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dimanche 2 mars 2025

« Napoléon vu par Abel Gance » (2024) ouvrage collectif de Costa-Gavras, Dimitri Vezyroglu, Joël Daire…

Film muet, le Napoléon de Gance n'en était pas moins un film musical. Nous avons pris la décision de faire réaliser une nouvelle partition reposant principalement sur le montage de musiques du répertoire préexistantes en demandant à un compositeur actuel de réaliser ce montage et d'écrire des « liaisons» permettant d'unifier les morceaux dans un flux musical continu.

Cette mission, unique par sa longueur, par sa complexité, par les connaissances musicales et les talents qu'elle exigeait, a été confiée à Simon Cloquet-Lafollye, compositeur expert en musique pour l'écran. Ce choix a été des plus heureux.

(…) il nous a fallu quinze ans pour arriver au bout d'un chantier que nous imaginions cinq fois moins long…


En ce qui concerne l'établissement d'une nouvelle partition, la trouvaille de Simon Cloquet-Lafollye fut miraculeuse. Car mon cher ami, Arthur Honegger n'a pas écrit la musique de Napoléon, je vous assure, seulement quelques morceaux qui ne le satisfaisaient pas. Pas plus que Gance.


(…) Napoléon sera donc devenu la reconstruction - « restauration» n'étant définitivement pas assez hyperbolique - la plus longue et la plus chère de tous les temps : un véritable slogan hollywoodien, ou napoléonien.


(…) son goût assumé du coup d'éclat et de la métaphore la plus enlevée. Une fresque épique, certes, puissante, et qui brasse large, d'une folle inventivité, mais qui prend aussi le risque de l’intime (…) Avec elle [Annabelle] et Fleuri, Gance apporte une touche d'humanité ordinaire, un indispensable contrepoint au déferlement continu du grandiose. Témoins de l'épopée, extraits de la foule des figurants de l'Histoire, ils sont nos modestes représentants et les meilleurs antidotes à l'emphase qui parfois menace.

Emphase que le film évite en décrétant le mouvement perpétuel et en s'affirmant, dès le début, dès le mitraillage d'images de Brienne, pour ce qu'il est vraiment : un film expérimental qui serait glissé dans les ors de la légende des siècles.


Gance, lui, regardait ailleurs, vers Griffith, dont il prétendait qu'il lui avait généreusement «donné» Napoléon après y avoir songé pour lui-même ; vers les Russes, les Blancs de Paris (partout au générique) et les Rouges de Potemkine, et il voyait son Napoléon comme un manifeste d'avant-garde cinématographique qui aurait été écrit par Victor Hugo (Quatrevingt-treize).


Nous sommes alors en 1928 et le cinéma va passer à autre chose : Le Chanteur de jazz et l'avènement du parlant. Napoléon tourne au chant du cygne d'un art, parvenu à pleine maturité et soudain anachronique, qui débute une longue période d’hibernation…


C'est bien cet incroyable mélange des genres et des registres, l'épopée historique au risque de l'expérimental et du dissonant, qui fait tout le prix de Napoléon, ce prix exorbitant qu'on lui fit payer pour avoir osé proposer le meilleur et l'innovation absolue au plus vaste public.


(Costa-Gavras)


De retour des Etats-Unis, Abel Gance se consacre principalement au montage et à l'édition de La Roue, film gigantesque d'une durée totale de sept heures (…) 

Dans la liste des projets ganciens, le film suivant aurait dû être La Fin du monde, sujet qui le préoccupe depuis longtemps et auquel il tient particulièrement. C'est pourtant un tout autre projet qui va le mobiliser à partir du printemps 1923, et jusqu'à celui de 1927: Napoléon vu par Abel Gance.


(…) si les études historiques sont les plus nombreuses dans l'emploi des citations qui parsèment les cartons du film, ce sont néanmoins les sources littéraires, voire picturales, qui inspirent à Gance le style visuel de sa création.

Or ces sources empruntent pour l'essentiel à l'imaginaire du romantisme. Citons notamment Alexandre Dumas (Napoléon ; Gance s'inspire de son récit pour la bataille de boules de neige de Brienne), Alfred de Vigny (Stello ; exécution d'André Chénier), Victor Hugo (Quatrevingt-treize ; référence essentielle pour Gance qui s'inspire de maints éléments de ce roman dans différentes séquences du film : Les Trois Dieux dans la crypte des Cordeliers, La Forge de Danton, la séquence de Thermidor, celle des Ombres de la Convention, etc.).


