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dimanche 29 décembre 2024

« La fabrique du conformisme » d’Eric Maurin (2015)

Les grandes règles religieuses et sociales perdent du terrain, ainsi que le conformisme traditionnel qu'elles imposaient à tous, dans tous les registres de la vie sociale. Mais ce recul ne cède pas la place à un vide normatif (…) Il marque au contraire l'avènement de normes plus locales et temporaires, à l'école, dans la famille, sur les lieux de travail, normes relevant davantage de la mode que de la tradition. Titulaire de statuts plus incertains et fragiles, l'individu contemporain est exposé comme jamais au besoin de faire comme les autres, au besoin de suivre les autres, pour ne pas s'en trouver encore plus éloigné. Norbert Elias voyait les individus en société comme des danseurs exécutant un gigantesque ballet, où chacun doit régler ses gestes sur ceux des autres. Nous continuons de devoir danser pour ne pas être éjectés du cercle, même si l'exercice devient de plus en plus ardu ou périlleux - la musique et les partenaires changeant désormais sans prévenir.

Le conformisme et le souci des autres ne se limitent pas à l'école. Une fois entrés sur le marché du travail, les salariés ajustent souvent leur implication professionnelle sur celle de leurs collègues (…) Ils cherchent à éviter tout à la fois la réprobation et l'isolement social, mais les règles peuvent varier au fil des mutations ou des changements de services.


(…) l’individu contemporain, ballotté d'un jeu de dépendance à l'autre, en fonction des continuelles reconfigurations de son entourage social, au fil des ruptures qui jalonnent sa vie scolaire, familiale ou professionnelle. Il n'est plus sous le joug de quelques puissants interdits s'imposant à tous, tout le temps et partout, mais il est sommé de se régler sur les habitudes et les représentations de groupes de pairs multiples et fluctuants, changeant en même temps que les écoles fréquentées, les entreprises traversées ou les quartiers habités.


On est passé d'un conformisme qui imposait à tous les hommes d'adhérer aux mêmes normes traditionnelles à un conformisme à géométrie variable, dans lequel chaque individu essaie de ne pas se couper davantage de ceux au milieu desquels il vit.


Au tournant des années 1980, (…) une remise en question du modèle dominant d'organisation du travail, pyramidal et hiérarchique (…) Les salariés gagnent en autonomie (…) En contrepartie, l'investissement personnel de chacun dans son métier s'accroît ; les tensions psychologiques (avec les clients ou les collègues) deviennent plus fréquentes et douloureuses (…) Cette période voit se répandre la mode des bureaux « paysagers », en open space.


Les années 1990 voient aussi se généraliser la pratique des entretiens d'évaluation individualisés, y compris dans la fonction publique. Un nombre croissant de salariés sont tenus de formuler des projets individuels sur la réalisation desquels ils seront ensuite jugés. Issue de la tradition managériale américaine, cette pratique se voulait l'instrument d'une responsabilisation des salariés. Elle devient vite le vecteur de leur mise en concurrence, dans un monde où les échecs seront vécus sur un mode nécessairement plus personnel.


Au total, les différences de comportement entre employés s'estompent lorsqu'ils sont invités à travailler par paire, le comportement des personnes les moins productives tendant à se conformer à celui des personnes les plus rapides. L'émulation est un sentiment qui nous pousse à faire aussi bien que les autres, y compris lorsque nous ne les connaissons pas, ne les reverrons jamais et même si l'enjeu est faible (…) Diderot remarquait déjà que « l'amour-propre sera toujours la plus grande ressource dans un État policé ».


Le travail d'observation mené par deux autres chercheurs (…) auprès de caissiers et caissières d'une chaîne de supermarchés américains (…) la pression sociale s'exerce, ici encore, des individus les plus productifs vers les individus les moins productifs : ces derniers augmentent leur rythme de scannage lorsqu'ils sont en présence de collègues plus rapides, mais pas l’inverse (…) Dans l'expérience du supermarché comme dans celle du mailing, la rémunération des employés est indépendante de leur rythme de travail, c'est-à-dire du nombre d'enveloppes remplies ou du nombre d'articles scannés par unité de temps. Dans chacun des deux cas, les employés peuvent toutefois se figurer que, en étant plus lents que les autres, ils contribuent à alourdir la charge globale de travail de leurs collègues (…) le désir de ne pas prêter le flanc à ce type de critique (…) le comportement d'un employé est surtout sensible à celui des collègues dans le champ de vision desquels il se trouve (…) Aux caisses d'un supermarché comme ailleurs, rien de plus important, ni de plus aliénant, que le regard des autres.


Les employeurs rechignent généralement à rendre transparentes les rémunérations de leurs salariés et on comprend pourquoi : ils n'y gagnent rien du côté des hauts salaires (ils ne deviennent pas plus heureux) et ils y perdent du côté des petits (ils dépriment et veulent partir).


En fait, l'analyse minutieuse de la chronique des heure travaillées chaque semaine, dans chaque région, tout au long des dernières années, révèle que c'est exactement le contraire qui se produit : les personnes sans enfants à charge - salariées ou retraitées - partent en vacances elles aussi massivement durant les périodes de congés scolaires (…)

Paradoxe supplémentaire : ce surcroît de congés pendant les vacances scolaires est plus important encore pour les salariés du public ou pour les salariés disposant d'une certaine ancienneté dans leur entreprise, c'est-à-dire précisément pour les salariés ayant en moyenne le moins de contraintes pour fixer leurs dates de congés. En d'autres termes, plus un salarié sans enfants dispose de marge de manœuvre pour prendre ses vacances quand il le souhaite, plus il tend à les concentrer précisément les semaines où cela implique les coûts les plus élevés.

(…) le fait que des jeunes actifs célibataires et des jeunes couples d'actifs sans enfants partent eux aussi beaucoup plus souvent pendant les vacances scolaires (…) La garde des enfants ne semble pas la raison dominante du surcroît de congés pris pendant les vacances scolaires par les salariés sans enfants (…) les salariés sans enfants ne s'occupent pas davantage d'enfants, mais dorment davantage, passent plus le temps devant l'ordinateur ou la télévision, s'occupent davantage de leur maison (…)

Pendant les vacances scolaires, le comportement des salariés sans enfants, qu'ils soient célibataires ou en couple, trahit un désir de ne pas se couper des autres et de limiter les périodes d’isolement…


On se complaît souvent à fustiger le manque de dynamisme de la vieille Europe et son laxisme culturel, pour expliquer son déficit d'emplois et d'activité par rapport aux États-Unis. Ce faisant, on perd de vue que, jusque dans les années 1970, on travaillait autant, sinon davantage, en Europe qu'aux États-Unis. Un décrochage qui n'a rien de culturel s'est produit brutalement dans les années 1980, et persiste aujourd'hui. Même si les politiques menées à cette époque n'eurent qu'un temps, elles ont servi de détonateur à un mouvement de recul du travail qui s'est ensuite institutionnalisé, par capillarité sociale, dans l'ensemble de la société. La société française a convergé vers un équilibre social où l'inactivité et les vacances occupent pour chacun de ses membres une place d'autant plus centrale et incontestable que tous les autres en jouissent davantage (…) Dans les années 1960 ou 1970, partir en retraite avant 65 ans était vécu comme une honte, la crainte d'être perçu comme un parasite.


En un sens, des résultats aussi spectaculaires sont presque déprimants, tant ils soulignent en creux à quel point les parents sont, en règle ordinaire, abandonnés à eux-mêmes et à leur ignorance du système scolaire, notamment dans les collèges sensibles : le simple fait de chercher à en attirer quelques-uns à des réunions spécifiquement conçues pour eux puis, le cas échéant, de leur délivrer, en petit comité, quelques conseils personnalisés, adaptés à leur méconnaissance de l'école et de ses codes, suffit à améliorer non seulement la situation scolaire de leurs enfants, mais également, par capillarité sociale, la situation de tous les autres élèves des mêmes classes (…)

On ne trouve nulle part l'indice d'une influence exercée par les parents bénéficiaires du programme sur les parents non bénéficiaires. Tout se passe au niveau des élèves. Il est bien plus difficile pour eux de s'absenter sans motif (ou contester l'autorité des professeurs) quand personne d'autre n’a encore commencé à le faire dans la classe.


En suivant les résultats scolaires des élèves dans le temps, deux chercheurs israéliens ont mis en évidence que les progrès de ces derniers au collège étaient d'autant plus rapides qu'ils avaient eu la chance de poursuivre leur scolarité avec un nombre important d'amis. (…) ceux des élèves A ou B que le hasard de la constitution des classes affecte à des classes où ils ne comptent aucun ancien camarade de classe de troisième réussissent significativement moins bien que ceux affectés à des classes dans lesquelles ils retrouvent au moins un ancien camarade.


La proportion de riches au voisinage d’une famille riche prise au hasard est en moyenne bien plus forte que celle de pauvres au voisinage d’une famille pauvre (…) Le confinement résidentiel des plus pauvres est la conséquence indirecte du séparatisme des plus riches, et non pas sa cause.


Trois chercheurs ont récemment analysé la composition ethnique des quartiers d'une centaine de grandes agglomérations américaines au fil des derniers recensements de population (1970, 1980, 1990, 2000). De façon très frappante, à chaque époque et dans chaque agglomération, leurs travaux mettent en évidence l'existence de seuils minimaux de populations non blanches au-delà desquels se déclenche un exode brutal des populations blanches (…) il n'y a pas un « seuil de tolérance» valable partout sur le territoire américain, mais autant de seuils que de contextes historiques, géographiques et idéologiques.


L'individu contemporain est sommé de trouver sa voie propre, de s'« auto-réaliser », mais cette injonction oblige chacun à être plus que jamais attentif aux autres, à se placer sous leur influence concrète, aussi éloignée, changeante et imprévisible soit-elle, sauf à se retrouver encore davantage isolé et à contretemps.

Le conformisme dicté par le regard des autres est omniprésent sur les lieux de travail ou sur les bancs de l'école. 


Pour faire évoluer favorablement les jeux d'influence qui s'exercent sur un adolescent (ou un groupe d'adolescents), il se révèle hasardeux de chercher à le déplacer et à modifier l'ensemble des personnes avec lesquelles il interagit. Mieux vaut chercher à faire évoluer les représentations et les pratiques des personnes qu'il côtoie au quotidien.


On est passé d'un conformisme contraint par la tradition et dominé par la peur de la réprobation sociale à un conformisme d'adhésion, une dépendance consentie aux règles (fluctuantes) observées par ceux qui nous entourent, motivée par la peur de l'isolement et du déni de notre existence.

dimanche 22 décembre 2024

« Théodore Roosevelt - La jeune Amérique » d’Yves Mossé (2012)

Le Parti démocrate au pouvoir était dirigé par les sudistes (…) Ils firent adopter par le Congrès la solution qui permettait au Kansas de choisir la voie esclavagiste, rendant ainsi possible l'extension de l'esclavage aux nouveaux États de l’Ouest (…) cette loi, contestée par les États du Nord, mettait en péril l’Union (…) Lincoln ne voulait pas la fin de l'esclavage dans le Sud. Ce fut au nom du seul refus de l’extension de l'esclavagisme aux nouveaux États de l'Ouest et de la préservation à tout prix de l'Union que Lincoln remporta l'élection de 1860 (…) Lincoln fut élu président avec moins de 40 % des voix en novembre 1860. En avril 1861, la guerre de Sécession commença et dura quatre ans.

