(…) notre moi profond est là et survivra au dernier voyage, à la traversée des eaux chaotiques de la mort. Alors notre visage d’éternité se révélera et brillera de toute sa splendeur. Dans le monde présent, nous ne pouvons qu’en pressentir les contours comme sur un négatif photographique.
L’amitié est la nourriture qui permet de survivre longtemps dans un désert spirituel.
Je découvris que dans l’ouverture et l’abandon, je laissais à cet Autre la possibilité de se manifester à moi et de me témoigner qu’Il existait.
J’étais prête à tout donner et j’étais habitée par une confiance illimitée dans ce Dieu que je commençais à connaître, mais je manquais totalement de discernement. Je mélangeais tout. Je mettais le Christ sur le même plan qu’un gourou tel que Swami Vivekananda ou que le « Don Juan » de Castaneda…
Je venais de quitter Auroreville et pour moi, la question des religions ne se posait plus ; c’était un stade dépassé. Je voulais contribuer à promouvoir l’unité du genre humain. A mes yeux, les couvents étaient les vestiges d’une époque révolue (…) Je regardais les sœurs avec une certaine condescendance : j’avais atteint un niveau spirituel plus élevé qu’elles, je faisais partie de l’élite spirituelle, au-delà de toutes les religions. Elles étaient loin derrière moi.
Peut-être serait-il préférable que je reste avec elle puisqu’elle est malade ? Toutes les expériences spirituelles des derniers mois n’ont pas fait de moi une personne plus attentionnée et plus charitable, c’est même plutôt le contraire, je suis assez enfermée dans mon ego.
Tout ce qui avait trait à Jésus était comme tabou. Une fois, je me risquai à dire que Jésus était tout de même un grand maître spirituel et sûrement une manifestation du divin. Mais Simone me répondit assez sèchement : « Oui, mais tout cela est dépassé, cela fait déjà deux mille ans. » Jésus n’était plus d’actualité.
J’aurais eu besoin d’une tout autre sagesse pour ne pas me laisser emporter à tout vent : la pureté du cœur, l’humilité, la fidélité, la probité, la maîtrise de soi, la modération, la sagesse, le courage… Bref, tout ce qu’on appelle vertus. Mais mes efforts ne portaient pas sur l’acquisition de ces qualités, qui paraissaient d’ailleurs bien ternes à côté de tout ce que promettaient la magie et la mystique.
On peut se demander pourquoi je n’ai pas pensé prendre contact avec une Église ou me rapprocher des chrétiens. Ce que je cherchais était un style de vie alternatif, simple, en harmonie avec la nature et orienté vers la recherche spirituelle. L’Église pour moi était à l’opposé de tout cela. C’était un monde bourgeois, replié sur lui-même, poussiéreux et stérile, comme dans les scènes religieuses des films d’Ingmar Bergman.
La langue de l’Église était en elle-même un obstacle. Les cantiques suédois ne traduisaient pas mon expérience intérieure. Quand je les entendais, j’avais l’impression d’être dans une fête de village ou dans un club de retraités. Si j’avais connu la beauté des mélodies grégoriennes, toutes centrées sur la parole de Dieu, ou la liturgie orthodoxe, cela m’aurait touchée (…)
Le souvenir des sœurs de Mère Teresa de Calcutta aurait pu m’aider à comprendre que l’Église ne se laisse pas enfermer dans une forme culturelle ou une époque données, elle dépasse infiniment toutes les limites humaines (…) J’aurais découvert qu’il existe une vertu cachée, un dévouement, un renoncement qui ne se voient pas toujours à l’œil nu. Mais il y avait en moi beaucoup d’orgueil. Je savais tout mieux que tout le monde.
Ma paix intérieure n’allait pas durer longtemps, affirmait-il. Oui, l’univers était parcouru par toutes sortes de forces, il s’était lui-même adonné à « la perception extra-sensorielle », à la clairvoyance et à d’autres pratiques occultes, mais tout cela ne menait qu’à la confusion et à l’amertume. Il avait aussi professé l’athéisme et essayé de chercher la vérité en ne comptant que sur ses propres forces, mais cela ne l’avait mené qu’au néant.
