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dimanche 15 septembre 2024

« Le cheval rouge » d’Eugenio Corti (1983)

C'était le 10 juin 1940 (…) À cinq heures, la sirène de l'usine sonna donc l'arrêt du travail, et pour beaucoup ce signal à une heure insolite sembla différent jusque dans le son, comme mystérieux et de mauvais augure.

« Parce que, Dieu merci les stupidités des autres, des rouges - qui avaient été la cause première de tout désordre et donc de la montée du fascisme -, les stupidités des rouges, donc, n'ont pas de prise sur ces gens-là.» Il précisa à part soi : « N'ont pas de prise sur nous. Pourquoi serais-je différent de tous ceux-là ? » Il ne se sentait pas différent parce que maintenant il était industriel, lui qui avait commencé par être ouvrier, puis qui avait été un certain temps technicien. Quant au niveau d'études, il s'était arrêté à l'école primaire, comme eux tous. Ainsi - comme celle de presque tous les industriels de la région - sa tournure d'esprit restait populaire et chrétienne, à l'instar de celle du reste de la population. (C'était précisément cela, que les industriels fussent de souche populaire, qui, dans les décennies précédentes, avait permis à la culture chrétienne du peuple de fleurir et de s'affirmer dans tous les domaines. Tant que les propriétaires terriens, d'organisation libérale et maçonnique comme dans le reste de l'Italie, avaient prévalu ici aussi, les orientations culturelles du peuple, qui remontaient à saint Charles et à la réforme catholique, n'avaient pu s'exprimer qu'à un niveau subordonné. Mais depuis que l'importance des propriétaires terriens avait été battue en brèche, puis carrément éliminée par celle des industriels d'origine ouvrière, le climat de la Brianza était devenu uniformément «blanc».


Elle était profondément croyante et en communion avec l'Esprit-Saint, et, en la voyant prier - à l'instar de certaines femmes du peuple -, on avait l'impression que la principale et la plus vraie des réalités n'était pas pour elle la terrestre et visible, mais bien l'autre, la transcendante (…)

Les invocations égales du rosaire se succédèrent. Dans l'esprit de Giulia (et par ricochet dans celui des autres), elles étaient pareilles à un toc-toc sur la porte de l'au-delà, conformes aux préceptes de l'Évangile: frappez, ne vous lassez pas de frapper, on vous ouvrira.


Un matin où le chant des ouvriers s'était mêlé à ce bruit, le garçon, levant la tête des tableaux de paye, s'était laissé aller à l'écouter. D'habitude - comme ce matin précisément - les ouvriers chantaient des chansons populaires (des chants de montagne, Quel mazzolin di fiori et autres), mais parfois aussi des chants sacrés en italien et en latin, les litanies du rosaire surtout, qui, singulièrement, s'accordaient par leur rythme avec celui toujours égal des métiers.


Il était enchanté de l'impression que lui avait faite la main de Patrizia : une impression qu'il qualifia sommairement « d'ordre esthétique » ; il n'aurait jamais cru qu'une main - une simple main, fût-elle avec des ongles laqués - put être aussi agréable. « Bon sang, pensa-t-il, quels chefs-d'œuvre que les femmes! »


- Donc, les mulets te plaisent, hein ? avait dit, à bon compte sarcastique, le professeur Zaroli. Réponds.

Tintori avait fini par se rendre.

- Oui, les mulets, et les bateaux, et... tout ce qui existe me plait, avait-il répondu en substance.

Ce qu'Ambrogio se rappelait maintenant, c'était qu'à cette occasion le mot « mulets », le mot « bateaux », avaient, dans la bouche de son camarade, revêtu une sorte de charme étrange.


- Vous êtes jeunes, dit-il, vous plaisantez là-dessus parce que vous ne vous rendez pas compte de ce que représente pour un père le risque de perdre son fils. Et qu'alors ce fils est aussi perdu pour Notre-Seigneur. Avec toutes les idées et les façons de penser fausses qui circulent aujourd'hui.


- L'art, dit le jeune homme, c'est «l'universel dans le particulier»…


Les Italiens (…) sont pourtant sans pitié pour les animaux…


Qu'on pense, en dernier ressort aux incroyables boîtes pour la nidification des étourneaux installées sur les baraquements d'Auschwitz par les bourreaux qui avaient le cœur tendre pour les oiseaux.


- (…) Tu as quelque chose contre le Moyen Âge ? Regarde un peu autour de toi - Michele montra au-delà des fenêtres : Vois les bâtiments de cette université. Ils ont été construits plus ou moins à cette époque-là. Compare-les au reste, aux constructions faites après - par exemple cette construction moderne -, et dis-moi si les gens savaient mieux construire à l'époque ou aujourd'hui - il souffla : Ce n'est même pas comparable.


En somme ce que je comprends, c'est que, tout en ayant les mêmes traits, il est possible d'être ou très laid ou très beau.


Ainsi, son opinion à propos de la grossièreté des Toscans persistait (et ne le quitterait plus tout au long de sa vie)…


Pour ce qui était des manœuvres, des études, des horaires, la vie au cours était véritablement très dure : certains la définissaient comme un reliquat de barbarie médiévale, ce qui provoquait la colère du jeune homme - voilà bien les habituelles couillonnades de la culture des Lumières !


Après la Hongrie, le convoi s'avança entre les montagnes couvertes de sapins de la Slovaquie. Le lendemain matin comme les quatre jeunes gens s'éveillaient, il parcourait résolument la Pologne méridionale. Il y avait, dans l'infatigable progression du massif convoi, quelque chose d'inéluctable et comme fatal ; on aurait dit que son vacarme monotone ne s'arrêterait jamais.


Il se prit à désirer que l'Italie ne soit plus une nation aussi phraseuse, qu'elle n'ait pas un poids militaire aussi modeste ; il éprouva de façon poignante le désir juvénile que sa patrie fasse preuve de bravoure et qu'elle dépense sa force pour le bien ; non seulement son propre bien, mais aussi celui des autres peuples. Conception chevaleresque de la guerre, qui parfois refait surface chez le catholique...


Entre deux villages il n'y avait, sous le ciel omniprésent, aucun mouvement, à part, de temps à autre, quelques vols de corbeaux qui s'élevaient d'un point pour aller se poser en un autre, non loin de là, et qui demeuraient oscillants au sommet des arbres, chaque volatile ressemblant alors à un lambeau de vêtement de deuil.


Le bataillon entier était sorti du bois et se jetait sur l’ennemi (…) pour Stefano, dont les oreilles bourdonnaient à cause de la pression de son sang, tout ce qui ne se passait pas dans son voisinage immédiat était sans intérêt.


(…) les chroniques de Flavius Joséphe lui étaient revenues en mémoire, la réprobation adressée aux dieux par les Romains durant le siège de Jérusalem en 70, quand ils avaient appris que, dans la ville, les Juifs mangeaient leurs morts.


D'abord, il faut toujours se rappeler que le ciel tourne, je veux dire qu'il semble tourner, autour d'un axe qui passe par nos deux pôles et par l'étoile Polaire.. (…) Sauf les constellations les plus proches de l'étoile Polaire, qui se voient toute l'année, les autres changent avec les saisons…


« Qu'est-ce qui peut bien nous émouvoir à ce point ? se demanda tout à coup Ambrogio. Si elles étaient dites au lieu d'être chantées, les paroles de ces chansons porteraient presque à rire. Pourtant, chantées comme ça, elles bouleversent : c'est qu'elles prennent alors un sens indéfinissable. »


Dans l'armée italienne, il n'existait pas d'armes antichars de tranchée, comme des lance-fusées ou des lance-roquettes, que toutes les autres armées possédaient.

(« Les descendants de Léonard de Vinci, pensa Ambrogio, qui ne disposent même pas des moyens techniques les plus élémentaires… » Vraiment, pour ce qui était de l'armement, le fascisme n'avait rien fait d'autre que bavarder!)


Les étendues de tournesols morts lui donnaient maintenant, avec l'approche du crépuscule, un opprimant sentiment de tristesse. Comme à l'aller, le sous-lieutenant ne rencontrait pas âme qui vive. A un moment donné, il arrêta le véhicule et, sans en descendre, stoppa le moteur. Parce qu'il n'y avait pas trace de brise, il se trouva alors dans un silence total, incroyable. Jamais auparavant il n'avait eu l'expérience d'un silence aussi complet. Et jamais, se dit-il, il n'aurait pu l'avoir dans son pays, sinon peut-être au sommet des montagnes les plus hautes. Il ressentit le besoin d'entendre un bruit quelconque et, plus encore, le besoin d'une présence humaine. Mais seule l'entourait la foule des tournesols morts, fragiles, qui, semblables à de petits squelettes aux crânes pesants courbés vers la terre, paraissaient s'appuyer les uns aux autres, pour se soutenir mutuellement avant de s'écrouler pour toujours. D'un coup de pied énergique il remit le moteur en marche et repartit.


- Ton futur beau-frère, rapporta-t-il, reçoit toutes les deux semaines une lettre de sa sœur Giustina. Et toi ?

- Moi aussi, à dire vrai, répondit Luca, baissant la voix par pudeur instinctive. Quelquefois elle ne sait même plus quoi écrire dans ses lettres, la pauvrette, et elle met sur le papier les paroles du prêtre à l'église.


Vint l'automne. Du nord-est (c'est-à-dire de la Sibérie), un vent de plus en plus froid commença à souffler par intermittence. Petit à petit il devint si mordant que, de leur propre initiative, les artilleurs creusèrent des trous à l'intérieur des tentes, de façon à pouvoir dormir abrités de son souffle.


- Pendant ce temps, vous autres, disposez dehors, devant le refuge, les coffres radio, le goniomètre de la deuxième patrouille, les téléphones et le reste du matériel : tout ce qui vaut quelque chose et qui ne doit donc pas finir aux mains de l'ennemi.

À ces mots, le vague brouhaha cessa et tous regardèrent l'officier avec inquiétude.

- Eh bien ? fit celui-ci. Qu'est-ce qu'il y a, vous voulez peut-être emporter tout ça sur vos épaules ? Hein ? Allons, courage plutôt.

Tout en parlant, il se sentait beaucoup plus résolu qu'il ne l'avait été jusque-là, tant donner l'exemple aux autres le stimulait lui-même.


Conscients de l’horreur qui menaçait leur patrie, les Roumains, bien que mal armés, combattaient avec la ténacité du désespoir et un extraordinaire courage dont il ne resterait ensuite même pas le souvenir.