Comme Gance l'écrira lui-même dans le texte de présentation de son film : « Napoléon, c'est Prométhée. »


Le 4 juin 1924, Gance publie à l'intention de ses collaborateurs (présents et futurs) une proclamation restée célèbre tant par son style (très emphatique) que par son contenu.

« Mes amis, tous les écrans de l'univers vous attendent.

À tous, collaborateurs de tous ordres, à tous, premiers rôles, seconds plans, opérateurs, peintres, électriciens, machinistes a tous, surtout à vous, humbles figurants qui allez avoir le lourd fardeau de retrouver l'esprit de vos aïeux et de donner par votre unité de cœur le redoutable visage de la France de 1792 à 1815, je demande, mieux, j'exige l'oubli total des mesquines considérations personnelles et un dévouement absolu ». C'est bien le discours d'un général en chef à l'adresse de ses troupes.


Assisté de Louis Osmont, Gance suscite le concours de collaborateurs parfois inattendus pour ce travail de casting. Ainsi de son ami l'écrivain Albert t'Serstevens, également grand ami de Blaise Cendrars, qui participe à l'audition des essais d'acteurs pendant l'automne 1924.


(…) deux acteurs issus de la colonie russe de Paris, Nicolas Koline (rôle de Tristan Fleuri) et Vladimir Roudenko (Bonaparte enfant). Autre Russe, le ténor Alexandre Koubitzky incarne un remarquable Danton. Pour jouer Violine Fleuri, Gance découvre une jeune lycéenne de seize ans, Suzanne Charpentier, qui débarque sur le plateau de l'épisode corse pour incarner Elisa Bonaparte et qui, deux jours plus tard, encore étourdie par le choix du réalisateur, se voit finalement créditer de celui, bien plus important, de Violine Fleuri. Sur la suggestion de son mentor, elle prend le pseudonyme d'Annabella, référence gancienne à l'Annabel Lee d'Edgar Allan Poe. Elle fera merveille dans le rôle de Violine, prélude à une longue et heureuse carrière à l'écran.

Gance s'étant réservé le rôle de Saint-Just (…)


(…)  le chef opérateur Léonce-Henri Burel, présent sur tous ses tournages depuis 1915 (…)

Mais c'est à un nouveau venu, jeune homme d'à peine trente-cinq ans, l'Alsacien Jules Kruger, qu'il confie le poste essentiel de « directeur des prises de vues » (…) C’est qui coordonne l'équipe des huit opérateurs qui se relaient sur les plateaux de Napoléon.


(…) un jeune industriel d'origine russe, Jacques Grinieff. Avec plusieurs de ses amis, celui-ci soutient le cinéaste Raymond Bernard (fils de Tristan) et l'aide à produire son prochain film, L'homme qui rit d'après Hugo. Bernard décide de différer son projet pour permettre à Gance d'achever Napoléon. 


(…) un nouvel incident survient en mars au cours des quarante jours nécessaires à filmer le siège de Toulon. Pour simuler les éclairs de la bataille sous la pluie, l'artificier du film utilise du magnésium. Mal réparti, un kilo de cette poudre s'enflamme et provoque une formidable explosion qui touche Gance, son assistant Georges Lampin et plusieurs techniciens. Malgré les brûlures dont il souffre, Gance est de retour sur le plateau une semaine plus tard


(Joël Daire)



Après plus de douze mois de tournage et plus de six mois de montage, Abel Gance a accouché d'un film monstre : 13000 mètres de pellicule, soit près de 10 heures de projection, pour ce qui n'était censé être que le premier épisode d'une série de six films sur la vie de l’Empereur.


Parmi ces différentes versions, une a sa préférence : celle de 7 heures, à projeter en deux ou trois séances, mais qui ne sera jamais exploitée. De toute évidence, le film par lequel Gance espère non seulement révolutionner l'art cinématographique, mais s'installer au panthéon mondial des cinéastes, s'accorde mal avec les règles désormais bien fixées de l'exploitation en salles.


C'est le jeudi 7 avril 1927, à 20h30, que Napoléon est présenté pour la première fois au public lors d'une soirée de gala au profit d'associations d'anciens combattants, à l'Opéra de Paris (…) Pour l'occasion, Gance a préparé une version d'environ 3h45 même avec cette version « courte », le spectacle s'étire donc bien après minuit. Mais tous les témoignages évoquent un véritable triomphe (…) Le film est accompagné musicalement par l'orchestre de l'Opéra qui suit tant bien que mal les indications du compositeur Arthur Honegger, mais, la phase de montage s'étant éternisée, celui-a dû travailler dans l'urgence et n'a pu livrer que des bouts de partition faisant la jonction entre des morceaux déjà existants (…)

Le triptyque, notamment, fait grande impression pour sa première apparition, qui a nécessité un réaménagement complet de la cabine de projection du palais Garnier.