Je répétais chaque jour, aussi souvent que je le pouvais, le mantra que j’avais reçue. Un mantra n’est pas un terme neutre, il met en mouvement des forces supranaturelles. Je commençais à faire des expériences qui semblaient attester que j’avançais dans mon développement spirituel. Cela faisait penser aux voyages extracorporels et aux états de conscience nouveaux, au-delà des limites du moi, décrits par Castaneda (…) Il m’arrivait en plein sommeil d’avoir une conscience claire et lucide du monde qui m’entourait. J’évoluais vraiment dedans, je pouvais me mouvoir, toucher les objets, marcher, ouvrir des portes. Etait-ce seulement un rêve ? Je ne le savais et ne le sais toujours pas. Je n’ai jamais vécu d’expériences semblables ni avant ni par la suite. Parfois, je m’envolais. Je planais au-dessus d’une ville morte, de sphinx de pierre géants, cela ressemblait à l’Egypte ancienne. C’était un monde glacial et effrayant, mort ; pourtant, cela me fascinait. Je pensais que j’étais vraiment arrivée loin. Je pratiquais ce genre d’exercices depuis un certain temps, lorsqu’une nuit, je fus réveillée par la présence de quelqu’un qui se tenait à côté de mon lit, une entité étrangère, un être obscur et très effrayant. J’avais l’impression que la mort elle-même était là dans ma chambre. j’étais glacée, terrifiée. Je me mis spontanément à prier : « Seigneur Jésus Christ, Fils du Dieu vivant, prends pitié de moi, pécheur. » Je répétais et répétais ces mots, et l’entité disparut. Je pus me rendormir. Après cet évènement, il ne me venait pas un instant à l’esprit de remercier le Seigneur qui était venu à mon aide (…)
J’avais atteint un niveau supérieur et les personnes que je rencontrais restaient loin derrière moi, dans une conscience du monde très inférieure.
Je voulais prendre mes distances avec la doctrine de Sri Aurobindo. Mais j’avais déjà décidé de passer l’été en Scanie (…) Avant de partir pour l’Allemagne, nous eûmes plusieurs réunions pour préparer une présentation de notre groupe suédois. Un jour, nous étions réunis pour écrire quelque chose ensemble, quand tout un coup un silence pesant s’abattit sur nous. Nous n’avions rien à dire, nous n’étions que des gens ordinaires, nous étions loin de réaliser notre idéal (…) Je demandais alors naïvement si nous ne pouvions pas tout simplement être nous-mêmes. « Nous-mêmes ? coupa Franz, avec mépris. C’est sans intérêt ! » (…) Nous aspirions à « l’unité universelle », alors que l’unité entre nous était loin d’être parfaite (…) Nous n’avions que des grands mots à la bouche, nous parlions de l’amour divin et je me sentais de plus en plus vide et sans vie à l’intérieur de moi.
Ma voisine Kerstin fut pour moi cette messagère de la vérité qui m’obligea à quitter Sri Aurobindo et le yoga intégral. Au cours de l’automne qui suivit notre voyage, je déposai un de mes poèmes dans sa boîte aux lettre en lui demandant ce qu’elle en pensait. Si j’ai bonne mémoire, c’était un poème assez confus dans lequel j’exprimais les questions qui m’habitaient : Qui suis-je ? Qu’est-ce que l’être humain ? Qu’est-ce qu’être femme ? (…) J’attendais de sa part des encouragements et de la reconnaissance. Mais cette fois-ci, c’en était trop ! Kerstin avait perdu patience. Elle me répondit que mon poème était nul dans la forme comme sur le fond et me pria de ne plus la déranger avec mes textes, bons pour la poubelle. J’étais la personne la plus égocentrique qu’elle ait jamais rencontrée et j’étais certainement malade ou dérangée. Elle ajouta : « Je plains tes malades, parce que vraiment tu ne sembles pas avoir beaucoup d’amour pour eux. »
Cette lette m’anéantit complètement. Tout cela était vrai. Terriblement vrai.