(…) la colonne avait été surprise par une grande formation de chars russes (…)

Les chauffeurs italiens ne disposaient pour se défendre que de pistolets et de mousquetons, et plus d'un avait tenté de fuir en lançant l'engin hors de la piste, mais il s'était empêtré dans la neige vierge, ses roues tournant follement à vide (…)

En l'espace de six ou sept minutes, la grande colonne avait été anéantie. Un dixième à peine de ses six cents véhicules avait pu échapper à la destruction, se cachant entre les masures de paille de Vertchakovski, ou parvenant à s'échapper sur quelques petites pistes secondaires.


Le chaud ! C'était quelque chose d'aussi attirant que la vie même, quelque chose d'indiciblement vital. Peu de gens s'en rendent compte en temps normal.


Dehors également, parmi ceux qui étaient allongés en plein air dans le gel horrible, certains avaient fini par s'endormir. Pas le sous-lieutenant Acciati toutefois qui, toujours étendu sur sa toile de tente, attendait que ces heures pénibles s'écoulent, et que son tour arrive enfin d'entrer dans la maison.


Ils piétinèrent de la neige intacte assez longtemps, péniblement (…) Tous étaient accablés de fatigue.

- Le plus beau, dit l'un d'eux pendant une brève halte, c'est qu'à peine arrivés il nous faudra nous remettre à trotter avec le régiment.


Même pour les Russes, cette immobilité à quinze, vingt degrés au-dessous de zéro, était torturante. Elle rappelait avec insistance au lieutenant Laritchev l'appel sur l'esplanade, au camp sibérien, certaines aubes d'hiver, alors que les gardes à moitié analphabètes se trompaient sans cesse dans le compte. Quel cauchemar que ces jours-là ! Maintenant, il était tenu de bien se comporter, et même plus que bien, parce que sa peine avait été seulement suspendue : sa peine de dix ans (l'habituelle « dizaine») pour un délit politique non commis. «Quelle vie de merde !...» Cette attente à l'air libre lui remettait aussi en mémoire certaines compagnies qui, les jours précédents, en vue de l'actuelle offensive, avaient été transférées au-delà du Don sous les lignes italiennes et mises en position d'attente, parfois quarante-huit heures avant l'assaut. Quand ensuite était venu le moment d'attaquer, certaines n'existaient plus, détruites presque jusqu'au dernier homme par le froid et par les coups de mortier délirants d'un ennemi épouvanté (…) La quasi-totalité des soldats russes avait par contre vécu chose avec son habituel fatalisme foncier. De la même façon pensa le lieutenant, qu'ils acceptaient tous avec fatalisme depuis des années, les incessantes et arbitraires déportations dont ils sont parfaitement au courant. « Mon pauvre peuple habitué à être maltraité et massacré, depuis toujours ! »


(…) quand les Allemands avaient envahi le pays, la majorité des Russes, lui comme les autres, avait souhaité qu'ils continuent d'avancer, qu'ils voient une fois pour toutes la peste communiste... mais les Allemands n'avaient rien compris, en enfoirés qu'ils étaient. Ils avaient le meilleur allié qui se puisse imaginer, le peuple russe lui-même, et ils s'étaient mis eux aussi à le massacrer.


Malgré les pertes subies par le bataillon frère, tous éprouvaient une extraordinaire exaltation pour le succès - vraiment superbe - remporté en perçant le piège ennemi, et ils avaient un intense désir de continuer à avancer. Chacun avait l'impression de pouvoir, avec des compagnons comme ceux-là, arriver au bout du monde, réussir n'importe quelle entreprise.


C'est alors que survint un fait atroce : certains se mirent à demander de façon pressante quelque chose à l'un de leurs sous-officiers armé d'un pistolet, lequel d'abord refusait et tergiversait ; puis il finit par consentir : pointant le pistolet sur la tempe d'un soldat, il fit feu et l'abattit. Tout de suite, d'autres s'avancèrent, demandant à être tués (…) Impressionné, bouleversé (« Pas ça... Pas ça... Vous ne vous rendez donc pas compte, malheureux, que vous êtes sur le point de vous présenter devant le tribunal de Dieu ? Vous êtes catholiques vous aussi, non? »), Stefano détacha son regard de ce suicide collectif, s'imposant de ne voir que l’ennemi.


Comme les Italiens avaient déjà eu l'occasion de le constater pendant les haltes, les Allemands continuaient, en dépit de la situation, à afficher une satisfaction toute germanique vis-à-vis de la puissance de leurs moyens (pourtant bien insuffisants confrontés à l'effroyable nécessité !), ainsi que de la confiance en eux-mêmes et un fier mépris de l'ennemi.


« Mais comment chacun ne se rend-il pas compte que le désordre est entre toutes, la chose la plus dangereuse ? Je ne comprends pas... Le point crucial, c'est que chez nous, Italiens, on ne compte jamais sur les autres, qu'ils soient supérieurs, inférieurs, ou de même grade : voilà le vrai problème, c'est que nous n'avons pas confiance les uns dans les autres. »


Mais ceux-là (ceux qui étaient décidés à faire leur devoir, ceux qui, en temps normal, avaient entraîné les autres et fait de l'armée une véritable armée, les mêmes qui, en Italie, font de notre peuple un peuple) ne parvenaient plus à présent à vaincre une inertie aussi énorme et diffuse, et finissaient par en être paralysés.


« À terre ! hurla le sous-lieutenant, tous à terre. Préparons-nous à répondre au tir.»

Mais personne ne lui prêtait attention, la marée le poussait même davantage, l'obligeant à reculer encore. A la fin, les faibles cordons çà et là se brisèrent, des éperons de foule sortirent de la masse et commencèrent d'avancer vers la vallée dans la neige vierge. « Ce ne sont plus des soldats, s'exclama le jeune homme, tournant vers son ordonnance sa tête désormais couverte du seul passe-montagne. Ceux-là ne sont plus des soldats. ».

Il devait se souvenir de cette phrase toute sa vie : à peine l'avait-il prononcée en effet qu'il se sentit touché au bras droit, à la hauteur du biceps, et en même temps dans la poitrine, comme si on l'y avait frappé du tranchant de la main. Sans bouger, il examina d'abord son bras, calmement et avec attention, comme s'il s'agissait de celui d'un autre.


Polémiquer est facile, et c'est la ressource des faibles ; cette fusillade n'avait malheureusement aucune justification. Le jeune homme continua à marcher en silence.

C'était donc ça, ses compatriotes ? Tant de travail, pensait-il, tant d'efforts pour discipliner les soldats, en faire une armée. Lui aussi avait participé pour sa modeste part. « Et voilà qu'il a suffi de trois jours seulement, non, de combien? deux jours seulement de retraite, pour nous réduire à cet état.Comme ils se découragent vite, les nôtres ! »


«La vérité, c'est que nous sommes bordéliques, même dans la vie civile...» Il se remémorait le tapage continuel, le désordre, sur les routes et partout, le chahut pour monter dans le train ou seulement pour acheter des billets de cinéma, le malin plaisir que trouvent les Italiens à se moquer de l'autorité (« sauf peut-être, à bien réfléchir, de l'autorité familiale, qui est la seule avec laquelle ils ne plaisantent pas »), leur goût aussi de frauder le fisc, le point d'honneur, pourrait-on dire, qu'ils s'en font. « Comment espérer après cela qu'une fois en uniforme des gens pareils deviennent disciplinés comme par enchantement ? Qu'ils le deviennent vraiment, c'est-à-dire dans leur for intérieur. »


Ambrogio était entré dans un état d'intense fébrilité avait des frissons et éprouvait une soif persistante que la neige avalée ne suffisait pas à étancher. Il ressentait aussi cela était bien pire - une sorte d'engourdissement croissant comme si son cerveau le quittait.


Avec l'approche de la nuit, le froid se faisait de plus en plus impitoyable. Sur tous les passe-montagnes, il y avait de nouveau des masques de givre, l'air qui entrait dans les poumons semblait brûlant tant il était gelé. À cause du croissant épuisement de ses membres, chacun aspirait ardemment à une halte, même brève. Contrastant avec cette impérieuse nécessité, l'esprit devinait pourtant, confusément, qu'en cas de halte le froid pouvait aussi gagner la partie. Pour ceux qui connaissaient leurs limites de résistance (ou qui croyaient les connaître, parce que - comme beaucoup le découvrirent alors - les ressources physiques de l'homme sont en réalité insoupçonnables), la perspective était à faire se dresser les cheveux sur la tête.


Tout à coup, de ce dernier, partit un coup de canon : sa lueur, longue d'une dizaine de mètres, déchira les ténèbres et tous les yeux qui l'avaient vue s'emplirent de points rouges grouillants.


Tous les deux atteignirent le bûcher et purent même s'asseoir sur un tronc émergeant de la neige.

La chaleur enfin ! Quelle chose merveilleuse, plus qu'aucune autre !


Quelle fatigue, mon Dieu, quel épuisement ! Et comme c'était pénible de devoir remonter pas à pas l'arête enneigée !

Quand il parvint à la meule et qu'il essaya de s'orienter pour retrouver le blessé, son esprit fut sur le point de se brouiller à nouveau. Alors il pria, s'en remit mentalement à Dieu:

« Seigneur, aide-moi, je T'en supplie. Aide-moi à mener à bien cette entreprise. » Et le Seigneur l’aida : le jeune homme retrouva ses facultés, un peu surpris une fois encore de ce début d'évanouissement. Il parvint à s'orienter et retrouva le blessé, enfoui sous sa couverture (…)

- L'eau, murmura l'autre, l'eau!

Il porta avec difficulté le récipient à sa bouche et suça longuement le petit bec d'aluminium. De temps en temps il s'arrêtait pour respirer. «L'eau», répéta-t-il.

Le sous-lieutenant l'observait dans l'ombre.

- Eh bien, dit-il enfin, maintenant je vais dormir moi aussi, parce que je n'en peux vraiment plus. Demain matin, dès qu'il fera jour, je reviendrai ici te voir. Tu as compris?

Demain matin.

- Il n'y aura pas de demain matin pour moi, dit le blessé, je vais mourir.

- Mais non, qu'est-ce que tu dis? lui répliqua Michele qui sentit les poils de ses bras se hérisser.

Sans prêter attention à ses paroles, l'autre continua :

- Quant à toi, Dieu cette nuit te sauvera.

- Me sauvera ? fit Michele, surpris. Et de quelle façon ?

- Souviens-toi de ce que je t'ai dit, répéta faiblement le moribond. Dieu cette nuit te sauvera.

« Ça, c'est la meilleure ! » pensa le sous-lieutenant en secouant la tête, perplexe. Comme tous les autres, il ignorait encore, dans ce temps-là, que sur ce tragique front les mourants acquéraient parfois le don de prophétie (cet inexplicable phénomène, souvent constaté dans le camp des Italiens, se vérifia à une échelle incomparablement plus grande chez les Russes, surtout parmi les soldats mourants dans Leningrad assiégée).