Neuf autres représentations suivent cette première à l'Opéra, qui fait salle comble. Gance continuant sans cesse de remanier son montage, d'est une version différente qui est projetée chaque soir.


La GMG programme le film au cinéma parisien Marivaux pour une période d'exclusivité de dix semaines à partir du 15 novembre 1927. Pour cette exploitation, c'est la version de 9600 mètres, soit 7 heures de projection, qui a été envoyée au distributeur. Pourtant, au lieu de programmer cette version en deux ou trois séances complémentaires, (…) ce n'est pas un même film qui est projeté à chaque séance, et chaque spectateur peut avoir une expérience différente d’un autre (…) certaines critiques (…) reviennent de façon récurrente à l'égard d'un film jugé parfois incohérent sur le plan narratif et stylistique, et politiquement dangereux en ce qu'il exalte le chef providentiel mettant fin à la Révolution.


Cette séance est proposée en février 1928 au Studio 28, toute nouvelle salle d'art et d'essai (…) Le programme est intitulé « Autour de Napoléon» et, pour le composer, le réalisateur a puisé dans des parties non montées du négatif. Certains plans sont montrés pour servir de support à une conférence de Gance sur les différentes techniques utilisées pour le tournage du film. Les autres sont agencés en trois ensembles (…) Entre les deux est projeté le documentaire Autour de Napoléon, réalisé par Jean Arroy durant le tournage.


Ce n'est que le 23 mars 1928 que Napoléon sort au prestigieux Gaumont-Palace de la place de Clichy, fleuron de la firme à la marguerite (…) Gance oppose un refus obstiné à ces demandes répétées [de coupes], ce qui amène la société distributrice à intervenir elle-même sur le montage. Gance refuse de se rendre à l’avant-première…(…) l’œuvre apparaît défigurée, une «parodie de ce qu'elle était » (…) Et Gance doit assister au triomphe d'un Napoléon mutilé qui bat tous les records de recette au Gaumont-Palace...

Deux mois plus tard, le film sort également à Londres, là encore avec beaucoup de retard (…) Gance n’est pas invité à la première (…) Une nouvelle fois, aucune des versions qu'il a proposées n’est retenue, et le film est remonté avec la plus totale incohérence (…) Par ailleurs, le dispositif mis en place pour la projection du triptyque final est défaillant (…) Ces avanies répétées poussent le réalisateur à attaquer le distributeur devant la justice, conjointement avec son producteur, qui accuse de son côté la MGM de retarder la sortie du film aux États-Unis (…) probablement lassé d'une procédure qui menace de traîner en longueur, le réalisateur éteint l'action en justice. Il abandonne à la MGM tous ses droits sur le montage du film et l'autorise, en contrepartie d'une compensation financière, à exploiter la version de son choix.


À New York, c'est Harry Rapf, personnage haut placé à la MGM, qui supervise le montage de la version qui sera exploitée aux États-Unis. Sous l'autorité d'Irving Thalberg, il avait déjà été en charge du remontage des Rapaces d'Erich von Stroheim en 1924, réduit de 9 à 2 heures. Rapf travaille aussi avec Loretta Woods à la rédaction des intertitres, qui contribuent à éloigner plus encore cette version de l'œuvre voulue par Gance (…) fin janvier 1929, la MGM le programme dans l'une de ses salles les plus modestes, le Loew's, dans le quartier populaire du Lower East Side (…) Gance n'a pas fait le déplacement : depuis de longs mois, il a fait son deuil de ses rêves de triomphe américain, lui qui ambitionnait d'égaler Griffith.

C'est un déluge de critiques assassines et méprisantes qui s'abat sur Napoléon aux Etats-Unis…


Ironie de l'histoire, c'est aux États-Unis qu'à la fin des années 1970 il entamera une seconde vie grâce à Francis Ford Coppola. Et Gance put, en 1981, à la toute fin de sa vie, entendre au téléphone les acclamations qui explosèrent à l'issue de la projection de la première restauration effectuée par Kevin Brownlow, au Radio City Music Hall de New York... « C'est trop tard », réagit-il amèrement.