Thee avait aussi des ancêtres quakers d'origine irlandaise et allemande. Mais l'héritage hollandais était dominant (…) 

Les Bulloch étaient une famille d'origine écossaise, installée dès le XVIIe siècle (…) ils avaient construit dans les montagnes, à Roswell, au nord d'Atlanta, une somptueuse plantation, Bulloch Hall, (qui existe aujourd'hui encore et qui servit de modèle à Margaret Mitchell pour Autant en emporte le vent), dans le plus parfait style sudiste…


Teedie était le plus fragile des quatre enfants. Petit, nerveux, timide et solitaire, il souffrait en outre d'une très forte myopie et de problèmes digestifs qui entrainaient de violentes diarrhées. Mais ce sont ses terrifiantes crises d'asthme qui démarrèrent vers l'âge de trois ans et demi qui marquèrent son enfance. Les attaques dévastatrices se déclenchaient principalement la nuit (…) À l'époque, on soignait l'asthme à la caféine en faisant ingurgiter des bols de café noir au malheureux enfant, à la nicotine en lui faisant fumer des cigares et même à l'opium. C'est dire le régime auquel Teedie fut soumis.


Thee choisit ce que de nombreux citoyens du Nord, riches et moins riches, purent faire : payer un remplaçant en versant 1 000 dollars au Trésor public. Ce dispositif, parfaitement légal, permit de renflouer les caisses du nord et de financer l'effort de guerre, et aussi de trouver de la chair à canon pour les sanglantes batailles (…) Cependant, Thee regretta toute sa vie cette décision qui eut aussi un fond impact sur Teedie. Celui-ci considéra toujours que ce fut la seule faute du père tant aimé.


Avant ses 20 ans, ce furent plusieurs centaines d'oiseaux, d'insectes, d'araignées qu'il avait collectionnés et dont il fit livrer les plus beaux spécimens au Musée d'histoire naturelle de New York où l'on peut toujours les voir. Chaque prise était l'objet d'un classement rigoureux et d'un étiquetage précis qui font toujours l'admiration des spécialistes. Il dessina aussi nombre d'animaux, et surtout des oiseaux, sur de petits carnets avec un soin et une attention pour chaque détail physique qui suscitent aujourd'hui encore le respect des ornithologues.


Pas un jour, pas un instant de libre que Teedie ne consacrait à un livre.


Dresde était à l'époque l'une des plus belles villes du monde, capitale baroque de la Saxe, regorgeant de trésors d'architecture. Elle était aussi l'un des symboles de la nouvelle Allemagne victorieuse et unifiée, en pleine expansion industrielle.


(…) (on dénombre plus de 150 000 lettres de Theodore Roosevelt !) (…) On ne décèle cependant aucune préoccupation religieuse ou métaphysique dans ses écrits de jeunesse.


Une éducation bâclée et sans rigueur, mais une culture déjà considérable acquise par ses propres moyens et grâce à la lecture incessante et une insatiable curiosité intellectuelle. La zoologie, l'architecture, les sciences physiques, l'histoire, la géographie, la poésie, les littératures anciennes, américaines et européennes lui étaient familières... Un état de santé qui lui laissait peu d'espoir de mener une vie active et aurait dû le confiner dans une chambre et qu'il améliora d'une manière inespérée par une ténacité sans faille, et des activités physiques intenses... Conscience des privilèges que donnaient l'argent et le nom, mais un sens constant des devoirs qu'ils entrainaient dans la conduite personnelle. Attachement profond à son pays mais une ouverture sur le monde européen et le Moyen-Orient et déjà la conscience des rivalités entre les nations et du rôle des armées et de la marine dans ces rapports de force.


C'est à ce moment qu'il gagna son combat contre l’asthme.


En ce dernier tiers du XIXe siècle, Harvard n'avait que 800 élèves. Chaque promotion annuelle comptait environ 180 élèves et les études duraient quatre années. Deux tiers des étudiants de chaque promotion étaient issus de la région de Boston. Les étudiants provenaient des milieux privilégiés de la Nouvelle-Angleterre, des WASP. Pas de Noir, pas de Juif, trois catholiques seulement dans la promotion de Teedie et pas d'étudiant étranger. L'antisémitisme et le mépris des immigrants irlandais et italiens étaient des sentiments largement partagés dans le corps étudiant (…) Si les étudiants étaient obligés, sous peine de sanction, d'assister au service  religieux épiscopalien quotidien à 7 heures 45 du matin (…)

« La plupart de ses camarades ne l'aimaient pas » dira plus tard l’épouse de Robert Bacon. Un de ses proches dit aussi : « Je n'ai connu personne qui fut intime avec lui et peu qui le trouvaient sympathique. » Theodore était a part, trop bavard, remuant, jugé excentrique, voire bizarre et même étrange par nombre de ses camarades. Son activité débordante et incessante, la taxidermie qu’il continuait de pratiquer, sa façon de parler, rapidement, sans nuance et d'une voix éraillée, détonnaient dans le milieu policé de Harvard (…) Mais s’il n’était pas aime, il était respecte pour sa ténacité, et ses multiples centres d’intérêt (…)

Il n'aima pas outre mesure cette jeunesse dorée qui se laissait vivre en jouissant de la fortune acquise par ses parents (…) « Harvard n'incite pas les jeunes aux vertus et ne forge pas le caractère. On n'y enseigne pas le service public et l'action collective ».


Le Parti républicain fut au pouvoir sans interruption entre 1861 et 1913 (à l'exception des deux présidences démocrates (…) Ses chefs, souvent des avocats de compagnies ferroviaires (comme l'avait d'ailleurs été Lincoln) et des banques, mélangeaient allègrement politique et leurs intérêts personnels (…) Assurés de leur pouvoir au niveau fédéral du fait de l'affaiblissement du Parti démocrate identifié durablement aux Sudistes (…) la machine démocrate qui tenait la ville de New York sous sa coupe (…)

À l'époque, les droits de douane étaient les principales recettes de l’État fédéral (l'impôt fédéral sur le revenu ne sera créé qu'en 1914).


(…) l'entrée en fonction de Hayes, le 4 mars 1877 (…) Cette élection laissa des traces profondes : dans la société américaine, puisqu'une ségrégation raciale impitoyable sous couvert du respect des « droits des États » fut instaurée dans le sud jusqu'au milieu des années 1960, et aussi dans la vie politique américaine, puisque le Parti démocrate retrouva son hégémonie sans partage dans le sud et le Parti républicain se replia sur l'est et le Middle West, l'ouest étant en balance.


Theodore, devenu le chef de famille à 19 ans, relata pendant des mois son chagrin dans des pages entières et poignantes de son journal (…) « C'était le père le plus sage et le plus affectueux qui a jamais vécu. » (…) Comme toujours dans les périodes d'échec ou de dépression, Theodore y fit face en se livrant à des activités sportives et physiques d'une incroyable intensité. Il se remit à nager, à ramer, à boxer, à lutter et à s'étourdir dans des chevauchées interminables au point même de tuer d'épuisement un de ses chevaux,


James Garfield (…) fut élu d'extrême justesse en novembre 1880. Il tomba quelques mois plus tard sous les balles d'un fou…


Il s'inscrivit à l'école de Droit de l'université Columbia (…) Il y étudia sérieusement mais ne s'y plut pas (…) Il aimait trop le combat pour des convictions personnelles et non pour défendre des intérêts qui n'étaient pas les siens…


Theodore dépensait sans compter : « Theodore n'a jamais su où son argent allait ! » dira l'un de ses amis (…) Toute sa vie, sauf pendant sa présidence, Roosevelt dur compléter ses revenus essentiellement par sa production littéraire : livres à profusion, innombrables articles dans les journaux ou les revues.

En mai 1881, il emmena sa femme faire le Grand Tour en Europe (…) Theodore alla visiter la tombe de Napoléon aux Invalides. Il y passa un long moment et en fut touché : « Je ne pense pas qu’il y ait une tombe plus impressionnante sur terre », écrivit-il à un ami.


De retour à New York, il reprit avec fièvre l'écriture de son livre sur la Guerre navale de 1812 entre les États-Unis et l'Angleterre et l'acheva au début de 1882 (…) « Être prêt pour la guerre est le meilleur moyen de sauvegarder la paix [...] Toutes les races supérieures ont été des races combattantes [...] Les faibles et les pacifistes sèment les larmes de sang (…) La diplomatie sans la force est inutile. » (…) Le premier livre de Roosevelt reçut un excellent accueil des spécialistes et de la presse américaine. En deux ans, il fut réédité trois fois.


« Je n'ai jamais cru qu'un homme devrait faire une carrière politique... Cela le conduirait à sacrifier ses convictions pour conserver son poste» (…) Pour lui, l'action politique était un devoir des élites de la société et était la contrepartie de leurs privilèges.


La fraude électorale était monnaie courante. Les listes électorales étaient tenues de bric et de broc selon des procédures variables en fonction des États. Les immigrants étaient inscrits sans aucun contrôle et les Noirs étaient exclus du vote dans les États du Sud. Les bulletins de vote étaient imprimés et diffusés par les partis et avaient un format et une couleur qui variaient suivant les comtés ou les villes. De plus, le secret de l'isoloir n'existait pas, ce qui permettait toutes les pressions et l'argent était le nerf de la guerre puisque l'on achetait presque ouvertement les votes.


Roosevelt, à 23 ans, devint le plus jeune membre de l'assemblée de l’État de New York.

Au début de 1882, Theodore débarqua à Albany, morne petite ville fondée par des colons hollandais, située au bord de l'Hudson, à environ 250 kilomètres de New York. La seule activité qui animait Albany était la politique (…) Dominant Albany se trouvait (et se trouve toujours) l’invraisemblable Capitole de l’État (…) L’alcoolisme faisait des ravages et nombre de séances se terminaient avec des législateurs ivres morts. Roosevelt décrivit ses collègues en termes peu amènes : « Ce sont des vauriens, des ivrognes et des voleurs ! » (…)

Sa voix était toujours éraillée et perçante. Sa pensée était trop rapide pour son débit et les mots se bousculaient dans sa bouche comme s'il avait des difficultés d’expression. Il faisait rigoler ses collègues qui n'avaient rien d'aristocrates new-yorkais. On surnomma le nouveau venu « Oscar Wilde », « le dandy » ou encore « Sa Seigneurie » (…)

Loin de se taire, comme l'usage le recommandait aux nouveaux surtout dans une assemblée où l'ancienneté était la clé de l’influence, Roosevelt prit la parole en séance publique dès la première réunion, intervint sans cesse dans les débats qu'il trouvait « monotones et stupides ». Interrompant le président de la Chambre ou les orateurs, multipliant les questions sur à peu près tout, Roosevelt se fit vite la reputation d'être un « parfait emmerdeur ».

(…) Les journalistes surtout l'appréciaient pour son sens aigu de la communication (…)

Roosevelt s'attaqua à très forte partie puisque la compagnie était la propriété de Jay Gould, magnat du chemin de fer et du télégraphe, propriétaire d'un des plus grands journaux de New York, le New York World (…)

En moins de trois ans, Roosevelt était devenu l'étoile montante du Parti républicain dans l'État de New York, le plus important de l'Union, et y incarnait le mouvement de réforme. Il s'était fait la réputation d'un homme courageux, intègre et pugnace, soucieux de la défense des milieux les plus pauvres, indépendant des appareils partisans et bousculant les traditions et les procédures (…)

Ainsi, le premier grand discours de Roosevelt devant une audience nationale fut pour proposer de nommer un Noir à un poste sans réel pouvoir mais lourd de symbole.