Trois jours entiers, la colonne stationna dans l'atroce vallée d'Arbouzov qui, par la suite, dans les propos des survivants, prit le nom de «vallée de la mort». De fait, quand la colonne en repartit, les corps sans vie des soldats italiens disséminés dans la neige se comptaient par milliers. Ils étaient tombés encore plus nombreux peut-être qu'au cours de chacune des plus grandes batailles de la guerre : celle de Noël 1941 par exemple, sur le même front russe, ou celle d'El-Alamein en Afrique. Et ici, la grande majorité n'était pas tombée en combattant, mais bien en fuyant inutilement çà et là sous les coups de feu ennemis.

(…) ces garçons de bonne volonté, toujours les mêmes, ceux qui, dès avant la retraite, avaient constitué l'ossature et le ciment des détachements (…) Eux disparus, les détachements cessèrent tout à fait d'être des détachements. Il ne resta - comme Ambrogio devait à plusieurs reprises le constater - qu'une masse désordonnée d'individus terrorisés, occupés seulement à sauver leur peau, mais incapables pour cela de s'imposer la plus petite discipline ou de prendre la moindre initiative (…) 

Après trois nuits et deux jours de marche presque continue avec, la nuit, des températures vraiment polaires, et après des combats répétés pour s'ouvrir la route, soutenus désormais par les seuls Allemands de tête, la colonne - assez réduite en nombre - rejoignit la petite ville de Tchertkovo.

(…) Des vingt à vingt-cinq mille encerclés sur le Don le soir du 19 décembre, il ne restait à peine que quatre mille Italiens, pour la plupart gelés ou blessés. La majorité des autres avait fini aux mains de l'ennemi.


Il finit par contenter de regarder - dans la lumière azurée de la lampe nocturne - les sœurs polonaises qui s'affairaient, discrètes et silencieuses, intervenant sans geste inutile partout où leur aide s'avérait nécessaire. « Dire qu'après tout ce qu'elles ont enduré et qu'elles endurent encore par notre faute, pensa le jeune homme ému, elles ne pensent qu'à faire le bien ! qu'elles le font malgré l'interdiction de notre état-major… A-t-on jamais vu des gens vivre à ce point l'Évangile? Physiquement, peut-on dire. » Peu à peu, son émotion se transforma en une sorte de jubilation irrépressible: ainsi c'était vrai, il existait de semblables créatures sur terre ! « La voilà la manière de répondre au mal qu'il y a dans le monde, la voilà, je l'ai là sous les yeux. »


Sûr que le général-commandant Reverberi s'en serait occupé, celui que tous les chasseurs de la division appelaient avec confiance « notre père ». (Dans leur esprit simple, il n'existait pas de terme plus approprié pour exprimer le concept d’autorité. À la barbe - s'il nous est permis d'exprimer ici notre avis - de toutes les sottises, même savantes, que, dans les décennies à venir, on proclamerait contre le « paternalisme ».)


Les chasseurs et les artilleurs étaient, jusque dans leur aspect, différents des bersagliers et des troupes ordinaires.

Rendus physiquement solides par la vie dure de la montagne à laquelle ils étaient habitués depuis l'enfance, ils étaient pourtant dépourvus de cette attitude belliqueuse qu'affectent les troupes d'assaut et donnaient à qui les observait une impression de force à la fois rude et tranquille. Bien que peu portés à l'agressivité (en Grèce, le fait avait, au début, rendu perplexes les états-majors), ils n'étaient pour autant pas disposés à céder à la force des autres, simplement parce qu'ils pensaient que céder n'était pas digne d'un homme, si modeste fût-il. Leur notoire esprit de corps - particulièrement évident - était un prolongement naturel de celui de village et de vallée par lequel ils se sentaient tous membres d'une seule et grande famille. En outre, chacun d'eux faisait entièrement confiance à ses compagnons (c'était sans doute là leur plus grande ressource), si bien qu'ils tendaient à demeurer unis en toutes circonstances (…) Hommes au cœur simple, les chasseurs alpins étaient en outre incapables de fourberie (si au moins en cela les autres Italiens leur ressemblaient un peu!) (…)

Même quand il leur arrivait d'être vaincus, dans leur for intérieur et en raison du devoir accompli, ils ne se considéraient pas comme tels. D'ailleurs, les vaincre était très difficile.


Deux seules heures de sommeil furent concédées aux troupes dans les isbas de Novokharkovka : départ 21 janvier à deux heures. Au bout d'un moment, une tourmente se leva : les capotes, les sacs à dos, les casques des hommes s'incrustèrent de givre tandis que le vent traversait la croûte de glace et les vêtements, mordant les chairs, et que la neige ténue ne cessait de frapper les yeux. Personne, dans le noir menaçant, ne parvenait à voir plus loin que quelques pas. Sous les couvertures rigides comme de la tôle les blessé perdaient connaissance et gelaient, cependant que les mules entièrement revêtues de glace, avançaient péniblement avec le même acharnement forcené que les hommes.


« Pauvre femme, pensa le sous-lieutenant, elle m'a tout l’air d'être une noble. Pour elle, les convenances doivent beaucoup compter, et peut-être s'imagine-t-elle que céder la forme équivaut à céder sur le fond. Du reste, réfléchit-il, après ce que j'ai vu, je ne suis plus tellement sûr que ceux qui pensent comme ça, les formalistes à l'ancienne, ont tout à fait tort. »


Du reste, lui aussi n'avait jamais éprouvé pour la jeune fille qu'une vague sympathie. Et pourtant, maintenant, il y pensait sans arrêt. Pas seulement parce que le lieu et cette mer la lui rappelaient à tout moment, mais aussi parce qu'il en ressentait un besoin incoercible après les choses inhumaines par lesquelles il était passé et qu'il revivait chaque nuit dans des rêves qui étaient plutôt des cauchemars. La femme - c'est-à-dire la perspective, indiciblement vitale, de l'amour - constituait, pour lui qui venait tout juste de sortir des étangs fétides de la mort, le but le plus naturel et le plus spontané.


Beaucoup s'appuyaient sur une ou deux cannes (« Tu les vois, papa ? Ceux-là ont été gelés »), ou sur des béquilles, et tous regardaient autour d'eux avec des yeux où se lisait l'étonnement non pas tant d'être encore en vie, mais surtout, après tout ce qui était arrivé et tout ce qu'ils avaient vu, de ce que les choses continuent comme avant.


Pour lui au contraire ces rappels au feu rendaient la déplaisante perspective de l'enfer (…) plus plausible. « Parce que si l'être humain est vraiment construit pour former un tout avec Dieu, comme les sarments avec la vigne, alors de se trouver définitivement séparé de Dieu (cela et rien d'autre étant l'enfer) constituera - pour l'être humain immortel - une sorte de désintégration permanente... Et quoi d'autre sinon le feu pourrait rendre, pour des humains, l'idée de désintégration? »


- On voit partout des signes de bombardements : à Catane, par exemple, il n'y a pas une maison intacte sur des kilomètres, et même Naples, tu n'as pas idée de l'état dans lequel elle se trouve (…) L’air qu'on respire en Italie a changé par rapport à ce qu'il était quand je suis parti, mais, chose étrange, tout le monde semble se comporter comme si de rien n'était. Tout le monde se laisse vivre comme avant, sans bouger d'aucune façon, dans aucune direction. Est-ce que je me trompe?


(…) Manno - comme pratiquement tous les soldats en permission - avait soin de mettre l'accent ailleurs que sur les aspects tragiques des aventures qu'il relatait.


Giulia, la mère, intervint.

- Comment peux-tu croire, blâma-t-elle son beau-frère, que des sans-Dieu soient humanitaires? Tu ne vois pas que c'est un non-sens ?

Les deux vieilles tantes de Monza approuvaient de la tête. L'oncle Ettore - justement parce qu'il était foncièrement laïque - sourit au contraire derrière ses lunettes à la Trotski.

(Peut-être que d'autres aussi, en les lisant, souriront aux paroles de Giulia : sans se rendre compte que les faits, les faits indiscutables, donnent raison - et de façon éclatante - à son bon sens chrétien.)


- Ici, nous sommes tous en train de mourir de faim: voilà la situation (…)

- Nous avons toujours l'espoir, lui dit l'aumônier, que ces brutes inconscientes se décideront à nous donner à manger. Dieu le veuille. Ils nous l'ont promis tant de fois (…) Que tu n'es pas un espion, je l'ai compris, murmura l'aumônier. Écoute: si je t'ai offensé, je te fais mes excuses. Ici, on se méfie de tout et de tous, tu comprends? Mon pauvre ami, qui sait ce que tu éprouves à être tombé dans cet enfer. Et mol...

- N'en parlons plus, dit Michele.

- Au nom du Christ et devant Lui, je te présente mes excuses.

- Je te remercie, s'exclama Michele ému. Tu n'as pas idée du bien que cela me fait d'entendre le nom de Christ dans un endroit pareil (…)

Mais Michele ne put pas dormir de la nuit. Pressé entre les corps de ses deux voisins, il chuchota d'abord avec eux, puis avec les autres, tous hébétés par la faim. Il apprit que pour arriver ici depuis Valouïki ces garçons avaient dû marcher pendant dix-sept jours : dix-sept jours pratiquement sans manger. Des trois mille hommes, déjà épuisés par la fatigue, qui formaient leur colonne au départ, un peu plus de cinq cents à peine étaient arrivés : tous les autres étaient morts le long de la route (…)

Par suite de ce traitement, les soldats (…) seraient à cette heure tous morts de faim sans exception s'ils ne s'étaient pas résolus à manger de la chair humain En général - avait expliqué un sous-lieutenant à Michele c'étaient le foie et le cœur des morts qui étaient mangés, moins souvent la cervelle ou un morceau de chair.


Dans les cours des soldats, les cadavres étaient encore plus nombreux. On en découvrait des centaines, tous privés de vêtements, isolés ou amoncelés çà et là parmi les détritus et les déjections. Les traces de cannibalisme se faisaient plus évidentes : beaucoup de ces corps squelettiques et livides étaient ouverts, éventrés, et, sur la glace autour d'eux, il y avait des morceaux de viscères. Quelques-uns même étaient décapités (…)

Mais, mon lieutenant - maintenant il bégayait de plus belle -, je ne l'ai pas fait à un vivant, c'est-à-dire à un mourant, comme font certains, sous prétexte que c'est trop dur ensuite d'ouvrir avec le canif la chair gelée. Moi, jamais à un vivant, et même pas à ceux qui venaient de mourir. Je n'ai jamais bu de sang frais. Jamais !

Il criait presque.