(…) des quelque dix heures du montage initial, il a fallu d'emblée tirer des versions plus courtes, dont aucune ne satisfaisait le réalisateur, hormis le compromis de 7 heures qui ne fut jamais montré en salle.


La sortie de Napoléon a coïncidé avec la dissolution de la GMG, l'alliance qu'elle formait avec Gaumont ; or au même moment, la MGM, engagée comme les autres grandes majors hollywoodiennes dans une coûteuse course aux superproductions pour pallier un début de désaffection du public, devenait tributaire des recettes de ses films à l'étranger. Lorsque sort Napoléon, elle met par exemple sur le marché français deux de ses grands films produits en 1925, La Grande Parade, de King Vidor, et Ben-Hur, de Fred Niblo. Il est plausible qu'elle fût peu disposée à leur opposer la concurrence d'une superproduction française dont elle s’était retrouvée distributrice par le biais de la GMG.


Quoi qu'il en soit, l'œuvre rêvée et réalisée par Gance n'est parvenue à se matérialiser en film. Il y eut autant de version Napoléon que de salles.


(Dimitri Vezyroglu)



Un autre gros plan, le premier à dévoiler son visage, mérite d'être décrit : face caméra, cerclé d'un cache en ivoire, Roudenko darde l'objectif de ses yeux cristallins, le teint fardé de blanc et les cheveux sertis de glace. Les propriétés médiumniques de ce portrait monochrome sont frappantes : son regard transparent évoque le verre d'une optique et sa peau un écran diaphane, pris dans une «pellicule» de neige qui réfléchit la lumière. Alors que la bataille fait rage, ce gros plan photogénique alterne dans un battement frénétique avec des inserts sur le vif du combat. Monté plus de quatre-vingts fois, comme un clignotement, ce plan a une présence quasi télépathe : il semble magnétiser les autres images, tout comme, dans le récit, le personnage téléguide la bataille.


(Elodie Tamayo)



Que le Napoléon de Gance ait surjoué et exagéré au cinéma ce que Jean Tulard a appelé « le mythe sauveur » est peu discutable.


(…) l’exagération de la fuite d'Ajaccio sur un frêle esquif, qui pour être une des scènes les plus remarquables du film n'en est pas moins une parfaite invention…


(…) nous faisons nôtre l'opinion de ce journaliste américain qui écrivait : « Napoléon a inspiré trois immenses œuvres d'art, Guerre et Paix de Léon Tolstoï, la Symphonie héroïque de Ludwig van Beethoven et l'œuvre visionnaire d'Abel Gance.»


(Thierry Lentz)



Du côté des bobines, nous procédions non par titre, mais par étape de fabrication : d'abord les négatifs, puis les positifs d'exploitation, puis les nouveaux négatifs - dits contretypes - tirés à partir des positifs, enfin les nouveaux positifs (ou «marrons ») tirés à partir de ces contretypes (troisième génération photographique). Et cela sur les trois supports dans l'histoire de la production au cinéma : les films nitrate, puis diacétate, enfin triacétate.

Chaque élément était filmé sur la table de montage et, quand elles étaient encore visibles, nous avons relevé toutes les informations contenues dans les manchettes - ces étroites bandes de la pellicule 35 mm contenues entre la perforation et le bord. C'est en effet sur ce minuscule espace, presque aussi important pour nous que l'image, que l'on peut lire les références de fabrication du lot de pellicule (et donc le dater), voire les numéros de plan originels inscrits par les monteuses négatives.


Mais un coup de théâtre est survenu quelques jours seulement avant de remettre notre rapport d'expertise (qui faisait déjà sept cents pages...) fin février 2009. Laure Marchaut et moi clôturions, ligne par ligne, numéro par numéro, cette immense expertise, quand soudain notre attention fut attirée par un numéro dont les références étaient illogiques, raison pour laquelle cette boîte avait échappé à nos demandes (…) derrière ces quelques chiffres se cachait, non pas une bobine, mais un lot de cent soixante-dix-neuf boîtes! Elles n'avaient pas été ouvertes depuis quarante ans et dormaient là à cause d'un imbroglio juridique initié par Gance lui-même (…) derrière ce premier lot, se cachait un autre de deux cent trois boîtes, que Claude Lafaye m'avoua par la suite avoir sauvées de la destruction en les cachant à l'époque à la Cinémathèque de Toulouse.