Les gigantesques troupeaux de bisons, qui assuraient la subsistance des Indiens nomades des Grandes Plaines, avaient été abattus dans un indescriptible carnage. Leurs innombrables squelettes parsemaient le territoire. Il ne restait que cinq à six mille têtes, de plus en plus repoussées vers l'ouest, les 40 à 50 millions de bisons dénombrés au début du XIXe siècle. D'autres espèces comme les cerfs ou les élans avaient été exterminées par les colons ou les chasseurs venus de la côte est (…)

Il fit appel à ses comparses des forêts du Maine, Sewall et Dow, et leur versa à chacun 3 000 dollars pour qu'ils viennent avec leurs femmes s'installer dans le Dakota, non sans hésitation de leur part (…) Au total, Roosevelt possédait un bon millier de bêtes et avait investi dans le Dakota sans véritable réflexion la moitié de sa fortune (…)

Il est de fait que pendant ses séjours à Elkhorn, qui durèrent rarement plus de 7 à 8 semaines à la suite, Roosevelt se comporta en vrai cow-boy (…) Il refusa tout privilège et participa à la garde et à la marque des bovins - il s'y démit une épaule et s'y cassa une côte, ce qui ne l'empêcha pas de continuer comme si de rien n’était (…)

Roosevelt fut nommé shérif adjoint du nord du comté et participa à plusieurs expéditions punitives contre des voleurs de chevaux ou de bétail.

Il assouvit sans limites sa passion pour la chasse. En septembre 1884, il partit dans le Wyoming et le Montana pour chasser l’ours (…)

Il avait toujours dans sa sacoche de cavalier un livre d'histoire ou de poésie (…) Plutarque et ses Vies parallèles, la poésie grecque ou romaine, les littératures russe, scandinave ou allemande étaient ses préférées. On imagine les réactions des cow-boys qui l'accompagnaient (d'autant que la plupart étaient analphabètes) quand il leur lisait à haute voix Plutarque ! (…)

Enfin, Roosevelt se prononce sans ambiguïté en faveur du vote non seulement des Noirs américains mais aussi des femmes (…) 

Il décida d'arrêter son activité de rancher au lendemain de l'hiver 1886-1887 qui fut l'un des plus rudes du siècle et qui suivit plusieurs saisons très sèches (…) Les élevages furent décimés : Roosevelt perdit les deux tiers de son cheptel.

Les élevages des États plus au sud, par exemple, le Texas ou l'Oklahoma, bénéficiant d'un climat plus clément, firent une active concurrence aux éleveurs du Nord (…) il perdit la moitié de sa fortune dans cette aventure (…)

En 1913, dans ses Mémoires, Roosevelt écrira : « Si je n'avais pas été dans le Dakota, je ne serais jamais devenu président »


Président des États-Unis, il se souvint des mœurs de l'Ouest. Il mit en œuvre, en particulier dans les relations internationales, les règles de conduite apprises dans le Dakota. Etre fort et ne pas se laisser faire ; confronter les menaces et si nécessaire agir brutalement pour les réduire ; savoir outrepasser les règles pour réussir dans ses projets ; fuir les compromis et choisir la clarté ; tenir ses engagements et punir sans merci ceux qui manquent aux leurs.

Dans un autre domaine, celui de la protection de la nature, Roosevelt fut aussi très marqué par son aventure dans les Badlands (…) Président des États-Unis, Roosevelt engagea une ambitieuse politique environnementale. Il créa une douzaine de parcs nationaux.


Il condamna à plusieurs reprises les efforts des immigrants allemands ou italiens pour conserver leurs traditions ou des liens trop étroits avec leur patrie d'origine, y voyant un acte de déloyauté à l'égard de la nation qui les avait accueillis. Pour Roosevelt, les immigrants devaient s'intégrer en abandonnant leurs noms et leurs coutumes étrangères et devenir de vrais Américains, comme les Anglo-Saxons.


De son ton comme d'habitude véhément et agressif, il attaqua vivement le président Cleveland, le traitant d'« hypocrite complet » en matière de réforme de la fonction publique et se prononça pour une sévère répression des mouvements anarchistes et socialistes qui s'agitaient (« Il y a une seule réponse aux bombes : le fusil Winchester ! »).


Grâce à son action, le Boone et Crokett Club joua un rôle certain dans les mesures adoptées par le Congrès à partir des années 1890 : le Park Protection Act de 1894 qui notamment protégea l'admirable site de Yellowstone et le Forest Reserve Act de 1891 qui permit une politique ambitieuse de protection des forêts en particulier celles de séquoias en Californie.


Washington, en cette fin de siècle, était une petite capitale d’environ 200 000 habitants à l'atmosphère très provinciale. C'était aussi une ville sudiste dont 90 % de la population était noire (…) L’activité de ce petit monde n'était pas débordante. On travaillait peu (de 9 heures à 16 heures, la journée entrecoupée par un long déjeuner suivi souvent d'une bonne sieste) (…) On entrait à la Maison Blanche comme dans un moulin et on pouvait être reçu par le président sans rendez-vous d'autant que le nombre de ses collaborateurs personnels était des plus réduits : moins d'une dizaine de personnes. L'absence quasi-totale de téléphone dans les ministères éloignait tout risque de donner un caractère d'urgence aux affaires.

La chaleur quasi tropicale de l'été contribuait à ralentir l'activité. Pour échapper aux miasmes des marécages du fleuve Potomac (parfois mortels puisque l'un des jeunes fils de Lincoln en mourut en 1862), les principaux responsables fuyaient alors la ville pour se réfugier sur la côte du Maryland ou dans les Montagnes Bleues de Virginie. Le Congrès se mettait en vacances six mois par an.


Le système des dépouilles était inscrit dans les fondements de la démocratie américaine. Il apparut au XIXe siècle comme un garant de la démocratie en donnant au parti au pouvoir les moyens de sa politique et en évitant la mise en place d'une bureaucratie qui résisterait à la volonté populaire (…) Chaque président installait « son administration » avec lui (…) Beaucoup pensaient que cela ne pouvait durer (…) Les tâches administratives devenaient plus complexes et exigeaient d'avantage d'expertise et donc de stabilité (…) Le département ministériel où le système des dépouilles faisait le plus de ravages était celui des Postes, suivi par celui des Douanes. 100 000 emplois relevaient du ministère des Postes (…) Avec ces emplois, le parti en place pouvait faire peser de tout son poids sur la plus petite ville en nommant agents postaux des militants, voire des journalistes ou des propriétaires de journaux (…)

Roosevelt continua sans désemparer son action, notamment en contrôlant le respect de la loi Pendleton dans les États du Sud et au Texas. Le nombre de postes soumis à la règle du concours de recrutement, passa de 11 000 en 1888 à 31 000 en 1891. Il fit définir des modalités de concours respectant le secret et l'impartialité et réprima la fraude.


(…) (à l'époque, les Noirs américains, fidèles à la mémoire de Lincoln, votaient dans leur grande majorité pour les républicains) (…) « Je refuse toute discrimination à l'égard d'un homme pour sa couleur de peau, pour ses idées politiques ou pour sa religion. Je veux l'égalité et la justice pour tous (…) Les femmes doivent avoir le droit de voter, d'avoir des biens et le droit de les utiliser librement et entrer dans n'importe quelle profession dans l'égalité avec les hommes ».


Adams, au centre de la vie intellectuelle de Washington et que les présidents allaient voir (…), réunissait autour de lui l'élite intellectuelle américaine d'alors : Marc Twain, Walt Whitman, Robert Stevenson, Henry James, Andrew Canergie et Francis Parkman, excellent historien de la conquête de l’Ouest. Éclectique, Adams recevait aussi des peintres, des sculpteurs tel Saint-Gaudens (…) Un soir, on y rencontra même des chefs polynésiens en visite dans la capitale que Adams avait invités.


Theodore adhéra aussi à l'un des clubs les plus prestigieux de Washington, le Cosmos Club qui réunissait des géographes, des explorateurs et des scientifiques. Il y rencontra Gilbert Grosvenor qui fonda plus tard la National Geographic Society. Il se lia avec Ruydard Kipling.


À proximité de leur maison, se trouvait Rock Creek Park, un superbe espace boisé encore largement sauvage où l'on pouvait chevaucher et même chasser. Roosevelt y prit l'habitude d'y inviter, principalement le dimanche, ses amis, diplomates, journalistes, hommes politiques pour des randonnées dont la règle était que l'on devait aller toujours tout droit et ne jamais contourner l'obstacle. Il se faisait un malin plaisir à forcer ses compagnons à ramper, à escalader des rochers, à traverser nu ou tout habillé des ruisseaux, à monter aux arbres. Plus d'un y perdit son flegme sous le rire tonitruant de Roosevelt qui choisissait naturellement l'itinéraire le plus difficile.


Tout son temps libre était consacré à ses « lapinets » comme il appelait ses enfants (…) Edith dit un jour que Theodore était le plus âgé et le plus pénible de ses enfants. Plus tard, Elihu Root, devenu son secrétaire d'Etat, dit en riant a demi du président Roosevelt qu'il ne fallait jamais oublier que son âge réel était de six ans.


En 1894, une nouvelle commission d'enquête missionnée par la machine républicaine (…)  avait établi que le budget de la police de New York, d'environ 16 millions de dollars par an, était alimenté à hauteur de 5 millions de dollars par la ville, de 8 millions par les bordels, de 2 millions par les bars et de 1 million par les maisons de jeux.


En juin 1895, Roosevelt s'attaqua à la non-application de la loi datant de 1857 qui interdisait de servir de l'alcool dans les bars le dimanche (…) Cette loi était inappliquée à New York (…) Pour que la municipalité et la police ferment les yeux, les patrons de bars qui ne voulaient pas d'ennuis versaient des sommes rondelettes à Tammany Hall et aux policiers. Ceux qui l'oubliaient ou refusaient étaient sanctionnés sans pitié (…)

Ce courant correspondait assez bien au code personnel de moralité de Roosevelt qui ne manquait aucune occasion d'exalter la « pureté du corps et de l'esprit » et « un idéal élevé » peu compatible avec des arrêts réguliers dans les bars (…)

« Moi, je me fiche de la réaction publique ! J'applique la loi ! Elle est la même pour tous ! » (…)

Les Allemands organisèrent une manifestation qui réunit plus de 20 000 personnes. Naturelle-ment, Roosevelt s'invita et assista au défilé. Des pancartes l'attaquaient violemment : « Roosevelt en Russie ! »(…) « Wo ist Roosevelt ? ». Voyant dernière pancarte passer devant lui, Roosevelt prit un haut-parle rugit : « Hier bin Ich ! », suscitant les rires puis les acclamations de manifestants estomaqués par son toupet. Il dit aux journalistes présents : « Cent manifestations ne me feront changer d'avis ! »


En novembre, les Démocrates remportèrent facilement les élections au Parlement de l'État dans la ville de New York.