Tout ce monde hurlait, poussait, quand tout à coup eut lieu une chose terrible : Michele vit distinctement, sous une poussée plus forte, le petit soldat tomber la tête la première dans le bidon de bouillon brûlant. Il ne distingua pas ses hurlements qui se confondaient avec ceux des autres : il vit ses jambes s'agiter en l'air quelques instants, puis s’affaisser (…)

Dehors, devant la marmite, l'horreur continuait : certains hommes, penchés sur la terre entre les pieds des autres, suçaient même la boue, tout imprégnée du bouillon renversé.


- Ce n'est pas seulement ça: ils [les Russes] sont aussi impassibles et fainéants par nature.

- Il y a aussi que leur vie est tellement dégueulasse qu'ils n'en font aucun cas. Alors imagine le cas qu'ils peuvent faire de la nôtre.


Il alla lui-même détacher d'un clou quelques ceintures de pantalons (qui sait à qui elles avaient appartenu...), et sortit du box avec les quatre hommes. Ils commencèrent l'ingrate tâche : ils bouclaient les ceintures autour des chevilles des cadavres (la plupart déjà poussés dans le couloir, certains cependant demeurés dans les box) et, deux ou trois hommes par cadavre, les traînaient lentement jusqu'à l'air libre sur le sol parsemé d'excréments, d'urine et de sang de diarrhée.


Au cours du voyage qui dura huit jours (huit terribles jours - pour parcourir moins de mille kilomètres), les officiers recevaient quotidiennement une mince tranche de pain par personne et quelques poissons secs, mais la plupart du temps pas d'eau - dans certaines voitures, pas une seule fois (…)

Chaque voiture avait, dans un coin, un trou crasseux grumeleux d'excréments qui servait de cabinet. À travers cette ouverture, les prisonniers s'efforçaient de faire descendre des boîtes pour recueillir la neige en dessous, et, de fait, en se souillant à chaque fois, ils parvenaient à en recueillir un peu.


Tous les deux rapportèrent qu'avec le dégel le vallon où avaient été entassés les cadavres (vingt-sept mille à peu près, selon les évaluations du commandement russe) avait répandu une telle puanteur que l'air en avait été infesté sur des kilomètres et des kilomètres alentour, devenant irrespirable même pour les civils de la bourgade de Krinovaïa.


La radio était en train d'annoncer que Sa Majesté le roi avait accepté la démission du chef du gouvernement, le cavaliere Benito Mussolini, et qu'il l'avait remplacé par le maréchal Pietro Badoglio.


- Sic transit gloria mundi, dit-il avec solennité, lui qui ne connaissait pas le latin ; puis d'une façon plus adaptée à sa modeste culture, il exprima le même concept par un proverbe populaire: « L'orgueilleux part à cheval et revient à pied ».

Ambrogio eut envie de sourire mais se retint : il n’oubliait pas que son père, dans sa jeunesse, quand il n'était pas encore industriel, avait fondé à Nomana non seulement la section de l'Action catholique, mais celle du parti populaire ; ce n'était pas un homme qui avait l'habitude de s'exprimer par des mots, mais par des faits.


- Selon moi, la plus grande faute vient du Duce, affirma un type âgé. Il a entraîné l'Italie dans la guerre contre la volonté de tout le monde.

- Pas vraiment tout le monde: vous vous rappelez les étudiants ? fit remarquer une femme. « Vive la guerre! Nous voulons la guerre ! » Qui d'entre nous ne les a vus, ces défilés à Milan?

- Les étudiants ne comptent pas, dit le type âgé, ils sont sans jugement, aujourd'hui à droite, demain à gauche: ce qui leur importe, c'est seulement de faire du chahut, comme les oies.


(…) c’est ainsi qu'on apprit que le fascisme avait été liquidé par les chefs fascistes eux-mêmes, à la dernière session du Grand Conseil. Ils espéraient ainsi que les Italiens se regrouperaient autour du roi et s'opposeraient tous ensemble à l'invasion étrangère. En substance, ils avaient fait passer avant le parti et l'idéologie quelque chose d'autre (l'intérêt national), montrant ainsi qu'ils n'étaient pas vraiment totalitaires, comme l'étaient au contraire les nazis et les communistes, qui jamais, au grand jamais, ne se seraient liquidés dans l'intérêt de l'Allemagne ou de la Russie…


« La Providence, pensa tout de suite le jeune homme, voilà que la Providence vient au-devant de moi. » Il se demanda tout de même si, au milieu d'un désastre aussi énorme, il était pensable que la Providence prît vraiment soin d'un être minuscule tel que lui, et encore plus de son problème, pas même vital, qui était d'aller en permission pour une jour-née... Il se souvint alors de cette phrase de l’Évangile : même les cheveux de vos têtes sont comptés, et il se répondit avec conviction que, oui, la Providence était bel et bien en train de prendre soin du problème d'un être minuscule tel que lui. Mais qu'en était-il des problèmes de tous les autres, ceux qui étaient morts écrasés ou étouffés dans les caves, ou qui avaient perdu leur maison et leurs biens ?


Il en était donc aux hommes, lesquels sont les seuls, parmi tous les êtres créés, à avoir la possibilité de s'opposer à l'ordre établi par Dieu. Les hommes, autrement dit, sont les seuls êtres vraiment libres, précisément parce qu'ils sont libres par rapport à Dieu (…) Il avait dû permettre ce mal, et toutes les autres méchancetés et ignominies que font les hommes : et cela pour ne pas S'opposer à leur liberté. Le grand problème du mal dans le monde... C'est justement pour ne pas ôter sa liberté à l'homme (ce qui équivaudrait à le dénaturer) que Dieu est contraint de tolérer le mal (…) Les choses étant ainsi, c'est une grâce que la souffrance soit rattachée au mal, car, d'une certaine façon, elle retient les hommes dans la destruction qu'ils peuvent faire de la création et d'eux-mêmes.

Restait le fait que, à Milan et ailleurs, un grand nombre d'innocents avaient péri. Tout à coup Dieu ne les avait plus ni protégés ni aidés ; Il ne l'avait pas fait pour ne pas S'opposer à la liberté de l'homme. Tout ce que Dieu avait pu faire avait été de mourir - en Christ - avec eux, innocent parmi les innocents, de façon à rattacher Son sacrifice au leur en sublimant ce dernier. Le Christ, et tous les innocents avec lui, compensait le mal accompli par les autres êtres libres, en particulier par ceux qui n'accepteraient jamais de s'amender...

« L'heure du sacrifice peut venir pour chacun de nous : mais les innocents ne meurent pas inutilement, voilà l'important.»

Cela redonnait sens aux choses.


Il pensait à tous les ouvriers de Nomana, à la muette de Mazara, aux gens humbles et laborieux qui vivent un peu partout: « Si tout continue à aller de mal en pis en Italie, ils finiront par n'avoir pas plus de moyens que n'en ont - que sais-je, moi? - les Arabes, ou n'importe quels habitants de pays pauvres, parmi lesquels se trouvent pourtant tant d'individus de bonne volonté. Je l'ai bien vu en Libye et en Tunisie: ils travailleraient eux aussi et joueraient leur rôle s'ils le pouvaient, mais ils ne le peuvent tout simplement pas... Ils ne peuvent rien faire que végéter misérablement.»


Ce camp - le plus étendu peut-être des nombreux camps disséminés dans la contrée boisée d'Oranki - contenait seulement des femmes : un nombre incalculable de femmes russes.

Elles étaient toutes en haillons, très tristes, beaucoup tenaient des enfants émaciés par la main ou dans leurs bras (…) Immobiles derrière les fils barbelés, elles regardaient en silence passer les prisonniers étrangers (…)

- Ce sont presque toutes des femmes de déportés. Après leurs maris, ils les ont déportées elles aussi, parce que c'est ainsi que cela se pratique en Russie, disaient les prisonniers.

- Est-ce que tu sais que tous les gardes, même ceux de notre camp, voudraient servir dans celui-ci ?

- Oui, je l'ai entendu dire.

- Parce qu'ici ils peuvent b... jour et nuit autant qu'ils le veulent. Ils choisissent les femmes les plus belles au moment du bain. Et, même si elles sont honnêtes et voudraient rester fidèles à leur mari incarcéré, elles doivent se laisser faire, parce que sinon ils les font crever à la tâche en peu de temps (…)

En attendant, le spectacle des femmes détenues (les kouklé comme les appelaient les prisonniers, c'est-à-dire « poupées de chiffon ») faisait tant de peine aux Italiens que plus d'un mettait de côté, de temps à autre, un bout de sa maigre part de pain, ou encore une pomme de terre, et, sans se faire voir du garde, le jetait à ces malheureuses. Elles paraissaient alors se secouer un peu, ramassaient l'offrande, famélique, et remerciaient les donateurs par des courbettes répétées. Souvent, avant d'y mordre, elles faisaient le signe de la croix : tristement, avec la pointe de leurs doigts réunis, à la manière orthodoxe (…) certaines étaient tellement épuisées qu'elles soulevaient leur hache avec difficulté et la lançaient au hasard, parfois sans même toucher l'entaille commencée (…)

- Celles-là, dit la déportée en changeant de ton, comme si elle parlait de pauvres idiotes, parfois, quand leur équipe a fini la norme, elles aident les autres travailleuses en difficulté.

- Ce sont des communistes ? demanda Michele.

- Communistes ? Non, s'exclama la déportée. Ce sont des sœurs. Des sœurs, vous comprenez ? - et elle rit avec mépris, montrant ses horribles dents (…) Vous voyez celle qui est le plus à droite? C'est Natacha, c'est-à-dire Natalia ; elle est déportée depuis plus de vingt ans. Incroyable, non ? Quand on pense qu'il y en a tant qui ne résistent même pas un an, qui meurent tout de suite. La durée moyenne de vie dans les camps est de six ou sept ans, vous le savez (…)

À pas lourds, comme ceux des bûcherons, les sœurs s'approchèrent donc des communistes et se mirent à les aider en silence. Sœur Natalia elle-même, déportée depuis plus de vingt ans, se mettait péniblement à l'œuvre pour aider celles qui, par leurs choix, avaient délibérément détruit sa vie. Un spectacle, pensa Michele ému, que, de là-haut, le Christ, en ce moment, devait regarder les larmes aux yeux.


- Puis-je vous demander, monsieur le professeur, pourquoi ils vous ont déporté?