Il fallait aussi créer de nouveaux outils, pour lesquels les laboratoires Éclair répondirent présents: deux ans de tests furent nécessaires pour établir avec eux à la fois le plan de production (plus de trois cents éléments-sources sélectionnés), utiliser au mieux cet appareil merveilleux qu'ils avaient mis au point, le Nitroscan, le seul alors à pouvoir scanner le 35 mm en 4K en immersion totale et avec les fameuses manchettes, recueillant précieusement toutes les subtilités des gris relevés sur les pellicules d'époque. Deux années furent nécessaires aux ingénieurs R&D Nelsy Zami, Lucas Boubel et Rémi Achard, pour reproduire numériquement les teintages et virages originels et retrouver leurs mêmes rendus colorimétriques.


(Georges Mourier)


Finalement, ce sont près de trois mille pages de partition qui sont éditées et adressées aux solistes, au chœur et aux deux orchestres de Radio France (Orchestre national, Orchestre philharmonique) qui enregistrent progressivement la musique sous la direction du chef d'orchestre Fabien Gabel, pour une durée record d'enregistrement de vingt-cinq journées au studio 104 de Radio France, représentant probablement le plus long et ambitieux enregistrement de musique symphonique à ce jour pour une bande originale de film).


(Simon Cloquet-Lafollye)



Les souvenirs de lui qu'a rassemblés Roger Icart pour en faire la matière d'un livre de mémoires, Un soleil dans chaque image, rapportent que, pendant la Grande Guerre, intrigué par la machine nouvelle du cinématographe dont il avait déjà quelque expérience, Abel Gance proposa ses services de scénariste à un certain Louis Nalpas, directeur du Film d'Art. Il lui soumit un script intitulé : Les morts reviennent-ils ? L'histoire ne fut jamais tournée mais elle était assez bonne, semble-t-il, pour que l'apprenti réalisateur soit aussitôt embauché et mette ainsi un pied dans une compagnie qui lui permit de faire ses vrais premiers pas dans l'univers du cinéma. 


La Roue, en 1923, Gance la dédie à Ida, son épouse, que la maladie, à vingt-sept ans, vient juste d'emporter.


Mais, afin d'assurer la réussite de l'entreprise dans laquelle il s'engage corps et âme, il joue le rôle de son héros - et peut-être davantage encore qu'Albert Dieudonné, l'acteur auquel il le confie. Du premier tour de manivelle dont il donne le signal d'un coup de revolver jusqu'au moment du montage où la visionneuse Moviola fait retentir un bruit assourdissant de mitraillette, du plateau au studio et jusqu'à la triomphale victoire remportée lors de la première sur le champ de bataille de l’Opéra, le cinéaste mène une guerre à la tête des hommes qu'il harangue - comédiens, techniciens, figurants - et auxquels il s'adresse avec des mots et des accents comparables à ceux que faisait entendre dans ses proclamations, le jeune général de l'armée d'Italie.


Comme s'il se fût agi d'une bataille réelle dont le prix se mesurait à la valeur du sang versé, Gance se réjouit des quarante-deux blessés dénombrés à l'issue d'une seule des trente journées de tournage qu'exigea la séquence du siège de Toulon.


Le compositeur Émile Vuillermoz et le réalisateur Jean Arroy, se souvenant de l'exaltation qu'ils partagèrent au temps du tournage, suggèrent que si Gance en avait donné l'ordre et si l'équipe qu'il dirigeait avait été assez nombreuse et suffisamment armée, le cinéaste aurait pu prendre d'assaut à la tête de ses troupes le Palais-Bourbon, l'Elysée et, franchissant les Alpes, partir même à la conquête du continent.


Gance, pour sa part, la place en tête du propos qu'il tient le soir où son film est projeté pour la première fois : « Napoléon, dit-il, c'est Prométhée. » Et il ajoute aussitôt: « Il ne s'agit pas ici de morale ni de politique, mais d’art.» Il y a là davantage qu'une nuance. Prométhée, pour lui, est poète puisqu'il fut « voleur de feu » - selon l'expression de Rimbaud, auteur que Gance cite si souvent. Comme le fut Napoléon lui-même : un poète de l'action ainsi que le suggérait déjà Léon Bloy.


« Il est, affirme encore Gance, une vérité cinégraphique très supérieure à la même vérité humaine, par la transmutation esthétique que l'art aura apportée à cette vérité.» Comme le disait déjà Cervantés, la vie que nous vivons ne vaut pas celle que nous voyons au théâtre. Disons : au cinéma.