Il combattit le travail des enfants dans les sweatshops (littéralement : ateliers de sueur). Sur 300 000 enfants à New York, on estimait que seulement 25 000 étaient scolarisés, alors que 50 000 vivaient dans la rue et que 30 000 travaillaient, dans des conditions souvent épouvantables.

Roosevelt s'attaqua aussi à la prostitution et lutta contre les tenanciers de bordels et les proxénètes qu'il traita publiquement de marchands d’esclaves (…) 

Il doubla en moins d'un an le nombre d'arrestations de tenanciers de maisons de jeu illégales (…)

Il combattit même les médecins sans diplôme qui pullulaient à New York.


(…) en 1823 la doctrine Monroe (…)  « l'Amérique aux Américains » :

  • le refus de toute nouvelle occupation coloniale européenne sur le continent américain ;(…)
  • le refus des États-Unis d'intervenir en Europe (…)

En 1895, ils étaient devenus la deuxième puissance commerciale du monde (…) Ces nouvelles élites américaines étaient en liens étroits avec les puissances économiques industrielles et bancaires de la côte est et du Middle West qui avaient une ambition mondiale, telles celles dirigées par John Rockefeller (le pétrole), John Morgan (les banques) ou Andrew Carnegie (les chemins de fer et l’acier). Elles croyaient à la supériorité de la « race blanche anglo-saxonne » et à la doctrine du darwinisme social enseignée dans les universités selon laquelle la richesse est la preuve de la supériorité et la pauvreté celle de l’échec. Pour elles, le capitalisme américain avait donc une vocation universelle, celle de civiliser les peuples en retard sous la conduite des Etats-Unis. Ce fut au nom de cette vision que le génocide indien fut conduit sans le moindre remords et que les émeutes des ouvriers pour la plupart nouveaux immigrants, furent réprimées sans pitié à Chicago, notamment (…)

À Harvard, le grand historien Francis Parkman enseignait la suprématie de la race blanche et la donnait comme la raison de la victoire anglaise sur la France. Dans la plupart des universités américaines, le principe de la domination anglo-saxonne dans le monde était admis comme un

dogme (…)

Finalement, pour ces hommes, l'expansion impériale ne faisait que prolonger d'une autre manière la conquête de l’Ouest.


Cependant, il convainquit le président qu'il fallait intervenir aux Philippines pour diviser les forces navales espagnoles, d'autant que la baie de Manille était, à juste titre, considérée comme un site se prêtant admirablement à une future base navale. Roosevelt proposa à McKinley de faire d'une pierre trois coups en s'emparant non seulement de Cuba mais aussi de cet archipel stratégiquement placé à mi-chemin du Japon et d'éliminer toute présence espagnole dans le Pacifique. McKinley se plaignit de ne pas savoir où se trouvaient les Philippines. Roosevelt lui fit obligeamment parvenir une carte.

La commission d'enquête sur l'explosion du Maine publia son rapport.

Elle attribua la cause du désastre à une mine sous-marine sans mettre en cause précisément la responsabilité des Espagnols (…) En réalité, on ne sut jamais la vérité sur cette ténébreuse affaire (…) Le 11 avril, les États-Unis demandèrent par ultimatum à l'Espagne de reconnaître l'indépendance de Cuba au nom de la « protection des droits humanitaires de la population cubaine réprimée de manière cruelle et barbare »(…) Pour la première fois, un président américain affirmait le droit des États-Unis d'intervenir dans un pays étranger qui maltraitait ou persécutait ses propres citoyens.


Les deux hommes avaient passé l'essentiel du mois d'avril 1898 à recruter leurs hommes parmi les 20 000 candidatures reçues. Ils en sélectionnèrent un millier. C'était un étonnant mélange : des cow-boys, des chercheurs d'or, des shérifs, (…) des forestiers, des chasseurs des Grandes Plaines, des Indiens Cherokees et Creeks, des policiers de New York qui avait servi sous Roosevelt, mais aussi des jeunes banquiers et avocats, de brillants sportifs et des étudiants des grandes universités de la côte est, dont Harvard et Columbia (…) 

Roosevelt se distingua très rapidement par sa volonté de prendre sa part de tous les exercices y compris les plus durs, et de toutes les tâches, sans excepter les corvées de latrines. Couchant lui aussi sous la tente par une chaleur accablante, il donna l’exemple a ses hommes qui très vite l’admirèrent puis lui vouèrent une fidélité qui défia les années (…)

Le 1er régiment des volontaires de cavalerie devint en quelques semaines une force d'élite et superbement motivée, sans doute la mieux équipée de l'armée (…) et surtout le surnom qui resta dans l'histoire, les Rough Riders ou les « cavaliers sauvages ».


D'un côté, les généraux américains ne cachaient pas leur mépris pour les insurgés, qui étaient la plupart noirs, sous le commandement du talentueux général Garcia. De leur côté, les insurgés attendaient des Américains surtout des munitions et de l'aide matérielle et financière puis la proclamation rapide de l’indépendance. Ils voyaient d'un mauvais œil l'arrivée des soldats américains. C'est dire que la coordination des deux forces fut médiocre voire inexistante, démarrant ainsi le malentendu fondamental qui régit depuis plus d'un siècle les relations entre Cuba et son grand voisin.


Le manque de place conduisit le commandement à interdire la présence de chevaux à bord sauf pour les officiers, à la grande fureur de Roosevelt et de ses hommes qui s'étaient entraînés comme des fous au Texas pour constituer un régiment de cavalerie et non d'infanterie. Mais, « nous préférerions ramper à quatre pattes que ne pas y aller », écrivit Roosevelt.

Toujours soucieux de son image, Roosevelt fit embarquer avec lui trois journalistes et des photographes, inaugurant la communication moderne dans les armées (…)

Le 23 juin, le débarquement se déroula dans de désastreuses conditions.

Les hommes, qui pour la plupart portaient jusqu'à 60 kilos sur le dos, furent invités à sauter dans l'eau à 400 ou 500 mètres du rivage. Nombreux furent ceux qui y perdirent leurs armements et équipements. Quelques-uns dont deux Rough Riders, qui ne savaient pas nager ou que leur paquetage empêcha de résister à la houle, se noyèrent. Les chevaux furent jetés dans la mer. Beaucoup se trompèrent de direction et filèrent vers le large où ils disparurent.


La chaleur était accablante. Les moustiques et autres insectes harcelaient les soldats. Les absurdes uniformes de pleine laine commandés par l'armée ajoutaient à l'inconfort. Le ravitaillement était déficient. La nourriture pourrissait dans la chaleur humide. Les réserves d'eau potable ne suivaient pas et les hommes devaient boire l'eau des ruisseaux infestée par les animaux vagabonds. La quinine et Les pansements perdus ou introuvables, à la suite du désordre qui avait présidé à l'embarquement puis au débarquement des troupes, manquaient cruellement (…) Shafter, qui supportait mal le climat tropical, était tombé malade et restait à bord de son navire de commandement, envoyant des ordres d'autant plus imprécis et décalés par rapport aux réalités du combat que les communications entre lui et ses officiers se faisaient par porteurs à travers la forêt et dans les montagnes.

Finalement, Shafter put être débarqué avec précaution en utilisant un palan destiné aux chevaux. Malheureusement, il était dévoré de démangeaisons. Deux soldats devaient gratter son éléphantesque corps en permanence.


Plusieurs hommes proches de Roosevelt furent tués. Une balle érafla son poignet. Il paraissait totalement indifférent aux tirs et au danger (…)

Pour améliorer leurs rations, Roosevelt paya de sa poche la viande et le vin réservés aux officiers et les offrit à ses hommes. Il dépensa près de 5 000 dollars.

Dans sa dépêche, le journaliste du New York World écrivit : « Ce tуре s'est démené pour ses hommes comme un fou. Il a tout fait pour les nourrir. Il a participé à la construction des latrines. Il a harcelé les quartier-maîtres en charge des transports pour avoir de la quinine. Qu'il soit un politicien s'il le veut. Ici, il s'est comporté en gentleman. »


Le 17 juillet 1898, en signant l'acte de capitulation, l'Espagne renonça à son empire du Nouveau Monde, vieux de quatre siècles. Quatre semaine plus tard, les 7 000 soldats espagnols de Porto Rico se rendirent sans combat et les Américains s'emparèrent sans difficulté de l'île. Dans le Pacifique, au même moment, la garnison espagnole de Manille capitula.


Dans son livre consacré aux Rough Riders, Roosevelt raconte la visite d'un correspondant étranger qui avait assisté à la récente guerre gréco-turque. Le correspondant lui dit que « les Américains avaient combattu aussi bien que les Turcs mais que leur organisation était pire que celle des Grecs ! »

Très calme, Roosevelt dit à son ami, tout en nageant et sans accélérer le moins du monde : « Oui, ce sont des requins. Je les connais. Je les ai étudiés toute ma vie. Ils n'attaqueront pas. Continuons. » L'histoire fit le tour de l'armée et conforta sa légende d'invincibilité et de sang-froid face au danger.


Scandaleusement, aucun représentant des insurgés cubains, portoricains ou philippins ne fut consulté ou associé aux négociations.

Ainsi, les Américains qui se considéraient comme des libérateurs furent rapidement jugés par une grande majorité des populations de leurs nouvelles possessions comme des oppresseurs.


Sur le millier de Rough Riders qui était parti de Floride à la mi-juin, seulement la moitié était revenue.


Les Roosevelt recevaient beaucoup (…) Un soir, ils accueillirent à dîner un jeune journaliste anglais, Winston Churchill, qui accompagnait le gouverneur général du Canada en visite officielle. Roosevelt ne fut pas impressionné par son invité, le trouvant « bavard et grossier » car le jeune Anglais avait fumé à table et ne s'était pas levé quand les dames avaient fait leur entrée (…)

Tous les jours, il tenait deux conférences de presse d'une quinzaine de minutes chacune, assis sur le bord de son bureau ou parfois en tailleur sur celui-ci. Il recevait constamment à dîner ou à déjeuner les journalistes flattés d'être associés aux secrets de la vie de l'État. Attentif à son image, il s'entourait de photographes dans ses déplacements.


En effet, Roosevelt avait décidé de soutenir le projet de loi présenté par un élu démocrate, Ford, qui avait pour objet de mettre un terme aux exemptions fiscales dont bénéficiaient les grandes entreprises qui géraient des services publics comme l'eau, les tramways, le gaz ou l'électricité. Ce projet, s'il était voté, rapporterait 26 millions de dollars aux caisses de l’État (…)

« Les républicains doivent tenir l'équilibre dans le combat contre le comportement inacceptable des entreprises et la démagogie de la rue » (…)

Dans le même temps, Roosevelt fit voter plusieurs lois progressistes. La durée quotidienne de travail pour les fonctionnaires fut limitée à 8 heures (…) Roosevelt fit voter une loi interdisant la margarine trafiquée, créant une des premières législations américaines favorisant les consommateurs (…) I fit voter une loi faisant payer de lourdes amendes par les industries qui polluaient les eaux thermales de Saratoga.


Son secrétaire particulier, Cortelyou, l'avait alerté à plusieurs reprises sur les rumeurs d'attentat anarchiste parvenues aux oreilles de la police.

En quelques années, l'impératrice Elisabeth d'Autriche, le président français Sadi Carnot, le Premier ministre espagnol, et tout récemment le roi Humbert d'Italie, avaient été assassinés.