- Article 58. Vous connaissez ? Non ? Propagande contre-révolutionnaire. Comme presque tous les gens qui ont été arrêtés entre 1936 et 1939. Naturellement, je suis innocent, justement comme tous les autres (…) pas un seul, je veux dire, qui ait commis le délit pour lequel été condamné ; vous comprenez ? Pas un seul. Et c'est pareil pour les autres millions de déportés (…) En Russie, tout le monde sait que nous sommes innocents : les juges, les gardes, les gens ordinaires, tout le monde le sait. Mais tous font semblant de ne pas le savoir. Plus, même: ils font semblant de ne pas savoir que des millions de leurs concitoyens sont enfermés dans des camps. Parce que tout le monde a peur, s'il en parle, de subir le même sort. Vous comprenez ? (…) Comment n'avez-vous pas compris que, dès le début, Staline a donné la guerre pour perdue ? Il a tout laissé aller (…) Staline comprenait qu'un peuple que les communistes avaient massacré par millions, et qui a neuf millions de déportés - ce qui signifie autant de familles dans le déchirement, vous vous rendez compte? -, ne combattrait pas pour la défense du communisme. Et c'était bien ce qui se passait : personne ou presque parmi les gens du peuple n'aurait voulu le défendre. C'est vous qui.. .

- Pas nous, Italiens, je vous le dis : ce sont les Allemands, enfin les nazis.

- Quelle différence cela fait-il ? D'accord, les nazis, ce sont eux qui ont obligé notre peuple à défendre le communisme. Vous avez obligé tous les Russes à faire corps avec l'organisation communiste, qui était la seule existante (…)

Il comprit que, n'étant pas du tout nécessaires pas plus qu'ils ne l'étaient pour les fascistes, ces massacres n'avaient pas pour but de conserver le pouvoir aux communistes : ils faisaient seulement partie - conjointement à l'accroissement de la production matérielle - du mécanisme qui, selon Marx et Lénine, devait produire une « société d'hommes neufs » (…)

Il y avait aussi autre chose : la connaissance toujours plus claire qu'il acquérait de l'énorme entreprise communiste lui permettait peu à peu de bien saisir la parenté qu'avaient avec elle les deux autres importantes entreprises historiques qui s'étaient développées dans son sillage : l'expérience fasciste et l'expérience nazie. Il parvenait même maintenant à faire clairement la distinction entre ces deux dernières : simple réaction pour la première, concurrence avec le communisme pour la seconde.


Leur devoir à tous, disait-il, n'était pas seulement de libérer la patrie de l'oppression allemande, c'était aussi de ramener le peuple à son niveau de civilisation le plus authentique, qui est le niveau chrétien. Du reste, affirmait-il, depuis le Christ, il ne peut pas y avoir de véritable civilisation en opposition aux principes du christianisme, et il rappelait que l'Italie n'avait été grande que tant qu'elle avait été réellement chrétienne.


(…) désormais, les avis d'appel du gouvernement fasciste, au lieu de fournir des hommes à la République, les fournissaient à la guérilla de toutes couleurs et tendances idéologiques.


Malgré cela, s'il avait pu, il l'aurait prolongé encore, parce que, malheureusement, la guerre touchait à sa fin et que bientôt lui serait ôté l'indicible plaisir de détruire à petit feu un ennemi (c'est-à-dire un homme: en cela que désormais tous les hommes étaient pour lui des ennemis, comme ils l'étaient pour cette entité étrangère qui logeait au profond de son être) (…)

- Bref, avant la guerre il travaillait à la Boutyrka, qui est la plus gut - à l'entendre - des prisons de Moscou. Là, certaines années, en 1937 par exemple, ils ont fusillé en moyenne mille personnes par jour. Tu te rends compte? Ils emportaient les morts hors des souterrains par camions entiers, et parfois les camions n'arrivaient même pas à les évacuer tous.

Au moins, les bolcheviks étaient des gens sérieux, précisément comme les nazis. Ce n'étaient pas des bouffons comme nous autres, fascistes, qui permettons à n'importe quel chien de fonctionnaire de se montrer insolent envers nos services de sécurité ; nous qui suspendons le travail par égard aux cardinaux qui... (expression impossible à rapporter) leurs excommunications en règle. Les autres au moins, à leurs cardinaux, ils leur avaient mis du bon plomb dans la tête. Oui, c'étaient des gens sérieux, c'est bien pour ça que maintenant ils étaient en train de gagner la guerre.


Toutes les femmes survivantes, des plus jeunes aux plus âgées, avaient été violées une infinité de fois, certaines même par des dizaines et des dizaines de soldats à la file. Dans la localité de Nemmersdorf, où son équipe avait fait halte pour une semaine, plusieurs femmes avaient été clouées vives aux portes des fermes. « Rien que parce qu'elles refusaient de se laisser faire, avaient expliqué en pleurant certaines domestiques polonaises à Tadeusz (…)

Mais pourquoi, se demandait pour la énième fois le jeune homme, pourquoi les Russes se comportaient-ils de cette façon ? À les voir prisonniers, ils paraissaient des hommes comme les autres. Pourquoi donc, quand ils étaient enrôlés dans leur armée, agissaient-ils en assassins ? Il ne parvenait pas à se l'expliquer. Il n'avait qu'une idée confuse de la somme des crimes horribles perpétrés par les Allemands en Russie (…), et il ignorait en outre tout à fait l'incessante propagande de haine dont la tête de tout simple soldat russe était farcie jour après jour. Il s'agissait d'une humanité terriblement souffrante, contrainte depuis toujours à la misère, et, dans les dernières décennies, bastonnée et massacrée par ses patrons communistes, puis encore plus durement massacrée par les envahisseurs nazis. Et maintenant, non seulement elle pouvait se défouler, mais elle était, de propos délibéré, invitée à le faire sur la population ennemie. Si bien que les personnes normales, et même pacifiques, qui, parmi les Russes, sont la majorité, ne pouvaient retenir les minorités littéralement possédées.

(Possédées, c'est le mot : parce que c'est dans des situations comme celle-là que l'ennemi de l'homme - qui se niche dans l'homme - a plus que jamais la possibilité d'agir. Le fait est, simplement, qu'il y avait, livrés sans défense, des êtres humains non protégés par la loi, qu'on pouvait tuer et torturer à plaisir. Nous tendons à l'oublier, mais pour ce seul fait : c'est bien parce qu'elles étaient sans défense que, dans les derniers siècles, les populations indigènes d'au moins trois continents ont été pratiquement exterminées par nos minorités possédées (…) Mais tuer à la moindre occasion, ne pas cesser de tuer, d'exterminer, seuls le font les possédés : lesquels tuent pour le plaisir - peut-être pas tant le leur que celui du démon qui est en eux - de tuer. Et ceux-là sont présents dans n'importe quel peuple : gare à ne pas leur laisser le champ libre !)


Ne pas tomber aux mains des Russes c'était bien, mais si c'était pour mourir ensuite au combat, ou, pire encore, finir de cette ignoble façon ! Il eut une bouffée de révolte : qu'avait-il à faire, lui, avec cette guerre d'extermination entre peuples privés de charité, privés de Dieu ? Les uns et les autres avaient repoussé Dieu - comme s'exprimait don Mario, là-bas, à Nomana - et voilà ce que ça donnait : le résultat, oui, il l'avait précisément sous les yeux.


Edwige n'avait-elle pas dit que c'était la Vierge qui l'avait dirigée vers la nouvelle charrette

d'où lui viendrait le salut ? Dans sa simplicité d'âme, Pierello s'en était aussitôt persuadé. La Vierge, réfléchissait-il à présent, ne pouvait pas dans le même temps vouloir aussi « une mauvaise action », c'est-à-dire la mort par abandon de la veuve et de ses enfants. Alors, non seulement elle avait guidé Edwige vers la nouvelle charrette, mais elle lui avait fait rencontrer Tadeusz. À présent, elle allait les aider tous les deux à retrouver ces malheureux abandonnés.

Plus que d'un raisonnement, il s'agissait d'une intuition…


Ici, dans les cercles d'eau sale à peine couverte par un voile de glace, affleuraient non seulement des charrettes, des chevaux et des objets, mais aussi des corps humains.

- Pauvres gens, murmura Pierello - et à Joachim qui continuait à marcher près de lui : Toi, ne regarde pas, Joachim, regarde de l'autre côté.


Dans la nuit du 13 au 14 février, elle [Dresde] fut ensevelie sous une telle quantité de bombes anglaises qu'elle se transforma tout à coup en une unique et immense fournaise. (…) jusqu’à cent trente-cinq mille morts !.


L'un d'eux, celui qui était le plus près de lui, pointa son arme sur lui.

- Arrière, lui intima-t-il - et il ajouta tout à fait gratuitement: Arrière, tas de m...

Le curé demeura bouche bée et regarda les autres partisans: ils étaient durs, froids, sans joie. Ils paraissaient - cela était étrange - employés dans une sorte de travail de routine. Ils portaient tous la chemise rouge sous des vestes civiles informes et étaient armés de Sten anglais, petites armes automatiques rudimentaires, redoutables dans leurs mains.


C'étaient des gens qu'ils connaissaient, dont ils s'étaient toujours sentis proches, et ils réalisaient maintenant que quelque chose était en train de les séparer, d'une façon peut-être définitive.


(…) la « libération» n'était pas du tout une fête, mais plutôt un effroyable déchaînement de violence (…) à Sesto, aux jours de la libération, plusieurs corps humains avaient été jetés dans des hauts fourneaux.


C'était tout de même incroyable qu'on ne puisse pas vivre tranquille, même une fois la guerre finie ! Il n'y avait que les nazis et les communistes pour avoir cette sale manie de ne pas laisser les gens en paix, même quand ils étaient chez eux. Maudits salauds!


C'était ici que chaque soir, même après la mort de la grand-mère, la famille avait l'habitude de dire le rosaire et les autres prières. C'était la mère qui les guidait tandis que les voix des petits - Pierello se le rappelait bien - se faisaient lentes à cause du sommeil.

Il revit le visage plein de dévotion de sa mère (« Combien d'oraisons as-tu dites, pauvre maman ! ») et il eut soudain la certitude que son retour d'aujourd'hui était lié à cette façon infatigable de prier, qu'il en découlait. « Merci, sainte Vierge, murmura-t-il avec une simplicité émue en inclinant la tête. Je te remercie et je te recommande Tadeusz, fais qu'il rentre chez lui, lui aussi, et qu'ils le laissent en paix, pauvre diable. »


(…) Souzdal, l'un des lieux saints de l'orthodoxie, situé entre Moscou et la Volga. La bourgade comptait divers couvents, tous transformés en camps, et bien cinquante églises, dont pas une seule n'était en fonction.


À force d'étudier les sacro-saints textes marxistes, il avait désormais compris clairement quelques réalités fondamentales et, en premier lieu, que les idées les plus importantes qui y étaient contenues procédaient de la même source anti-chrétienne qui déterminait les comportements nazis. Bref, ces idées et ces comportements étaient marqués au sceau de l'idéalisme allemand et, en remontant, des Lumières des XVII° et XVIII' siècles, de la rébellion de Luther, et même de l'anthropocentrisme de la Renaissance. 