Si j’étais incapable d’aimer, tout cela n’avait aucune valeur. Sans complaisance, je me vis à la lumière de la vérité. J’avais pris la place de Dieu, construit ma propre tour de Babel et essayé d’atteindre le ciel par mes propres forces.
Il n’était pas question de téléphoner à mes amis de Scanie, ils n’auraient rien compris à mon tourment. Sri Aurobindo ne ménageait pas ses critiques contre la religion chrétienne, notamment contre la doctrine du péché et de la faute, qui, selon lui, était l’expression d’une mentalité étroite et limitée.
Je commençais à réaliser combien j’avais été livrée à moi-même dans mon enfance, on ne m’avait ni prêté de véritable attention ni valorisée. Je n’avais pas noué de liens affectifs forts avec ma mère, souvent absente dans ma petite enfance (…) Il ne s’agissait pas seulement de traumatisme psychologiques, mais d’une angoisse existentielle. Ma vie tout entière était ratée, ma recherche spirituelle : un fiasco, ma vie professionnelle : une illusion, ma vie amoureuse : un échec. J’étais aussi étrangère à Dieu qu’à moi-même. Tous les chemins étaient fermés.
J’étais enfermée dans mon angoisse comme dans une fosse. Condamnée à vivre dans une cellule isolée. Je tournais en rond dans mon appartement sans m’arrêter de pleurer.
Mais ce qui est faible dans ce monde, oui, ce qui n’est rien, voilà ce que Dieu à choisi (cf 1 Cor 1, 27). Sans m’en rendre compte, j’avais atteint le niveau à partir duquel j’allais pouvoir construire toute ma vie : mon dénuement radical et mon impuissance totale. Les exploits spirituels que j’avais rêvé de réaliser se réduisaient à cela : accepter totalement mon absolue pauvreté.
Je me sentais pleine de dégoût et de mépris pour tout ce qui était chrétien.
En fait, je ne sais pas comment cela s’est produit (…) Dennis a sûrement prié à mon intention en cet instant. Mais il fallait que je dise mon oui et je finis par le faire (…) « Oui, Jésus, je veux te suivre et t’obéir tous les jours de ma vie (…) Même si je ne fais aucune expérience spirituelle, je veux te suivre jusqu’à la mort » (…) Je me rendais. Enfin je déposais les armes. Ce fut le plus grand acte de foi de ma vie. Jésus n’attendait que cela et aussitôt il monta dans la barque de ma vie et dit au vent et à la tempête : « Silence, tais-toi ! » Et il y eut une grande paix.
Paradoxalement, au moment même où je renonçais à toute expérience mystique, je fus envahie par un véritable torrent de lumière. Par vagues successives, il me fut donné de voir tout ce que j’avais recherché dans le yoga : la lumière divine, l’amour, la vie éternelle, tout, absolument tout, nous était donné gratuitement. Tout découlait de la croix et s’épanchait comme un fleuve d’eau vive du côté transpercé du crucifié. Je fus emporté par ce fleuve (…) Cette vie divine, il la donnait à chaque homme et je pouvais dès à présent commencer à en vivre. Déjà il vivait en moi. Je n’avais pas besoin de me hisser de plus en plus haut. Jésus était descendu jusqu’à moi, il s’était abaissé à mon niveau.
Un jour, nous étions là à écouter le discours assez ennuyeux d’un officier qui nous montrait les points névralgiques de la Suède sur des cartes. Soudain, je fus traversée par un véritable fleuve d’amour. « Tu est venu à moi, murmurai-je silencieusement, toi que j’ai si longtemps attendu. » Il était là, celui qui m’avait appelée dans ce cimetière en Israël, celui que j’avais cherché sur le sommet des hautes montagnes, de l’autre côté de l’océan, dans les pays exotiques, dans les drogues, les exercices compliqués, l’ascèse minutieuse… Il était là, gratuitement, dans cette pièce austère de la Défense nationale. Il m’emplissait de sa présence.