(…) la protection des présidents restait assurée par des moyens artisanaux. On pouvait entrer dans la résidence présidentielle sans difficulté et le président recevait souvent sans rendez-vous n'importe quel citoyen, conformément à la tradition démocratique du « citoyen président » à laquelle les Américains tenaient beaucoup par opposition aux régimes monarchiques d'Europe.

McKinley avait l'habitude de se promener à pied sans escorte dans les rues de Washington et de Canton…


Parmi eux, un jeune anarchiste de 27 ans, Leon Czolgosz. D'origine polonaise, Czolgosz avait vécu dans la misère à Détroit puis à Cleveland (…) Il fut rapidement attiré par les doctrines anarchistes qui se répandaient dans le pays, nourries par la misère et le désespoir du prolétariat (…) Les policiers se précipitèrent et jetèrent à terre l'assassin. « Ne lui faites pas de mal », leur cria McKinley (…) McKinley eut la force de dire à ses médecins : « C'est inutile, Messieurs. Prions. »

(…) le malheureux avait été soigné en dépit du bon sens.


Theodore Roosevelt prêta serment, devenant à 42 ans, le 26e et plus jeune président de l'histoire  des Etats-Unis.


D'une intégrité irréprochable, McKinley, qui était la gentillesse même, avait joui, à juste titre, d'une grande popularité. L'émotion fut donc considérable à travers tous les États-Unis. La dernière prière de McKinley « Plus près de toi, Mon Dieu » fut chantée dans toutes les manifestations publiques pendant des semaines.

Que de fois on dut aller chercher le président en train de faire une bataille de polochons, de la bicyclette dans les couloirs ou du trampoline sur un lit avec ses enfants, pour lui rappeler que des ambassadeurs ou des invités l'attendaient. Couvert de sueur, il devait aller se changer pour être présentable (…)

Tous les soirs, quelles que fussent ses obligations, Edith consacrait une demi-heure à faire la lecture à ses enfants.


Il est de fait que la totalité de son salaire fut affectée aux dépenses de représentation. Les dîners et les réceptions furent particulièrement brillants. Le meilleur champagne et les cigares les plus réputés étaient servis. Chaque diner lui coûtait environ 800 dollars soit près de 16 000 dollars d'aujourd'hui.

Sur une période de six mois entre novembre 1902 et Pâques 1903, les Roosevelt reçurent 15 000 personnes à la Maison Blanche dont un millier pour dîner, 5 000 pour des réceptions diverses, 6000 pour des thés et 1 800 pour des soirées musicales (…)

Le président et sa femme étaient très attentifs au respect de la dignité de la fonction présidentielle. Pour exubérant qu'il fut, Roosevelt ne tolérait aucune familiarité.


Peu de temps après être devenu président, il décida de changer le nom de la résidence présidentielle qui portait depuis l'origine, le nom de « Résidence exécutive » (the Executive Mansion). En effet, Roosevelt estima que ce titre était galvaudé car c'était aussi celui des résidences des gouverneurs des États. Il choisit le nom de « Maison Blanche » parce qu'il correspondait à l'image démocratique qu'il souhaitait donner.


Toute sa vie et sa carrière l'avaient préparé à ses nouvelles fonctions. Il maîtrisait parfaitement l'administration fédérale, celle d'un État et d'une grande ville. Il connaissait bien les principaux responsables du Congrès. Il avait beaucoup voyagé à travers tous les États-Unis et connaissait intensément le peuple qu'il avait désormais en charge. Il avait aussi voyagé à l'étranger et beaucoup réfléchi au rôle que la jeune grande puissance devait assumer dans le monde. Enfin, il avait une immense culture qui lui donnait le recul et l'ouverture d'esprit si utiles à l'exercice du pouvoir.


Roosevelt, qui n'aimait pas le téléphone, préférait les entretiens en tête-à-tête, savait être expéditif et parfois brutal avec des interlocuteurs qui l'importunaient, y compris des sénateurs ou des élus importants.

Comme il l'avait toujours fait, il dictait à toute vitesse et pendant des heures des lettres ou des notes à plusieurs secrétaires à la fois. Il était capable de dicter une critique sur un livre récemment publié et d'appeler immédiatement ensuite un autre sténographe pour lui dicter une lettre sur le problème de la conservation des eaux. Les réunions qu'il tenait étaient brèves et concises. Il avait un grand talent pour aller en quelques minutes au cœur d'un problème et d'un dossier. Il prenait ses décisions après avoir soigneusement consulté son entourage ou ses ministres et s'y tenait.

En temps de crise ou de tension, il était d'un calme olympien (…)

Sa mémoire phénoménale lui permettait de se souvenir des instructions qu'il avait données, à qui il les avait confiées et quels délais il avait fixés pour leur exécution.


Les journées de chasse furent sans grand succès mais complétèrent le mythe de Roosevelt. Alors qu'il était aux aguets avec ses compagnons, il entendit des grognements d'un ours. Ils réussirent à le poursuivre, à l'attraper et à l'attacher à un arbre. Roosevelt, accourant, le trouva épuisé, eut pitié et refusa de l'abattre. Un de ses compagnons tua l'ours d'un coup de couteau.

La presse s'empara de l'incident et l'enjoliva. L'ours devint un adorable ourson protégé par le président contre la méchanceté humaine. À la Noël suivant, des industriels du jouer sortirent en série des oursons en peluche à un dollar cinquante. En trois semaines, l'ourson devint le plus célèbre jouet des États-Unis, et en quelques années, celui du monde entier, associé pour toujours à Teddy Roosevelt. Teddy Bear était né.


Roosevelt promit à Muir de classer Yosemite dans un Parc national…


Le Sénat (…) En 1900, c'était pour l'essentiel un club de millionnaires. Les 90 sénateurs étaient élus pour six ans, non au suffrage universel, mais par les parlements des États, ce qui permettait tous les arrangements et toutes les corruptions. Le poids de l'argent au Sénat était donc considérable (…) Dans l'esprit des rédacteurs de la Constitution américaine, la chambre haute où les petits États avaient une représentation équivalente à celle des grands États, avait aussi pour vocation de faire respecter les droits des Etats par le pouvoir fédéral (…)

Un petit groupe de quatre sénateurs républicains dirigeait de fait le Sénat (…) l’alcool faisait des ravages. Plusieurs sénateurs arrivaient régulièrement ivres morts dans la salle de séance. Les huissiers devaient intervenir pour les aider à se relever. Des bordels de luxe prospéraient à proximité du Capitole et nombre de parlementaires y finissaient leurs soirées (…) On comprend que Roosevelt n'aimait pas le Sénat. Il traitait en privé nombre de sénateurs de « vauriens et de criminels ». Dans la petite ville


Les dix millions de Noirs américains (sur une population totale de 76 millions d'habitants en 1900) vivaient principalement dans le Sud. La grande migration vers le Nord ne commença qu'avec la Première Guerre mondiale (…) 

En 1900 plus de cent lynchages par an étaient recensés aux États-Unis (…)

À Charleston, en Caroline du Sud, il décida, en novembre 1902, de nommer un Noir, William Crum, comme collecteur des douanes. Même les Blancs républicains protestèrent contre cette nomination. Roosevelt répliqua: « Je refuse de fermer la porte de l'avenir et de l'espoir à un homme sur le seul prétexte de la race ou de sa religion ». 


Le président affirma aussi la nécessité de préserver les ressources en eau en particulier dans l’Ouest (…) Roosevelt voulait ainsi renforcer la puissance agricole des États-Unis et maintenir une population rurale suffisante pour équilibrer la rapide urbanisation de la société américaine (…) Ici encore, Roosevelt affirma l'autorité du pouvoir fédéral sur celui des Etats…


En mars 1903, souhaitant classer en réserve naturelle un territoire de la Floride afin de protéger des espèces d'oiseaux en danger, on lui dit qu'aucun texte ne l'y autorisait. Roosevelt répliqua: « Y a-t-il un texte qui me l'interdise ? Non ! Donc je le fais ! ».


Il est vrai qu'à l'époque, aucune loi n'exigeait de rendre des comptes sur les financements des campagnes électorales. Les entreprises pouvaient donner ce qu'elles voulaient.


Il remporta une victoire de dimension historique (…) 57% du total des suffrages exprimés.


Cette conception américaine de la morale internationale selon laquelle, d'un côté, les Etats-Unis ne peuvent pas vouloir le mal et, d'un autre côté, leurs opposants sont immoraux, dominera la politique étrangère de Roosevelt et marquera celle de nombre de ses successeurs (…)

Pendant son premier mandat, Roosevelt put s'appuyer sur son secrétaire d'État, John Hay. Il y avait entre les deux hommes de réels sentiments de confiance et d'amitié. Roosevelt voyait Hay au moins une fois par jour (…) Les deux hommes avaient des tempéraments fondamentalement différents. Hay aimait prendre son temps, détestait être bousculé et reprochait à Roosevelt son impétuosité (…) Il appréciait peu d'être convoqué à Oyster Bay en plein été et de devoir s'entretenir avec Roosevelt quelque instants au milieu d'une douzaine d'autres invités et des interruptions des enfants Roosevelt (…) Les États-Unis doivent à Hay non seulement les fondements de l'étroite relation anglo-américaine, qui allait jouer le rôle que l'on sait au XXe siècle, mais aussi les fondements de la stratégie américaine dans le Pacifique (…)

Roosevelt préférait la diplomatie personnelle et avait peu de considération pour les ambassadeurs ou les consuls américains : « Trop d'ambassadeurs échouent à nous aider et à nous donner des informations de réelle importance et semblent penser que la vie de travail d'un ambassadeur est une sorte de garden-party autour d'une tasse de thé » (…)

Il nourrit une relation de confiance et même d'amitié, qui fut très utile à la France, avec un remarquable ambassadeur, Jules Jusserand (…)

Ses invités, diplomates, journalistes, élus, devaient prendre part à des escalades périlleuses ou, tout nus, à des traversées de ruisseaux glacés. Jusserand dit de Roosevelt, à qui il ne cachait pas son affection, qu’ « il irradiait comme du radium, par son enthousiasme, sa force et son rayonnement » (…)

Le Kaiser admirait Roosevelt. Il ne le cachait pas à ses interlocuteurs étrangers et à la presse qui rapportèrent ses propos flatteurs au président. Roosevelt quant à lui tenait des propos plus ambigus sur Guillaume II. « (…) sa personnalité est marquée par un égoïsme intense... Il est si impulsif parfois qu'il mettrait en danger la paix… »

Six mois avant de devenir président, Roosevelt avait dit à Spring Rice : « Le XXè siècle sera celui des peuples de langue anglaise. ». Roosevelt et Hay ont ainsi contribué, plus que tout autre, à fonder la relation spéciale entre les États-Unis et l’Angleterre (…)

« Notre histoire future sera déterminée par notre position dans le Pacifique face à la Chine plus que par celle sur l'Atlantique face à l’Europe. » (…)

La révolte des Boxers (1899-1901) est le soulèvement nationaliste des Ching contre la présence des étrangers dans leur pays. À la suite du siège des légations européennes par les insurgés, les pays occidentaux intervinrent militairement (ce furent « les 55 jours de Pékin ») en 1900. Cette intervention contribua au renouveau du sentiment national chinois qui aboutit notamment à la chute de la dynastie Qing en 1912 (…)

Le président n'eut jamais beaucoup d'estime pour le régime impérial russe dont il prédit avec justesse l’effondrement (…)

« Si les armées allemandes envahissent la France, nous ne resterions pas immobiles et je serais certainement forcé d'intervenir ».