(…) que sans la philosophie qui s'était développée dans les universités et les milieux protestants, et en particulier sans Hegel et Feuerbach, les théories de Marx et de Lénine n'auraient jamais pu naître, qu'elles seraient aujourd'hui tout simplement inconcevables. Exactement comme - ne l'oublions pas - Hitler serait inconcevable sans les discours de Nietzsche sur le « surhomme» et la «volonté de puissance ».


De toute façon, il était évident que, dans toute l'histoire pluriséculaire, l'Inquisition avait fait beaucoup moins de victimes que n'en faisaient maintenant, en l'espace d’une seule année, Staline ou Hitler.


- La Roumanie, les Russes sont maintenant en train de la « libérer » (…) Eh bien, qu'est-ce qu'ils contiennent, ces trains?

- Oui, bien sûr, répondit le sous-lieutenant, des civils et des militaires entassés dans les wagons (…)

- Ces trains sont pleins de cadavres : ils les font voyager avec une telle lenteur que dans certains wagons personne ne reste en vie. Et les morts sont presque tous ouverts, sans foie ou… ou... Enfin, vous comprenez. Un train après l'autre, tous de cette façon. Dans certains wagons, il y a des misérables encore vivants, mais devenus fous, ou...


(…) ce n'étaient pas les fascistes mais bien ses camarades bolcheviques qui avaient brisé les os (et aussi les dents) du commissaire, au cours de deux tragiques années d'emprisonnement et de torture ; années qui - fait alors assez rare en Russie - s'étaient soldées par la réhabilitation de Robotti tandis que son beau-frère Togliatti avait été, un peu avant la guerre, reconduit à la direction du Parti communiste italien. (Pour la majeure partie des quelque trois cents autres communistes italiens réfugiés en Russie, les choses ne s'étaient pas passées de même façon : entre 1937 et 1939 en effet, à peu près deux cents d'entre eux avaient été de diverses façons exécutés, et c'était justement Robotti qui avait été chargé d'en rédiger liste pour les fichiers confidentiels du parti.)


Les seuls à regarder les déportés avec une parfaite indifférence étaient les civils de Souzdal. Michele finit par se demander si le plus grave défaut des Russes - celui qui les avait rendus si meurtriers à eux-mêmes, et qui, dans le futur, après leur victoire, pourrait en faire un danger mortel pour le monde entier - ne consistait pas justement en cela : leur incroyable disponibilité à l'esclavage dans chacune de ses manifestations.


Tandis qu’ici, au contraire, même un pauvre diable pouvait être sûr de la femme qu'il épouserait. Cela - il le savait bien - n'était pas dû au hasard, mais à l'exemple et à l'attention de générations et de générations, aux rosaires récités chaque soir, aux enseignements patients de sœur Candida, de don Mario, et d'autres prêtres fervents comme don Piero de Briosco : « Que Dieu les bénisse, ces gardiens du trésor le plus précieux des pauvres.»


Le saint curé d’Ars (…) disait bien que lorsqu'on ôte un prêtre d'une communauté celle-ci devient une communauté de bêtes sauvages. Et c'est bien le cas.


- Dommage que Staline ne soit pas arrivé jusqu'ici parce que, lui, il aurait mis de l'ordre.

Tito pâlit un peu.

- Non, répliqua-t-il calmement. Celui-là aurait seulement emprisonné et fait mourir un tas d'ouvriers et de paysans, sans rien arranger du tout.

À cette sortie, Sep se tut, mais tout dans son attitude dénonçait l'intolérance propre au dogmatique que l'on contredit.


Est-ce que tu sais qu'en Russie il y a beaucoup, mais beaucoup plus de misère qu'ici, chez nous ?

- C'est impossible.

- Beaucoup plus. Sans comparaison. Et quant aux responsables... Là-bas, les responsables sont tes communistes, parce que ce sont eux les patrons de tout. Et ils traitent les pauvres gens comme les patrons d'ici ne l'ont jamais fait. Voilà ce qu'il se passe.


(…) au printemps 46, on procéda un peu partout - parfois à titre d'essai - aux premières élections administratives. À cette occasion, seulement le parti d'inspiration chrétienne se montra capable de tenir tête aux partis marxistes, mais il fut le seul à le faire, tous les autres se révélant peu consistants.

L'ambiance, le style étaient ceux de l'Action catholique qu'il connaissait bien ; même, il se rendit compte que le parti, à Milan comme à Nomana, finissait par en être une filiation directe.


- Pourquoi, dit alors un vieil ouvrier en s'avançant et en s'adressant au syndicaliste, pourquoi venez-vous ici parler de la place Loreto? Pourquoi devrions-nous tuer le patron ou quiconque ? On ne doit donc parler que de tuer ? Qu'est-ce que nous sommes donc devenus ? Des bêtes féroces ?


« Ciao, Colombina» : Manno aussi l'avait plus d'une fois saluée de cette façon. Mais quel plaisir nouveau que ce diminutif dans la bouche d’Ambrogio ! C'était un peu comme être caressée par ce garçon vif, par sa voix virile... Cela lui donnait un étrange sentiment de protection.


Des enfants, il en était sorti de l'église peut-être une centaine, et certains continuaient à se poursuivre au milieu des gens. Mais la plupart s'étaient désormais calmés et s'éloignaient par petits groupes, ou bien s'attardaient à bavarder sur la place au milieu des grands.


- Quelle bénédiction, les Américains ! dit Michele. Je ne sais pas encore comment vous les voyez ici, mais si nous sommes restés en vie, c'est à eux que nous le devons, au soja qu'ils ont envoyé en Russie, exprès pour nous, prisonniers.

Alors que nous étions en guerre. Est-ce qu'on connaît en Italie cet épisode du soja?

- Non.

- En Autriche, j'ai vu qu'avec les Russes ils ne plaisantaient pas ; nous ne nous sommes sentis vraiment libres que lorsque nous sommes entrés dans leur zone.

- Ce sont de braves gens, reconnut Ambrogio. Heureusement qu'ils sont arrivés. D'ailleurs, si l'on exclut les rouges, tout le monde ici les considère avec sympathie, parfois même avec une admiration un peu excessive.

Après Milan, on traversa Sesto San Giovanni dont les murs étaient un peu partout couverts d'inscriptions communistes et socialistes, avec des dessins de faucilles et de marteaux (…)

- Ce sont des salauds qui n'ont pas la plus petite idée de ce qu'est réellement le communisme, murmura Michele.


Bref, mes enfants, il était arrivé ceci : cette colonne de chasseurs prisonniers marchait désormais depuis quinze jours, pratiquement sans jamais manger, vers un endroit horrible qui s'appelle - ou plutôt qui s’appelait- Krinovaïa. C'était en février, en plein hiver, beaucoup étaient déjà morts de froid et de fatigue, mais surtout de faim, pare que, pour le reste, les chasseurs, en principe, auraient dû résister. Donc, père Turla était en queue de la colonne, avec les plus épuisés qui marchaient en se traînant ; si l'un d'eux tombait, personne n'était plus en état de le soulever (…) S’ils avaient seulement un morceau de pain», se disait l'aumônier et il repensait à saint Antoine de Padoue qui a multiplié le pain pour les pauvres. « Mais qui est plus pauvre que nous en ce moment, nous qui n'avons plus qu'un peu de souffle pour rester en vie ? » Forcément, il finit par le dire aussi à saint Antoine, ça se comprend : «Saint Antoine, réponds-moi: qui est plus pauvre que nous, hein, qui ? » Il se fâchait presque: « Écoute-moi bien, si tu ne refais pas pour nous ton miracle, ici et maintenant, tu es injuste.» (…) Donc, la colonne était arrivée à un village d’isbas (…) et l'aumônier a commencé à dire: «Tu vois, saint Antoine, le pain, tu pourrais par exemple me le faire trouver ici, dans la neige, là où se trouve cette tache qui ressemble justement à une miche.» « Pauvre de moi, pensait-il en même temps, qui vois du pain partout ! » Pourtant, cette chose sur la neige semblait vraiment être une miche: l'était-elle vraiment ? Père Turla se frotta les yeux. «Voilà que maintenant j'ai des visions », fit-il en continuant, tout en marchant, à fixer cet endroit. La forme se trouvait à peine à un pas ou deux hors de la piste, toute la colonne était passée à côté. Quand il est arrivé à sa hauteur, il s'est baissé, a allongé la main et l'a ramassée : c'était vraiment un pain, un gros pain russe, à peine recouvert de neige (…) Pour mieux s'en assurer, l'aumônier l'a brisé en deux : il n'y avait pas de doute, c'était vraiment un pain, un pain frais, pas même gelé.


(…) lui revenaient en mémoire les morts cannibalisés de Krinovaïa, maintenant tous réunis dans le vallon (un enchevêtrement de vingt-sept mille cadavres !)…


Les bêtes féroces n'en font pas tant : seuls les hommes, seule l'espèce humaine peut venir à ces extrémités. Encore une fois, le péché origine… Il devait absolument, dans son livre, réussir à rendre ce terrible réalité du péché originel. Mais fallait-il le nommer de façon explicite ou non? Fallait-il simplement le mettre évidence par le biais de ses conséquences ? « Ma foi, le nommer ne serait pas mal, et plus d'une fois même, parce faut aussi réapprendre aux gens à se familiariser avec cette notion.»


(…) l’exemple de la Grèce était inquiétant. Là-bas, les communistes, après avoir été comme en Italie alliés des autres forces politiques dans la lutte contre les Allemands, avaient soudain déchaîné leur révolution. Il en était résulté une sauvage guerre civile, avec des phases alternées : l'été de l'année précédente, les communistes étaient arrivés à proclamer « libre république» le territoire en leur possession ; mais, maintenant, ils étaient en train de se retirer vers la frontière yougoslave, poussés par les troupes américaines et par l'armée régulière grecque qui s'était révélée dans cette campagne, comme en son temps dans la guerre contre l'Italie, coriace et fidèle.


Michele pensait toujours aux enfants grecs : jusqu'à maintenant, aucune nouvelle n'avait transpiré, mais effectivement, ces jours-là, les communistes en repli en avaient emmené des milliers, après avoir fait main basse sur eux çà et là dans les villages. Toutefois, ces enfants - dont certains très petits - n'arriveraient pas en Russie comme les enfants espagnols : la querelle entre Tito et Staline interviendrait à temps, et le gouvernement grec pourrait ensuite les récupérer en Yougoslavie, par une tractation diplomatique dont la presse du monde entier parlerait.


