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dimanche 6 janvier 2013

"Le documentaire et ses faux-semblants" de François Niney (2009)


… du latin documentum, « exemple, modèle, leçon, enseignement, démonstration ». Ce nom est dérivé du verbe docere, « faire apprendre, enseigner », qui a donné : docte, docile, docteur, doctrine.

« L’expression de la pensée est devenue le problème fondamental du cinéma. » (Alexandre Astruc) (…) exprimer non pas seulement sa propre pensée mais celle des autres, qu’il s’agisse de gens du commun dont la pensée peut n’être pas si commune, de témoins historiques, de maîtres du pouvoir ou de chercheurs de savoirs… même si ces pensées imbriquées, il les compose, au final, avec sa vision du monde.

… « un plan » (shot en anglais, la caméra partageant avec le fusil, la visée, mais comme le dit Marker au débit de « Si j’avais quatre dromadaires » : « au lieu d’un mort, tu fais un éternel !».

« Un roman, c’est un récit qui s’organise en monde. Un film, c’est un monde qui s’organise en récit. » (Mitry, 1965)

Le cinéma est une dramaturgie de la nature, selon le mot d’André Bazin, car il est documentaire par la nature même de la prise de vues, qui transforme ce qui passe (dans la vie) en ce qui se passe à l’écran, créant - même sans suspense, sans intrigue et sans acteur - cette « réflexion » inédite et fascinante (origine de la cinéphilie) que décri bien Pasolini (1966) : « Étant donné que le cinéma reproduit la réalité, il finit par renvoyer à l’étude de la réalité. Mais d’une façon nouvelle et spéciale, comme si la réalité avait été découverte à travers sa reproduction et que certains de ses mécanismes d’expression ‘étaient apparus que dans cette nouvelle situation réfléchie. »

« Assister à une projection, c’est voir le monde en notre absence » (Stanley Cavell, 1999).

La principale différence, c’est qu’une fiction (même si elle est datée) se jour dans le temps suspendu, à part, en plus, le temps construit par le récit et sa diégèse : « il était une fois en Amérique… ». L’univers fictionnel ouvre une parenthèse dans notre monde réel (…)
En revanche, des images documentaires (…) relèvent d’un temps historique homogène avec celui du spectateur, elles sont censées témoigner de notre époque, de notre passé, dans une continuité avec le monde commun incluant la salle où je regarde ces images.

Les anglophones disent que la fiction appelle « the suspension of disbelief » - la suspension de notre incrédulité ; nous entrons dans un monde parallèle (…) Et quand ça ne marche pas, nous déplorons justement de ne pas y croire et le reprochons à la « réalisation », qui n’a pas réussi à rendre crédible, sinon réelle, son histoire à nos yeux (…)
On peut en déduire que l’horizon d’attente en documentaire relève plutôt d’une logique de connaissance, de type historique, dont le doute (et la vérification éventuelle) est la pierre de touche.

En fiction, le monde est dans le cadre ; en documentaire, le cadre est dans le monde.

(…) le documentaire est au reportage ce que l’essai (philosophique, politique, anthropologique ou biographique) est au journalisme. Le reportage obéit à la logique de flux du petit écran, alors que le documentaire se veut une œuvre singulière. Usuellement, un documentaire a un auteur ; un reportage passe pour n’en avoir pas (« nobody’s point of view »). Le véritable « auteur » du reportage passe pour être la chaine ou le magazine qui l’emploie (…) un discours journalistique (…) tournant d’une part sur la monstration des lieux avec description de la situation, d’autre part sur l’interview de protagonistes, témoins, experts, le tour recadré par la voix du médium, le commentaire détaché de la voix off.
Le documentaire, lui – du moins un documentaire revendique comme tel par son réalisateur – envisage son sujet à la fois comme une enquête personnelle (ce qui ne veut pas forcément dire subjective) et une mise en scène cinématographique. Il  y a une implication de l’auteur dans la recherche de et sur son sujet, quant à son contenu et au dispositif de tournage à lui appliquer.

Dès lors, la cohésion ne peut venir que du modèle standard préconçu et d’une conformité des manières de faire à tous les échelons, de la soumission de chacun au formatage général (…) C’est cette conformité qui s’autoproclame « Objectivité » (…)
Voilà pourquoi la plupart des reportages, si l’on y prête attention (…) donnent l’impression de n’être faits qu’avec des plans de coupe ! « La télévision n’est jamais que de la radio avec un parasite image ». Cette vacherie d’un des grands inventeurs de trucages vidéo, Jean-Christophe Averty, si elle ne se justifie pas pour les retransmissions sportives par exemple, est particulièrement pertinente pour ce qui concerne les trois grand piliers de la télé : les séries, les plateaux et le reportages.

Pour le reportage, fait sujet l’événement spectaculaire, la nouveauté sensationnelle, l’extra-ordinaire (guère, crime ou catastrophe) ou bien la célébrité ou « le fait de société » qu’il s’agit d’exposer. Le « sujet » du documentaire est plus souvent l’ordinaire, le quotidien avec ce qu’il peut avoir de banal, touchant, étonnant, révoltant ; la diversité des tribus humaines avec leur savoir-faire et savoir-vivre et leurs conflits ; l’inégalité du monde, la survie, l’anormal du normal (on devine sa charge politique immédiate). Exemple : tous les magazines TV du monde ont « couvert » la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986, mais après coup ce sont des documentaristes seuls qui ont suivi les conséquences au longs cours sur les secouristes et la population.

C’est par exemple l’idée de voir de plus près « les ficelles institutionnelles qui nous font tenir », nous autres Occidentaux, qui le motif « banal » de l’œuvre documentaire du cinéaste-juriste Fred Wiseman.

Sous le titre Approches de quoi ?, une protestation écrite par Georges Pérec, à la fin des années 1960, ne dit pas autre chose (…) « Il faut qu’il y ait derrière l’événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu’à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours anormal : cataclysmes naturels ou bouleversements historiques, conflits sociaux, scandales politiques… (…) le scandale, ce n’est pas le grisou, c’est le travail dans les mines (…) Eh bien voilà, on pourrait dire que le reportage c’est le grisou, le documentaire c’est la mine. »

La propagande n’est pas un point de vue, elle se veut LE point de vue, c’est-à-dire la vision juste, juste la vision (donc l’absence de point de vue) (…)
Le déni de tout point de vue (ressenti comme relatif, subjectif, artiste) au profit de la seule « évidence » : vision sans regard, à prétention universelle…

Bien sûr, le cinéaste (ou son producteur) a forcément une certaine vision politique, mais dans quelle mesure son documentaire la met-il en jeu et à l’épreuve, dans quelle mesure en est-il le simple véhicule obligé ? (…) La liberté d’expression, de pensée et de mouvement exige que le cinéaste ne prenne pas le filmé comme simple illustration de l’« état des choses », ni le spectateur en otage de soi-disant vérités d’évidence (…) que son travail documentaire établisse un champ de tension avec le filmé et avec le spectateur, où le sens des choses se joue et se noue, y compris dans leur manque. On pourrait reprendre ici l’opposition faite par Serge Daney, entre « visuel » et « image », dans son article « Montage obligé » (1991) : « Le visuel est sans contrechamp, il ne lui manque rien, il est clos, en boucle (…) L’image a toujours lieu à la frontière de deux champs de forces (…) il lui manque toujours quelque chose. L’image est toujours plus moins qu’elle-même (…) L’image nous met toujours au défi de la monter avec une autre, avec de l’autre. Parce que dans l’image, comme dans la démocratie, il y a du jeu et de l’inachevé, une entame et une béance. »

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