Ses plus proches collaborateurs ou ministres rejoignaient régulièrement le président sur le court de tennis aménagé à la Maison Blanche et, entre deux parties, réglaient les affaires de l'État, d'où le nom de « tennis cabinet » donné à ce petit groupe…


En mars 1905, Roosevelt conduisit à l'autel sa nièce Eleanor, la fille du malheureux Elliott, qui épousa, à New York, son cousin éloigné Franklin Delano Roosevelt.


C'est ainsi qu'il fut à l'origine de la National Gallery, le splendide musée de peinture établi sur le Mall à Washington. En décembre 1907, il informa le Congrès « qu'il devrait y avoir une galerie nationale de peinture dans la capitale de notre pays ? ». Il négocia l'acquisition des collections de Charles Freer, à la suite d'une rencontre en septembre 1902 avec Freer qui était un richissime magnat des chemins de fer du Michigan.


Deux autres textes importants furent votés pendant la période 1905-1906 : un sur la qualité de la nourriture et l'autre sur celle de la viande. Ils témoignent de la volonté d'accroître le contrôle de l'État sur les industries privées.


(…) 1906, à Brownsville à la pointe sud du Texas, face à la frontière mexicaine, (…) un groupe d'une trentaine d'hommes, tous des Noirs, appartenant au 25e régiment d'infanterie, avaient fait irruption dans la ville, tirant avec leur fusil dans les rues, sur tout ce qui se présentait. Un habitant de Brownsville fut tué et un autre gravement blessé. Cet incident faisait suite à d'autres, les jours précédents, au cours desquels les soldats noirs avaient été interdits d'accès aux bars, humiliés, parfois battus dans la rue et menacés par des Blancs (…) 

Le 5 novembre 1906, la veille des élections et donc trop tard pour susciter une réaction défavorable de l'électorat noir, Roosevelt ordonna la révocation collective de cent soixante-sept soldats noirs dont six étaient titulaires de la Médaille d'Honneur. Ils furent aussi interdits de recevoir tout poste dans l'administration et perdirent leurs droits à pension (…) 

Roosevelt ne varia jamais dans son attitude. Il ne mit jamais en question l'enquête de l'armée. Il refusa de reconnaître qu'il avait pu se tromper. Il montra un entêtement et une insensibilité correspondant à son caractère mais aussi un comportement raciste qui était celui de sa classe et de son époque (…)

L'attitude de Roosevelt à l'égard des Noirs fut aussi celle du démocrate Wilson, élu président en 1912. Cet homme du Sud, tout intellectuel qu’il fût, pratiqua une politique stricte de ségrégation raciale. De même, Franklin Roosevelt, qui avait besoin du soutien des sénateurs sudistes les racistes (…) afin de mettre en œuvre le New Deal et le réarmement des États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, fut d’un grand immobilisme en matière de droits civiques, soulevant la colère de sa femme Eleanor.


Depuis que la guerre russo-japonaise avait commencé en février 1904, du fait de l'attaque-surprise des Japonais contre la base russe de Port Arthur (comme 37 ans plus tard à Pearl Harbour), Roosevelt suivait avec beaucoup d'attention l'évolution du conflit. Dans cette affaire, son objectif fondamental fut d'éviter une rupture de l'équilibre des puissances en Extrême-Orient (…) Ses sympathies allaient clairement vers le Japon dont il appréciait le dynamisme et la qualité de ses gouvernants (…)

Le 8 juin, Roosevelt invita les deux pays à ouvrir des négociations directes (…) Quatre jours plus tard, les belligérants acceptèrent (…) 

Par sa ténacité, son sens du détail et sa vision géostratégique, il avait réussi un coup de maître (…) Du monde entier affluèrent les félicitations (…) Nicolas Il lui envoya en remerciement une épée sertie de diamants. Le Mikado ne fut pas en reste et adressa une série de splendides statuettes.

Guillaume Il lui télégraphia: « Vous avez rendu un grand service à l'humanité? » (…)

Le Comité Nobel du Parlement norvégien lui attribua la prix Nobel de la Paix (…)

Le traité de Portsmouth conduisit aussi à l'hégémonie du Japon sur la malheureuse Corée (…) Il apparait aujourd'hui que Roosevelt ne mesura pas à sa juste dimension le nationalisme et la volonté d'expansion du Japon.


(…) une décision du comité scolaire de San Francisco instaurant la ségrégation raciale contre les enfants d'origine japonaise entraina une vigoureuse protestation du gouvernement nippon (…) Le sentiment raciste anti-japonais prenait le relais de celui, très ancien, contre les Chinois (…)

Le président de la Chambre des représentants Joe Cannon, qui tenait à ce que la main-d'oeuvre à bas prix continue d'arriver sur le marché du travail pour tirer les salaires des ouvriers américains vers le bas, fit écarter une disposition imposant un test d'alphabétisation pour les immigrants âgés de plus de 16 ans.


Quelle balance objective de l'actif et du passif peut-on faire de la politique étrangère de Roosevelt ? (…) Il ne bluffa jamais. Il disait ce qu'il allait faire et on savait qu'il ferait ce qu'il disait (…) 

L'entente avec l'Angleterre et la France fut la deuxième grande réussite de Roosevelt. Elle eut des conséquences considérables sur le XX siècle, Le front des démocraties dont il jeta les bases affronta avec succès deux guerres mondiales et la guerre froide.


Pour lui, les abus et l'absence de régulation faisaient le jeu du mouvement socialiste dont il était un adversaire déterminé (…)

Au total, contrairement à sa réputation, Roosevelt conduisit à l'égard des trusts une politique plus vigoureuse en paroles qu'en actions, et donc au total d'une efficacité limitée.


Sous l'impulsion de Pinchot, la surface des forêts fédérales augmenta pour la seule année 1905 de 25 %. Des forêts immenses furent protégées dans le Colorado, le Nouveau-Mexique, l'Utah et la Californie, en particulier (…) En sept années, Roosevelt créa 150 forêts nationales, plus qu’aucun autre président (…)

En 1906, Roosevelt fit voter le National Monuments Act qui permit le préserver en particulier dix-huit sites exceptionnels. Ce fut le cas de la Devil's Tower dans le Wyoming dont Steven Spielberg se servit dans « Rencontres du troisième type » et du Grand Canyon du Colorado (qui devint un parc national en 1919), de la forêt pétrifiée de l’Arizona (…)

En mai 1908, pour la première fois dans l'histoire des États-Unis, le président réunit à la Maison Blanche les quarante-six gouverneurs des États. Le thème choisi fur celui de la protection des ressources naturelles (…) Roosevelt mit en garde les gouverneurs contre le gaspillage des ressources naturelles et introduisit le concept de « développement durable ».


En août 1908, Roosevelt créa la commission sur la vie rurale dont l'objet était de faire des propositions pour améliorer la vie des fermiers et des éleveurs de l'Ouest et des Grandes Plaines en vue d'améliorer la scolarisation des enfants, l'adduction d'eau, la création de routes, etc. (…) Préoccupé par la rapide urbanisation du pays, le président avait toujours considéré qu'une population rurale prospère était une des conditions de l'avenir et de la vitalité de l'Amérique.


Le 3 février 1909, il décida d'inclure la totalité d'Hawaï dans une réserve ornithologique, acte considérable pour l'avenir du futur État et la protection de ses oiseaux…


En moins de huit ans, il avait mis sous protection 100 millions d'hectares avec une détermination sans faille (…) Son message est toujours actuel et universel : « C'est du vandalisme de détruire au hasard ou de permettre la destruction de ce qui est beau dans la nature, qu'il s'agisse d'une falaise, d'une forêt ou d'un oiseau. Ici, aux États-Unis, nous transformons nos rivières en égouts ou en décharges d'ordures, nous polluons l'air, nous détruisons nos forêts et nous exterminons nos poissons, nos oiseaux et nos mammifères, sans parler de la destruction de nos paysages par des publicités hideuses. »


Finalement, ce fut la solution du canal à écluses qui fut retenue par une loi signée en juin 1906 par Roosevelt (…)

À l'époque, la tradition politique américaine excluait qu'un président quittât le territoire national pendant son mandat (…) En novembre 1906, il se rendit donc à Panama (…)

La visite ne put occulter que 19 000 ouvriers, noirs pour la plupart, travaillaient dans des conditions sanitaires épouvantables. La malaria était endémique et la nourriture était insuffisante ou gâtée par la chaleur tropicale. Les ouvriers tombaient comme des mouches (…)

Roosevelt estima alors qu'il n'était plus possible de mener un tel projet avec des partenaires privés (…) et demanda à l'armée américaine de conduire les travaux.


Qu'allait donc faire Roosevelt après avoir quitté la Maison Blanche ? Il était dans sa cinquante et unième année (…)

À l'époque, les anciens présidents américains ne recevaient aucune pension (…)

Roosevelt avait soigneusement préparé son expédition en Afrique de l’Est (…) Il fut décidé que la famille se retrouverait en mars 1910 au Soudan, à Khartoum (…)

Roosevelt était accompagné de son fils, Kermit, qui avait été autorisé à interrompre ses études à Harvard. Kermit avait 19 ans. Grand, mince et sportif, il adorait les aventures. C'était aussi un brillant intellectuel, réservé et rêveur, remarquablement doué pour les langues. Il connaissait parfaitement le latin, le grec, le français, l'italien, l'espagnol et le portugais. Plus tard, il apprendra l'arabe et le sanscrit (…)

Des scientifiques de haut vol accompagnaient l'expédition dont trois des meilleurs naturalistes américains (…)

Le séjour à Mombasa permit de réunir l'expédition pour un safari de six semaines à environ 400 kilomètres au nord-ouest (…) Jamais on n'avait vu une telle expédition ! C'était une véritable armée dont Roosevelt était le chef. Il insistait d'ailleurs pour qu'on l'appelât « colonel » au lieu de président.

Deux cents porteurs avaient été recrutés. Il fallait compter vingt porteurs par chasseur. Trois étaient affectés à la seule tente de Roosevelt qui en plus disposait d'une salle de bains, d'une baignoire portative et d'une table de travail. Les treize grandes tentes, les livres, les munitions, les instruments et les produits pour naturaliser les prises et les caisses pour les stocker, les provisions de bouche dont 180 kilogrammes de chocolat er 92 kilogrammes de confiture, des boîtes de conserve, du sel et même des cornichons, représentaient un amoncellement considérable. La colonne de porteurs s'étirait sur plus d'un kilomètre (…) Roosevelt avait reçu pour 50 dollars le permis de tuer cinquante éléphants, rhinocéros et hippopotames. Les lions et les léopards étant considérés comme nuisibles, il n'y avait pas de limite à leur chasse (…)

À lui seul, Roosevelt tua 512 animaux. L'inventaire dressé au terme de l'expédition donne une idée du carnage : un millier de gros mammifères, 4000 petits mammifères, 2 000 reptiles, 500 poissons et 11 000 bêtes diverses ! (…)

À Khartoum, Roosevelt fit de nouveau un discours favorable à la colonisation britannique, recommandant aux officiers soudanais et égyptiens d'être loyaux à l'égard de l'Angleterre. Les nationalistes réagirent en accusant Roosevelt de « ne pas savoir de quoi il parle ».