- À propos de nouveaux livres, dit le prêtre en se remettant à marcher, vous avez lu la correspondance de Claudel et de Gide, qui vient juste de sortir?

- Je l'ai prise, c'est chez Garzanti, n'est-ce pas? Mais je ne l'ai pas encore lue ; ces dernières semaines, vraiment, c'était impossible.

- C'est angoissant, dit don Mario, vous verrez. Certains, le présentateur du livre par exemple, y trouvent tant de choses, mais moi j'y trouve et j'y vois seulement l’essentiel : la résistance d'une âme à la grâce. C'est une chose épouvantable. Quand vous l'aurez lue, je voudrais vraiment connaitre votre avis.

- Je ne crois pas que j'arriverai à m'angoisser vraiment pour l'âme d'un champion de la culture athée, dit Michele à mi-voix, après avoir vu le massacre de tant et tant de malheureux que cette culture a produit. Bien sûr, c'est vous qui avez raison, à n'en pas douter : chaque âme compte.


Fatigué comme il l'était, il éprouva un soudain désir de paix: « Pourquoi ces maudits communistes ne nous laissent-ils pas tranquilles, à l'ombre de nos clochers? Pourquoi nous obligent-ils à cette autre guerre? »


Avec le recul des ans, nous pouvons présumer que le mécanisme salvateur de la « communauté des saints » a effectivement joué un rôle. Nous pouvons présumer que le nouveau grand bain de sang n'a pas eu lieu parce que les mérites ont pesé plus que les démérites dans la société italienne d'alors.

Laquelle était, c'est vrai - pour autant que nous pouvons en juger -, gravement imparfaite, mais somme toute propre, et pas encore « affranchie de Dieu » selon les schémas laïques, ni enfoncée dans les péchés de la chair, comme elle devait l'être par la suite.


Sous le tsarisme en effet - il y repensait maintenant - jamais, absolument jamais, il n'était arrivé que les partisans du tsar fussent massacrés en série de cette façon ; les massacres de communistes sous le régime bolchevique n'étaient pour le moment pas explicables, certes. Mais ils avaient eu lieu, c'était là le problème. Non seulement ils avaient eu lieu, mais lui sentait (« du reste, ils n'ont jamais cessé tout à fait ») qu'ils recommenceraient bientôt sur une grande échelle. Il y avait trop de signes avant-coureurs. Il revint en pensée aux terribles années passées à Moscou, aux cauchemars de chaque nuit dans cet infâme hôtel Lux où étaient hébergés avec lui tant d'autres dirigeants antifascistes, italiens ou non. La police y faisait systématiquement des rafles nocturnes : elle s'emparait, dans une chambre ou dans une autre, d'un camarade sans défense, et l'emmenait sans tapage pour le soumettre à des tortures barbares ou pour le tuer carrément (…) Au temps de l’hôtel Lux, c'était avant tout la survie des siens qui l’intéressait : des quelque trois cents camarades italiens qui, pour se soustraire aux persécutions fascistes, s'étaient réfugiés en Russie (…) « Eh bien, ceux-là, la police en avait supprimé en quelques années pas moins de deux cents... Deux cents sur trois cents, sans qu'un seul d'entre eux ait commis le moindre manquement !


Mais comme tout était loin de l'attente de sa jeunesse, quand lui et ses compagnons d'étude, en particulier Gramsci... Oui, Gramsci, le petit bossu. Celui-là, pendant qu'il était en prison, avait élaboré un ensemble de théories qui aurait peut-être pu éviter les massacres : selon lui, le pouvoir devait être pris non pas par la violence et les exécutions, mais bien plutôt par la conquête systématique des centres de la communication sociale et de la culture (…) En Italie, les catholiques modernistes se chargeraient, avait écrit Gramsci, de changer la mentalité des masses adversaires, en les rendant avant tout sainement athées (…) cela nous sera facile si nous savons conduire notre action toujours au nom de la liberté, la liberté individuelle, à laquelle ils tiennent tant. Nous finirons même par devenir les champions de la liberté des individus...» Il eut une grimace amusée. « Vraiment splendide.»


« C'est le père de Fanny, je ne dois pas le juger, se dit Ambrogio avec un début d'irritation. Mais c'est bien là bourgeoisie chic : au début, à l'idée que les rouges pourraient gagner, ils mouraient de trouille ; maintenant que les rouges ont été battus, ils ne sont pas contents que les chrétiens prennent les rênes. Ils ne se sont mis avec nous que pour sauver leur peau ; mais de cœur, et d'esprit - en cela Michele a raison -, ils sont plus près des rouges que de nous. »


Les parents et les amis de Fanny - beaucoup moins nombreux que ceux d'Ambrogio - étaient reconnaissables non pas par leurs tenues (même parmi les femmes venues de la Brianza, certaines se fournissaient dans les boutiques ou chez les couturiers milanais), mais par un rien de plus désinvolte, de plus profane et de moins «sobre» dans le comportement ; ils étaient en tout cas moins beaux que les gens de la campagne, compagnons d'Ambrogio, surtout les hommes.


Le champ que le paysan était en train de labourer était si petit (peut-être destinée aux semis) que la charrue devait sans arrêt faire demi-tour (…) Le travail s'effectuait pratiquement sans bruit (seul Paccoi entendait bruire la terre fertile qui se retournait devant ses pieds), mais, du haut d'un figuier, le chant d'un oiseau inconnu l'accompagnait, un chant fort et étrange, qui paraissait rituel (…) Ambrogio (…) descendit du véhicule et s'avança à grands pas vers son ami ; à ce moment précis, l'oiseau - un loriot - cessa sa chanson.

Paccoi - qu'Ambrogio avait prévenu par lettre de sa visite - le reconnut tout de suite et esquissa le geste de « rectifier la position». Puis il se rappela n'être plus sous les armes, cria quelque chose aux vaches pour qu'elles continuent à ne pas bouger et, abandonnant la charrue, se pressa à sa rencontre. Le loriot se détacha alors précipitamment du figuier et s'envola vers le soleil ; il était - Ambrogio eut le temps de le remarquer - d'une couleur intensément dorée, on aurait dit une flèche d’or.


Michele (…) voyait le début de la déchristianisation dans le passage de l'humanisme chrétien à l'humanisme tout court : passage qui, commencé en Italie, avait abouti à y produire, bien qu'à échelle réduite, un premier et parfait Hitler ou Staline en la personne du grand-duc Valentino, le fameux prince de Machiavel (…) À ce premier gigantesque pas vers la déchristianisation, Marx, selon ce qui apparaissait à Michele, n'avait pas donné d'importance. Il avait par contre très bien saisi et salué avec enthousiasme le pas suivant, c'est-à-dire la fracture produite dans la société chrétienne par le protestantisme. Partant du présupposé que « la critique de la religion est le préliminaire de toute critique », Marx avait indiqué en Luther le libérateur de l'homme de l’« esclavage extérieur à Dieu », et montré comment la philosophie allemande avait ensuite successivement complété l'œuvre de Luther, libérant également l'homme de l'«esclavage intérieur à Dieu».


(…) une grave erreur d'origine française, tendant à présenter les vérités marxistes comme des vérités chrétiennes - certes perverties, mais tout de même toujours chrétiennes -, était en train de s'infiltrer sournoisement dans le monde catholique et risquait d'y semer une immense confusion…


Aux élections du 6 juin 1953 - les secondes élections générales de la République -, le parti d'inspiration chrétienne perdit la majorité absolue conquise cinq ans plus tôt. Les conséquences allaient être très graves…


La crise de l'entreprise, commencée comme nous l'avons dit en 1952, ne se termina qu'en 1958, quand les Riva réussirent à vendre, à quelques mois d'intervalle, les deux usines restantes qu'ils avaient obtenues en paiement de Brusasca, deux années auparavant (…) Cependant, Fortunato - qui depuis longtemps s'était marié et habitait Milan où il lui était plus facile de garder le contact avec les clients et les fournisseurs - en avait maintenant assez d'être industriel (…)

- Non, Ambrogio, même à la télévision, côté gouvernemental, as-tu vu comment ils nous considèrent, nous autres industriels ? Ils nous supportent parce que nous sommes d'une certaine façon nécessaires, mais c'est un fait que, pour eux, nous sommes des exploiteurs. On a l'impression qu'ils se retiennent de ricaner chaque fois qu'ils nous nomment.

- Oui. Mais si nous baissons les bras, si nous renonçons, nous leur abandonnons tout, à ces goujats ; et, par conséquent, aux marxistes qui les manœuvrent.

En effet, ce moyen de communication tout nouveau, la télévision, qui avait commencé à se répandre en Italie en 1953, se montrait au fil des ans toujours plus influencé par les marxistes et les promarxistes (…) Michele Tintori. (…) « La télévision a plus d'effet que toute la presse réunie, affirmait-il, elle finira forcément par influencer les générations qui montent, auxquelles il est très grave que ne soit pas proposé  (…) le modèle italien qui s'est montré le plus valable à l'épreuve de la guerre : le modèle alpin pour être clair, ou, disons, le modèle populaire chrétien. Par contre, vous le voyez, on leur présente continuellement, du moins implicitement, le type du progressiste, du révolutionnaire potentiel. »


La présence, dans le corps de nation, du parti communiste - énorme et bien organisé se faisait de plus en plus sentir, et le zèle de ses adeptes était tel que l'idéologie marxiste n'avait pas perdu de son pouvoir de fascination, même après le renversement du « culte » de Staline en 1956 et les bouleversantes révélations connexes - faites par les chefs russes eux-mêmes - sur les énormes massacres qui avaient eu lieu dans ce pays. Le devoir d'approfondir et de diffuser ces nouvelles aurait normalement dû revenir aux chrétiens opérant à la télévision. Mais ils étaient continuellement menacés - par une espèce de chantage - d'être taxés de fascistes par le très puissant appareil politico-culturel communiste, de même qu'ils étaient sommés sans répit de donner des preuves d'antifascisme, comme au temps mythique de la «Résistance». Pour avoir la paix, ils se contentaient donc, monotones comme des marionnettes, d'attirer quotidiennement l'attention générale sur les crimes passés nazis et fascistes. De la sorte - comme c'était dans l'intention des marionnettistes -, l'attention générale finissait par être ponctuellement détournée des crimes communistes, encore plus colossaux. L'horreur, toujours entretenue, à l'égard de l'infâme extermination de six millions de juifs (causée par les nazis depuis des années disparus de la scène) avait pour conséquence de noyer les révélations sur l'extermination de presque vingt millions de paysans petits propriétaires, perpétrée, elle, par des communistes ; de plus, on parvenait ainsi à occulter jour après jour les massacres

- encore plus immenses que ceux des Russes - qui, à cette époque, se succédaient en Chine.