Quand je raconte à Simone que je suis devenue croyante, elle est furieuse. Elle me dit sèchement qu’elle a toujours soupçonné qu’il y avait en moi quelque chose de chrétien. Nous n’avons plus rien à nous dire.
La foi n’est pas un sentiment mais une décision. On croit parce qu’on le veut, même quand on ne sent rien.
Et l’Eglise suédoise ? Là aussi, le silence me manquait, ainsi que cette présence qui m’attirait tant dans l’Eglise catholique. Et puis il me semblait que les célébrations y avaient un caractère plus social que religieux.
La frustration que j’avais ressentie de ne pas être « au centre des événements », là où les choses sérieuses se passent, et de ne pas fréquenter les gens importants, avait également disparu.
(…) entrer en contact avec la grande tradition intellectuelle de l’Eglise catholique, sans laquelle je n’aurais jamais pu vivre ma foi. Je commençais à comprendre que le mystère de l’Eglise dépasse sa structure visible et son organisation, elle est le corps mystique du Christ, elle emplit tout et comprend tout.
Klaus Dietz, que je rencontrais régulièrement, me conseilla de me tenir comme l’aiguille d’une balance, de rester neutre, ouverte et attentive à ce qui avait le plus de poids. C’est ce qu’on appelle la sainte indifférence et qui permet à Dieu de conduite notre vie.
Se laisser conduire, cela paraît magnifique et ça l’est réellement, c’est la clé de la vie, ce qui lui donne sens. Cela permet aux portes de s’ouvrir, aux liens de se tisser, aux destins de se croiser, à la personne attendue de se trouver là au moment voulu. Mais il y a une condition à cela : il faut être prêt à renoncer, à lâcher tout pour suivre l’appel de l’Esprit.
Le séjour à Rome fut difficile, il l’aurait sans doute était moins si je ne m’étais empressée de faire tout comme si j’étais déjà une sœur de Mère Teresa. Je me coulais tout simplement dans un moule qui ne me convenait pas. Je rencontrais uns spiritualité tout autre que celle que j’avais goûtée chez les sœurs dominicaines du sud de la France. Là-bas, j’étais entrée de tout mon être dans la liturgie ; ici, je me sentais comme une étrangère dans la chapelle des sœurs. J’avais l’impression de passer des heures à genoux, à réciter des prières sempiternelles. Les sœurs de ne le vivaient sans doute pas ainsi, mais je n’étais pas appelée à cette vie et je réagissais comme un poisson d’eau douce jeté dans la mer.
Quand une personne est appelée à une certaine forme de vie, elle reçoit aussi la force de la vivre, et avec cette force, la joie est un sentiment de plénitude.
Je compris, ou plutôt j’expérimentai, que la volonté de Dieu coïncidait avec ma volonté.
« Jamais de ma vie je n’ai senti une telle paix, lui dis-je, assise dans son bureau. Mon être tout entier, corps et âme; jusqu’aux cellules de mon corps, goûtait la paix. Je me sentais complètement unifiée intérieurement. »
« Compte sur le Seigneur (…). ll comblera les désirs de ton cœur. » (Ps 37, 3-4). Je n’avais rien entendu de pareil. Il mettait des mots sur ce que je venais de vivre : quand nous nous abandonnons au Seigneur, alors tout advient.
Poussée par mon impatience, je commets une première erreur : je donne ma démission sans rien savoir de l’avenir (…) Il serait beaucoup plus sage d’attendre le « signal » du Seigneur en restant là où je suis. Mais sans écouter personne, ni Dieu ni mon confesseur, je me projette dans l’avenir…
La souffrance et l’anéantissement n’ont jamais le dernier mot quand on marche avec Dieu.
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