Roosevelt entreprit ensuite une étonnante tournée à travers l'Europe où il fut reçu partout comme s'il était encore président (…) Il exerçait une extraordinaire fascination sur l'opinion publique européenne, informée de ses aventures dans l'Ouest et à Cuba. Il symbolisait la jeune Amérique, terre de liberté, d'espérance et de prospérité pour de nombreux Européens opprimés (…)

À Paris, Roosevelt fut accueilli à la Comédie Française dans la loge du président de la République par une interminable ovation (…) et alla à la Sorbonne prononcer devant une assistance enthousiaste un discours d'une heure 45 minutes sur « les devoirs du citoyen » dans lequel il insista notamment sur l'obligation des hommes d'encourager la natalité. Il souligna aussi que le « sort d'une république, à la différence de celui d'une monarchie qui repose sur une poignée d'hommes, dépend de la qualité de son peuple  (…) Ce n'est pas la critique qui compte, ni celui qui souligne les échecs de celui qui chute ou ce qui aurait pu être mieux fait. Ce qui compte c'est celui qui est dans l'arène, dont la figure est marquée par la poussière, la sueur et le sang ; qui se bat vaillamment ; qui se trompe; qui échoue parce qu'il n'y pas d'effort sans échec ni erreur… Celui qui réussit connaît alors les triomphes des grandes réussites et celui qui échoue le fait en ayant au moins tenté de grandes choses... »


(…) Guillaumme II (…) invita Roosevelt, pourtant simple citoyen, à passer en revue 12 000 hommes qui défilèrent pendant près de cinq heures devant les deux hommes à cheval.

Avant de repartir pour les États-Unis, Roosevelt passa une journée avec le secrétaire au Foreign Office, Lord Grey, observer les oiseaux de la campagne anglaise. Il époustoufla son hôte par sa connaissance des chants des oiseaux qu'il identifia sans difficulté.


L'élection présidentielle de 1912 fut l'une des plus marquantes de l'histoire politique américaine.

Elle fut d'abord celle de l'éclatement du Parti républicain en deux tendances qui ne cessent de se combattre depuis un siècle. Les conservateurs isolationnistes s'emparèrent du contrôle du parti et le gardèrent jusqu'en 1940 quand Willkie qui représentait l'aile libérale et internationaliste fut désigné comme candidat à la présidence.


(…)  il prit position pour la destitution par votation populaire des juges qui défiaient le peuple dans leurs décisions. Pour lui, les juges devaient être soumis au jugement populaire comme les parlementaires. Cette procédure existait dans certains États de l'Ouest, tels la Californie ou l'Oregon, et tendait à se répandre (…) Il est possible que ce discours, qui choqua nombre d'Américains, fut l'une des causes de l'échec final de Roosevelt.


Cependant, la presse, traditionnellement républicaine dans sa majorité, choisit de soutenir Taft. Les grands journaux dépendaient des achats d'espaces par le gouvernement et nombre de propriétaires de petits journaux locaux occupaient des sinécures dans l'administration.


Taft n'était pas homme pour ce type de campagne au sabre d’abordage (…) Un journaliste, qui était allé le voir le soir de son discours de Boston, le découvrit dans un salon se tenant la tête entre les deux mains et sanglotant : « Roosevelt était mon meilleur ami » (…)

Le 12 avril, une tragédie avait touché douloureusement Taft. Archis Butt, son aide de camp qui avait aussi été celui de Roosevelt, périt dans le naufrage du Titanic. Les témoins racontèrent que Butt, qui était un admirable gentleman et qui laissa un journal précieux pour les historiens, s’occupa jusqu'au dernier instant de placer des passagers dans les canots de sauvetage. On le vit debout sur le pont, souriant et d'un courage tranquille, agiter son chapeau, disant à ceux qu'il avait sauvés : « Bonne chance! Saluez de ma part ma famille et mes amis ! » (…) 

Henry Adams, qui rencontra Taft dans la rue près de la Maison Blanche, fut impressionné par la métamorphose physique du président. « On dirait un hippopotame. Il marche et s'exprime difficilement. Je me demande s'il finira son mandat. » De son ton acerbe, Adams compara Taft au Titanic et ajouta : « Le naufrage du Titanic met en cause notre capacité technique alors que l'effondrement du Parti républicain détruit la foi dans notre système politique ».


Obtenant 60 % des voix, Roosevelt humilia Taft, répudié dans son propre Etat, ou son frère possédait pourtant un grand journal qui avait mené une ardente campagne pour le président.


Dans les bars et les halls des hôtels, les partisans de Roosevelt et de Taft en vinrent aux mains. Des journaux assurèrent que Roosevelt était devenu fou.


En 1912, (…) Roosevelt prétendit d'abord ne pas vouloir l'investiture, puis se battit comme un diable pour l'obtenir rout en déclarant que le combat était perdu d'avance, fit semblant de négocier un compromis, exagéra le nombre de délégués contestés pour l'empêcher, contesta des règles dont il s'était lui-même servi en 1904 et en 1908 pour contrôler la convention, et au final rompit avec le parti dont il affirmait depuis trente ans vouloir l'unité.

Le 5 août, à Chicago, dans le même hall où les républicains s'étaient déchirés un mois plus tôt, la convention du nouveau parti progressiste se réunit, sous le symbole de l'élan qui rejoignait l'âne démocrate et l’éléphant républicain dans le bestiaire politique américain. L'immense hall de Chicago était décoré de têtes d'élan, de portraits de Lincoln et de Roosevelt. L'ambiance était celle d'un mouvement religieux.


Ce choix de Roosevelt en faveur des Blancs du Sud fut une grossière erreur politique. Au final, il ne réussit pas à y briser le monopole démocrate dans le Sud…


Le parti progressiste introduisit des méthodes nouvelles pour mobiliser l'électorat. Des acteurs et des actrices firent campagne pour Roosevelt. Thomas Edison prit position pour l'ancien président. Des brochures furent diffusées en allemand et en italien pour toucher les nouveaux immigrants.

En outre, le jeune parti progressiste était incapable de rivaliser avec les appareils des partis en place. Au plan financier, il dépensa environ 600 000 dollars (…) Le Parti démocrate dépensa plus de 1,1 million de dollars pour la campagne de Wilson.

En majorité favorable à Taft, la presse présenta souvent Roosevelt comme un « fou de pouvoir » qui aspirait à la dictature.


Habilement, en épousant la plupart des thèses de Roosevelt, Wilson repoussait Roosevelt vers la gauche car celui-ci avait besoin de se différencier du candidat démocrate (…) Wilson continua de réaffirmer son attachement à la suprématie blanche dans le Sud, tout en déclarant qu'il veillerait à « traiter la race noire avec justice ». Il continuait à être opposé aux « relations sociales entre les races ».


La foule l'acclama. Il se leva pour la saluer de la main droite, À ce moment, un homme se précipita et, d'un coup de revolver, lui tira dessus. Le terroriste fut immédiatement arrêté. Roosevelt demanda qu'on ne lui fasse pas de mal et qu'on le lui présente. Il l'interrogea: « Pourquoi as-tu fait cela ? Quel est ton motif ?»

Sans attendre la réponse, il s'assit dans la voiture. Mettant sa main sur la bouche, il ne vit pas de sang et il conclut que les poumons n'avaient pas été atteints.

Passant sa main sur sa poitrine, il la retira ensanglantée. « J'ai été touché mais je ne pense pas que ce soit sérieux. » dit-il à son chauffeur. Il refusa d'aller à l'hôpital. « Je veux faire mon discours. C'est peut-être le dernier. Je veux prononcer celui-là ! » (…) 

Dès qu'il fut descendu de la tribune, les médecins le conduisirent à l'hôpital. Six chirurgiens l'attendaient. L'examen confirma que la balle avait pénétré sous la cinquième côte, à moins d'un centimètre du cœur (…)

Le terroriste était un fou de 36 ans, John Schrank qui avait rêvé que McKinley lui avait demandé de le venger en tuant Roosevelt.


Wilson fut facilement élu avec 6,2 millions de voix (…) Roosevelt arriva second (…) et Taft loin derrière… Debs (…) obtenant 900 000 voix et 6 % des suffrages, nombre record de voix jamais obtenues par un socialiste dans l'histoire des États-Unis.


Au plan international, on ne peut pas ne pas s'interroger sur les conséquences qu'aurait pu avoir l'élection de Roosevelt sur le déroulement de la Première Guerre mondiale. Il fut en effet partisan d'une intervention massive des États-Unis aux côtés des alliés dès 1915. Le sort du monde en eût certainement été changé.


Il utilisa l'interminable voyage en train vers le nord pour écrire les articles destinés à Outlook, dictant sans cesse du courrier à Harper et poursuivant ses lectures : Épictète, Homère, Xénophon, Dante, Shakespeare... Jamais un moment d'inaction ou de repos.


La superficie de la région à explorer était énorme : 1 600 kilomètres de long sur 700 kilomètres de large. Il n'existait aucune carte autre que celles qui retraçaient l'Amazonie et la Madeira, laissant une grande tache blanche où coulait la rivière du Doute et qui était grande comme deux fois la France (…)

Le gouvernement brésilien avait mis à la disposition de l’exploration « Roosevelt-Rodon », car tel était son nom officiel, plusieurs officiers, deux médecins et un géographe et un contingent de cent quarante-huit hommes pour transporter le matériel et les provisions jusqu'aux sources de la rivière du Doute (…) Il restait encore 500 kilomètres à faire pour atteindre les sources de la rivière du Doute. Deux cent cinquante mules composaient le long cortège qui serpentait à travers les hauts plateaux (…)

Roosevelt, qui pestait contre le temps perdu, prenait toute sa part du travail et des dangers, refusant tout privilège, poussant les pirogues ou les portant avec les autres, faisant le feu voire la lessive collective. Cherrie raconta plus tard sa stupéfaction de voir un ancien président des États-Unis lui rapporter ses sous-vêtements qu'il venait de laver.

A la grande surprise des explorateurs, la rivière parcourait un paysage luxuriant dans un silence quasi-total ce qui ajoutait à l'ambiance pesante :

« Il n'y avait pas beaucoup d'oiseaux et la forêt était silencieuse pour l’essentiel » (…) Rondon savait que des tribus vivaient dans les parages. Elles avaient la réputation d'être cannibales et de rendre des embuscades aux rares Blancs qui avaient eu l'audace de s'aventurer. À l'occasion de ses chantiers télégraphiques, Rondon avait perdu plusieurs hommes retrouvés transpercés de flèches, enterrés vivants, démembrés ou décapités. Il imposa à ses compagnons des tours de garde pendant la nuit. Il allait faire lui-même des rondes à toute heure. Chaque soir, il laissait de la verroterie et des petits objets à proximité du campement pour amadouer les tribus. Le matin, tout avait disparu. La menace d'une attaque fut donc constante. Un soir, à quelques dizaines de mètres du campement, le chien de Rondon fut retrouvé criblé de flèches (…)

Chaque chute ou rapide, et parfois un étranglement soudain du cours de la rivière, interrompait la navigation. Pour passer, les hommes devaient porter les pirogues et leur chargement par la terre au milieu de la végétation qui devait être d'abord éclaircie à coups de machettes, escalader des falaises, puis hisser avec des cordes les pirogues en les faisant rouler sur des centaines de rondins de bois et ensuite les redescendre par les mêmes moyens en évitant de les laisser se fracasser avec leur chargement sur les rochers. Et cela plusieurs fois par jour (…)

Roosevelt se joignit à l'effort collectif. En luttant dans l'eau, il glissa et heurta violemment un rocher avec sa jambe droite blessée dans son accident de 1902. La cicatrice se rouvrit. Le médecin essaya de la panser mais l'humidité et la chaleur déclenchèrent une infection. Roosevelt marchait de plus en plus difficilement. Il souffrait sans se plaindre. Mais ses traits devenaient de plus en plus tirés. Il parlait peu. Il dormait et mangeait de moins en moins.