« Mais Brecht est marxiste, c'est-à-dire qu'il se trouve du côté vers lequel se tourne, comme beaucoup d'autres secteurs de la culture, l'ensemble des critiques, des chroniqueurs et des directeurs de théâtre. Tu ne t'en rends donc pas compte?

Brecht est vraiment le chantre du marxisme.»

Michele, naturellement, devinait ces objections. « Brecht est surtout un pauvre malheureux, se bornait-il à répondre mentalement. Pour rester communiste il a supporté, sans un mot pour la défendre, que sa maîtresse, Carola Neher, fût déportée dans les camps de Staline. Où elle est morte qui sait dans quelles conditions, et après qui sait quels sales "traitements" de la part des tchékistes. Quand on pense que jusqu'à présent elle a été la meilleure actrice de L'Opéra de quat’sous !» Qu'éprouvera Brecht quand il lui arrivera d'assister à la représentation de son Opéra? « Aura-t-il honte, ou a-t-il désormais le cerveau à ce point lavé qu'il n'éprouvera plus aucune émotion?»


(Oui, lui disait une voix intérieure, c'est cela, la vie : la difficulté et, pour beaucoup, l'impossibilité de se réaliser.)


- Quand j'étais prisonnier à Oranki, j'ai eu l'occasion de parler avec des intellectuels russes, des gens comme vous, qui n'étaient pas disposés à se plier à la dictature, dit Michele (…) La lutte pour la liberté est, en Russie, sans comparaison plus dure qu'elle ne l'était en Italie au temps du fascisme, n'est-ce pas?

Le Russe trapu approuva.

- Dans nos prisons, on ne risque pas d'écrire des traités idéologiques contre le régime, comme l'a fait Gramsci ici, en Italie. 

- (…) J’espère avoir au moins les journaux catholiques de mon côté.

- Ne vous faites pas trop d'illusions, lui dit le Russe avec amertume, il y a quelques années encore, certainement, mais maintenant ceux-là aussi se sont tous laissé envoûter.


Reposant sa tête sur l'oreiller, Michele traça avec le pouce une petite croix sur son front et, comme chaque matin, récita les louanges à Dieu qui non seulement l'avait créé, à partir de rien, mais qui l'avait aussi construit à Son image et ressemblance, c'est-à-dire intelligent et capable d'aimer. Par là même, Dieu l'avait placé bien au-dessus des milliards de milliards de soleils flamboyants, et de tous les autres objets magnifiques qu'Il s'était également plu à créer. Michele récita la prière dans la forme qu'il avait, au fil des ans, fini par lui donner: « Béni soit le Père, c'est-à-dire l'Être incréé, source de Sa propre existence, béni soit le Fils, qui est la Pensée éternellement pensée de l'Être, Son Expression face à Lui-même ; béni soit l'Esprit-Saint, c'est-à-dire l'Amour qui procède éternellement de l'Être et de son Expression.


- Dis-moi un peu, lui demanda Michele durant l'entracte (ils étaient restés assis à leur place), tu te l'expliques, toi, l'indignation du chroniqueur de...? - il nomma le quotidien le plus répandu de la capitale.

- Certes, lui répondit Ferri. Il est clair qu'il s'en est pris à toi parce que, tout au long des répétitions, tu n'as rien fait pour l'approcher et lui lécher les bottes, par exemple en lui vantant ton travail. Tout est là : ça l'a profondément vexé.

- Mais... je lui ai donné un exemplaire du texte. Que pouvais-je faire d'autre? Ça m'aurait paru déplacé de faire plus.

- Et pourtant, c'est comme ça que ça se passe.


En fréquentant ainsi à la fois des missionnaires et des militaires, le vieil industriel avait avec surprise découvert l'affinité existante entre ces deux types humains ; il n'était naturellement pas en mesure de distinguer tout ce qu'ils avaient en commun, mais il percevait bien leur égale disponibilité à se dépenser et leur facilité à se contenter, avec les comportements, étrangement semblables, que cela entraînait.


- De toute façon, papa, dis-toi bien que de l'autre côté nous ne trouverons pas une réalité, comment dire, inférieure à celle-ci, mais bien le contraire. Nous trouverons un bonheur durable, celui que tout le monde cherche toujours ici, sur terre, parce que c'est précisément pour ça que nous sommes faits (…) Je repense à saint François et au rocher de la Verna (…) Eh bien, au moment de quitter la Verna pour aller mourir à Assise (il savait qu'il allait y mourir et il le disait parce que Dieu le lui avait révélé), bien qu'impatient de rejoindre le Ciel, il s'est mis à pleurer quand il a salué cette pierre qui lui était chère, parce qu'il avait tant de fois prié et médité à son ombre. Tu vois : même les choses d'ici-bas comptent.


ll avait encore une demi-heure avant la rencontre « informelle» (« informelle quel langage de bureaucrates ! ») qui lui avait été demandée conseil de l’usine…


(…) au cours de cette année 1968, (…) la vague était partie de la Chine : les étudiants occidentaux (appelés sans relâche par leurs maîtres en modernité - il ne faut pas l'oublier - à la révolution et aux changements) avaient tout à coup été éblouis par ce qui se passait en Chine. Ils avaient vraiment cru que les étudiants chinois engagés dans la prétendue « révolution culturelle » (en réalité mis en troupe et agités comme des marionnettes par la faction la plus féroce du Parti communiste chinois) étaient en train de transformer leur pays par «le pouvoir de l'imagination», et ils s'étaient jetés à corps perdu sur la même voie.


- Chez vous, à la catholique, les choses fonctionnent encore tant bien que mal. Je voudrais t'y voir, dans ce bordel.

- Oh, même chez nous, ne crois pas... C'est fini le temps de Gemellone où l'on priait jour et nuit à la chapelle : maintenant, chez nous aussi, les rouges ont un local pour leurs réunions, tapissé de la tête de Hô Chi Minh et d'images porno. Qu'est-ce que tu crois ? (…) Mais Apollonio a eu le courage de mettre à la porte cette femme professeur (…) Tous, à la catholique, mouraient de trouille. Que se passera-t-il, disaient-ils, cette femme a des appuis parmi les extrémistes, dans l'université et au-dehors. Mais lui a tenu bon et l'a mise à la porte. Son attitude a encouragé le recteur qui, peu de temps après, a viré les dix ou quinze étudiants les plus chahuteurs. À bien y penser, pas même vingt coquins sur vingt mille, mais ça a suffi, tu as vu, pour remettre les choses en ordre (…) Tu veux comparer? Chez nous, en architecture, il se passe des mois sans qu'ait lieu un vrai cours, et les profs doivent ou bien accepter de parler de révolution et de communisme - les habituelles conneries -, ou bien se tenir à l’écart ; parce que si l'un d'entre eux fait mine de venir dans une assemblée pour y parler de choses sérieuses, il est cuit (…)

C'est au point que chez nous, à l'université catholique, les partisans du divorce peuvent donner toutes les conférences qu'ils veulent, alors qu'à vous, les anti-divorce, il n'est même pas permis de parler. Et ça se passe à l'université catholique!

Manno fit de nouveau signe que oui de la tête, d'un air tout à coup farouche.

- Des Judas et des salauds, il y en a toujours eu, dit-il, ça n'empêche pas le christianisme de suivre sa voie depuis deux mille ans.


(…) la justesse de vues du « petit bossu » Gramsci qui, à son époque, avait bien démontré aux siens que la conquête du pouvoir pouvait s'effectuer non par la voie léniniste de la révolution violente, mais par l'envoûtement, c'est-à-dire par le conditionnement progressif de tous les organes d'information - tels que journaux, radio, télévision - et celui des institutions culturelles - telles que écoles, maisons d'édition, théâtres, cinémas. Gramsci avait prévu, avec une extraordinaire lucidité, qu'une fois ce conditionnement réussi les chrétiens eux-mêmes, devenus graduellement athées après avoir accepté l'analyse prétendument neutre et scientifique que le marxisme fait de la réalité, se chargeraient d'éliminer le grand obstacle, à savoir la vision chrétienne de cette réalité (…) Il faut dire aussi que, entre-temps, la culture européenne tout entière - à cause, surtout, de la situation analogue qui s'était créée en France, son centre incontesté - avait fait, en quelques années, de grands pas en arrière vers un état de quasi-précivilisation.

(…) le bien-être général s'était accru (…) Les gens auraient dû être contents, avoir enfin le cœur en paix, et au lieu de ça… Non seulement les enfants se rebellaient de plus en plus contre leurs parents et contre les institutions - comme son Taddeo -, mais la plupart des gens, au lieu d'être satisfaits, paraissaient hargneux. Ils voulaient toujours plus, et de plus en plus tôt, en travaillant de moins en moins…


- Mais, depuis qu'ils ont emboîté le pas aux marxistes, on ne peut plus considérer les gens de l'Action catholique comme des chrétiens.


Le voilà, pour le moment, le résultat des prises position de Maritain et de Mounier et des autres qui avaient ouvert la voie aux communistes et modernistes ! 


On savait maintenant que les victimes causées par le communisme en Union soviétique se chiffraient à plusieurs dizaines de millions : selon les statistiques de Kourganov-Soljenitsyne, carrément à soixante-six millions, et sans le plus petit « surcroît de qualité » dans la vie des gens. Tu parles d'une société nouvelle, plus juste et heureuse... Soixante-six millions d'êtres humains sacrifiés, dans la vaine tentative de changer la conscience et la nature de l’homme ! En Chine, les victimes étaient encore plus nombreuses, même si jusqu'à présent il n'existait pas de statistiques à cet égard (…) tandis qu'on tuait un nombre aussi inconcevable d'êtres humains, le communisme continuait à se présenter comme le champion du salut des hommes. Il était en cela favorisé par l'appui constant qui lui venait en grande partie de la culture «laïque» patronne des médias de masse (…)


Ici précisément, sur ces terres, dans le sanctuaire entouré de peupliers de la Madone de Tirano, [Père Betrando] avait, au terme d’un sermon, devant les habitants de la vallée interdits, théâtralement brisé une couronne du rosaire. Et au séminaire archiépiscopal de F., ces séminaristes qui avaient brulé tous leurs chapelets !


Car cette lutte autour du mariage civil - dont l’indissolubilité avait été introduite en Italie par le christianisme un millénaire et demi plus tôt - lui paraissait la dernière véritable possibilité de bloquer la déchristianisation des lois et des coutumes (…) Gare si cette lutte devait échouer ! Tout de suite après, immanquablement, on autoriserait aussi l’avortement, c’est-à-dire le massacre d’innocents à naître…