons. »
(…) les ânes (…) sont généralement de culture catholique car ils conservent, à travers les brouillards de leur parcours terrestre, le souvenir étincelant de la Sainte Vierge à laquelle ils ont donné un bon coup de main, dans la crèche, au moment de la naissance du Christ. La crèche fut le jour de gloire des ânes (plus encore que l’entrée du Christ à Jérusalem) et elle s’est imprimée de manière indélébile dans leur mémoire…
Le voyage dans les Cévennes s’achève après treize jours…
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