Roosevelt fut alors saisi d'une forte fièvre, induite par le paludisme et l'infection. Il délira pendant plusieurs jours. On le mit dans une pirogue recouverte d'un abri de fortune pour le protéger du soleil. Le médecin brésilien tenta de l'opérer. Il n'y avait pas de produit d'anesthésie. Roosevelt supporta sans un mot l'incision au couteau et le raclement de l'os de sa jambe, suscitant l'admiration de ses compagnons (…)

Au prix de grandes souffrances et privations, les dix-neuf hommes avaient découvert et cartographié le plus grand affluent de la Madeira, ouvrant à l'exploration un immense territoire dans le nord-est du Brésil. Roosevelt et ses compagnons avaient parcouru plus de 800 kilomètres en pirogue, franchissant plus de deux cents rapides et chutes (…)

Si sa blessure à la jambe allait mieux, l'infection s'était répandue dans son corps. Un abcès à la fesse l'empêchait de s'asseoir. Il ne mangeait plus et souffrait de violentes douleurs aux oreilles sans doute dues à une consommation excessive de quinine. Il était miné par la dysenterie. Il avait perdu plus de 30 kilos, soit un quart de son poids (…)

Dans la grande ville du Nord-Est, l'expédition se sépara. Roosevelt, clopinant et appuyé sur une canne, remercia individuellement chaque homme et remit deux pièces d'or chacun. « Vous êtes tous des héros ! », leur dit-il. Plus tard, Roosevelt tarit pas d'éloges sur ses compagnons brésiliens. « Un pays qui a de tels hommes est appelé à un grand avenir », écrivit-il (…)

Trente-deux caisses de spécimens d'animaux furent embarquées à bord. La collection d'animaux, dont quatre cent cinquante mammifères, fut l'une des plus importantes entrées du musée américain d'histoire naturelle (…)

Dans le livre qu’elle consacra à son frère, Corinne Roosevelt écrivit que l’expédition en Amérique du Sud lui avait coûté dix ans de sa vie (…)

« Nous avons mis sur la carte une rivière d'environ 1500 kilomètres... le plus important affluent de la Madeira, complètement inconnu de tous les géographes. » (…)

L'exploration sur la rivière du Doute reçut une reconnaissance internationale. Les noms de Roosevelt et de Rondon furent ajoutés sur la plaque de la National Geographic Society où figurent aussi Byrd, Admunsen et Peary, autres grands explorateurs du XXe siècle (…) Rondon fut honoré dans son pays comme l'un des plus illustres Brésiliens. Il poursuivit ses explorations et s'illustra en protégeant les tribus indiennes contre les agressions de la civilisation. À la fin de sa vie, le gouvernement l'éleva à la dignité de maréchal. Un État de la fédération brésilienne porte désormais son nom, le Rondonia, dans l'ouest du Mato Grosso.


Il reprocha à la fois à Wilson d'être un spectateur passif de la tragédie européenne et de ne pas préparer l'armée américaine à assumer son rôle défensif en cas d'agression allemande (…) Il attaqua violemment les pacifistes, les comparant à des « eunuques ». En leur reprochant de mettre sur le même plan l'agresseur et les agressés, il prit clairement parti contre l’Allemagne (…)

Il s'abstint d'attaquer publiquement Wilson mais fit part à nombre de ses amis de son mépris pour le président à qui il reprocha d'être un lâche : « C'est un couard abject » (…)

Accusé de militarisme par un journaliste, il compara son agresseur à « une chose qui rampe et qui, quand on marche dessus, ne laisse même pas une trop grande tâche sur le parquet ». 


Le Parti progressiste mourut aussi du succès de ses idées. Wilson mit en œuvre l'essentiel de son programme : l'élection des sénateurs au suffrage universel, l'impôt sur le revenu, la réforme monétaire, les lois sociales sur le travail des enfants, une nouvelle loi contre les trusts et la baisse du tarif extérieur.


Dès le début de 1917, le conflit mondial menaça de plus en plus les États-Unis. Le 1er février, le gouvernement allemand annonça la guerre sous-marine à outrance. Trois jours plus tard, Wilson rompit les relations diplomatiques avec le Kaiser.

Roosevelt approuva la décision et proposa à nouveau de constituer une division de volontaires (…)

Clemenceau intervint auprès de Wilson pour que Roosevelt vint en France: « Son nom résume la beauté de l'idéalisme américain. C’est un idéaliste... Vous connaissez trop la philosophie pour ignorer que l'influence des grands hommes sur les gens excède leurs mérites personnels à cause de la légende qui les entoure... Le nom de Roosevelt est légendaire dans notre pays. Vous devez savoir que les poilus demandent : où est donc Roosevelt ? » (…)

Dans le refus de Wilson, il y avait des motifs parfaitement justifiés (…) En 1917, ce n'était pas de romantiques dont le pays avait besoin mais de soldats de métier aguerris. La guerre des tranchées et les massacres quotidiens, le gaz asphyxiant, les mitraillettes n'avaient absolument rien à voir avec l'expérience des Rough Riders de 1898.

Personne ne pouvait aussi argumenter raisonnablement que Roosevelt, âgé de 59 ans, presque obèse, borgne, rongé par la malaria et l'artériosclérose, eut pu faire un commandant approprié quand on sait que moins de vingt mois plus tard, il mourut. À cela s'ajoutait la réputation d'imprévisible que trainait à juste titre Roosevelt (…) Comment eût-on pu sanctionner un ancien président en cas de probable insubordination ?


Au printemps 1917, l'armée américaine manquait de tout. Les hommes recrutés grâce à la loi sur le service militaire, votée seulement en mai, devaient d'abord être formés avant d'être envoyés en France. On les rassemblait dans des camps totalement inadaptés, sous-équipés y compris au plan sanitaire, où nombre d'entre eux tombaient malades voire mourraient. Les armes, les munitions, les avions et les tanks, les uniformes et même les chaussures manquaient cruellement.


Le 11 mars, Archie fut grièvement blessé à la jambe et au bras, près de Gondrecourt, en Lorraine. Ramené à Paris, il fut opéré par son beau frère Richard Derby à l'hôpital américain qui put éviter de justesse l'amputation. Le gouvernement français lui attribua la Croix de Guerre (…) Dans une lettre à Clemenceau, il écrivit : « Je suis plus fier de sa décoration que d'avoir été élu président ».


Quentin achevait sa formation complémentaire à Issoudun sur des avions français. Il faisait l'unanimité par sa gentillesse et sa jovialité: « Nous avons comme chef un fils de Roosevelt. Tous s'attendaient à trouver un enfant gâté. Cette idée a été effacée au premier contact [...) Gai, chaleureux et absolument franc dans ce qu'il dit ou fait [...] Il pense toujours à ses hommes avant de s'occuper de lui » dit de lui un de ses camarades.

Il avait survécu à deux atterrissages forcés et s'était gagné une solide réputation de casse-cou.


À nouveau, en mai Roosevelt entreprit une tournée épuisante dans le Middle West multipliant les discours en faveur de l'effort de guerre,  l'attitude de certaines communautés d'origine allemande hostiles à la guerre: « Nous sommes une nation et non une auberge de polyglottes.... Il n'y a pas de place ici pour des Américains à cinquante pour cent. Il ne peut y avoir qu'une seule loyauté et une seule nationalité et un seul langage ».


Fin mai, Ted fut gazé près de Château-Thierry au cours de l'offensive de Ludendorff sur l'Aisne. Ramené à Paris, il resta aveugle pendant plusieurs jours puis repartit au front. Il avait été promu colonel (…)

Les journaux français et américains comparaient en première page les quatre fils de Roosevelt qui se battaient avec leurs camarades et prenaient tous les risques avec les six fils de Guillaume Il nommés à l'état-major où aucun danger ne les menaçait (…)

Le crâne traversé de deux balles, Quentin était mort. Son avion s’était écrasé à Chaméry, un petit village à l'ouest de Reims, à l'intérieur des lignes allemandes. Les Allemands, qui rendirent publiquement hommage à son courage, l'avaient enterré sur place après lui avoir rendu les honneurs militaires et lancé par avion ses effets personnels au-delà des lignes.


Roosevelt adorait ses enfants. Dans une ineffable complicité, il était l'un d'entre eux. Pourtant, il n'hésita pas à les abandonner pour partir à la guerre de Cuba en 1898. Par l'exemple et l'exhortation, il leur imposa des exigences de vie élevées. Ses fils les acceptèrent avec enthousiasme, notamment celui de la guerre, test ultime de l'homme d'honneur.


Il marqua son opposition résolue au projet de Ligue des Nations (…) Il ne croyait pas à l'idéal de fraternité internationale. Seule une armée nationale forte pouvait garantir la paix. Les Etats-Unis ne devaient pas se laisser entraîner par un traité international dans des conflits qui ne seraient pas les leurs.


Le 11 novembre alors que l'Armistice était signée, Roosevelt fut admis en urgence à l'hôpital Roosevelt de New York.


Au sud-ouest du Dakota du Sud, près de Rapid City, le Monument national du Mont Rushmore fut construit entre 1927 et 1941. Quatre gigantesques têtes de président furent sculptées par Gutzon Borglum : celles de Washington, de Jefferson, de Lincoln et de Theodore Roosevelt.


Mais, il fut un grand réformateur et non un révolutionnaire. Pour lui, la résistance aux changements menaçait au contraire ce qui méritait d'être préservé. Il réforma pour conserver ce qui devait l'être et éviter que le pays ne cédât aux sirènes du socialisme naissant.


Dans son discours à la Sorbonne en 1910, il dit: « Qu'importe pour un homme s'il doit échouer ; au moins s'il échoue ce doit être en tentant de grandes choses, de sorte que sa place ne soit pas avec ces âmes timides et insensibles qui ne connaissent ni la victoire ni la défaite... »


Ted Roosevelt (…) fut nommé gouverneur de Porto Rico et ensuite des Philippines par le président Hoover (…) il entreprit une belle carrière dans les affaires et devint président d'American Express (…)  il débarqua en première ligne sur les côtes normandes à Utah Beach, le 6 juin 1944.

Sa bravoure sous le feu lui valut la plus haute distinction militaire américaine et la Légion d'honneur. Il décéda brutalement d'une crise cardiaque e 12 juillet, près de Cherbourg. Il est enterré au cimetière américain l'Omaha Beach. 


Archie Roosevelt (…) En 1942, en dépit des graves blessures qu'il avait reçues en 1918, il s'engagea dans l'armée, à 48 ans. Il combattit en première ligne dans le Pacifique, en Nouvelle-Guinée notamment. Il fut grièvement blessé en 1944 et reste à ce jour le seul Américain à avoir été déclaré invalide à 100% à deux reprises.