(Philippe Forest)

dimanche 23 février 2025

« La chevelure sacrifiée » de Bohumil Hrabal (1976)

Je suis une toute petite fille qui joue sur un sentier champêtre avec des cailloux, papa préférait m'emmener derrière la maison pour qu'il ne m'arrive rien, je vois deux soldats qui sortent en courant de la forêt, je les vois qui courent le long du sentier à travers le pré où je suis en train de jouer, ces soldats courent comme des chevaux emportés, je me couche sur le dos pour qu'ils ne m'écrasent pas, je vois ces soldats qui sautent, au-dessus de moi leurs semelles toutes cloutées l'ombre tonitruante des soldats passe au-dessus de moi et le piétinement des souliers militaires s'éloigne en grondant sur le sentier à travers prés. Je m'assieds et je vois les soldats courir jusqu'au ruisseau, s'arrêter, là, en guise de passerelle un tronc d'arbre retenu par des chaines les soldats lèvent les bras comme lèvent leurs ailes les anges gardiens au-dessus de mon lit et ils franchissent le ruisseau et continuent à courir, dans le tournant je vois pour la dernière fois les clous brillants des semelles qui se lèvent et les voilà disparus dans la forêt. Il y a longtemps que les soldats ont disparu mais je continue à penser à eux. Maintenant, je me vois, je m'approche du ruisseau sur mes petites jambes, je pose un petit soulier sur la poutre, je vois l'eau qui court dans le ruisseau, je lève les bras et je cours sur cette poutre, mais au milieu elle se dérobe et je tombe dans le ruisseau, je pédale dans les profondeurs comme maman sur sa machine à coudre, mais je n'arrive pas à prendre appui sur le fond ; d'abord, j'ai bu de l'eau, mais ensuite il faut croire que j'en avais bu assez pour me noyer, et mes cheveux s'étaient dénoués et flottaient au fond du ruisseau et se confondaient avec les lentilles d'eau vertes et les fleurs aquatiques sans fleurs ; j'avais une terrible envie de dormir, j'étais incapable de fermer les yeux, tout était plein de lumière et au-dessus de moi je voyais le ciel comme à travers de grosses lunettes... et puis je me réveille, je constate que c'est beau d'être une noyée, c'est comme si j'étais à la maison, je suis au ciel dans un petit lit, exactement comme celui que nous avons à la maison, je vois que j'ai les mains sur un édredon imprimé de myosotis tout comme les édredons de maman et face à moi l'image de l'ange gardien tout comme chez nous ; puis maman est entrée et elle a dit : « Venez les enfants, entrez donc...» et je vois entrer dans la cuisine les petites filles du voisinage et maintenant je sais que je suis noyée, car les petites filles m'appellent Marenka et moi je leur dis Hedvicka et Evicka et Bozenka, eh bien ces petites filles posent à côté de mes mains l'édredon des images pieuses, il y a tant d'images d'anges gardiens sur mon lit et Hedvicka dit « Maman m'a dit que tu t'étais noyée... » et pose une nouvelle image pieuse et moi je dis : « Et pourquoi tu me donnes cette image ? » Hedvicka dit: « C'est ce qu'on met dans le cercueil des petites filles mortes... » et moi je pleure, je me dis que je suis morte pour de bon, mais alors maman arrive, elle apporte des petits gâteaux et lorsqu'elle voit toutes ces images pieuses, elle dit: « Mais, mes petites filles Marenka n'est pas morte, le docteur Michálek lui a fait sortir toute l'eau et avec son souffle lui a rendu la vie...» et les petites filles sont déçues, elles regrettent qu'il n'y ait pas d'enterrement, elles se voyaient déjà en robes blanches en mousseline à rideaux avec de grands cierges allumés dans leurs mains, des cierges décorés de myrte, des cuivres jouent une musique terriblement triste et les petites filles marchent en procession, les cheveux ondulés, elles pleurent parce que je me suis noyée... du coup, plus de procession, plus de pleurs, tout ça c'est la faute à deux mémères venues rincer leur linge et qui m'ont tirée du ruisseau et rapportée à la maison...

dimanche 9 février 2025

« Que faire ? » de David Engels (2019)

(…) l'humanité tout entière se laisse embarquer dans une gigantesque course à qui transformera le plus rapidement possible son État en pays du Tiers-Monde…

Ainsi, même si nous nous sentons parfois seuls, démunis et même défaitistes, notre nombre est sans doute beaucoup plus grand que ne veulent l'imaginer la plupart de ces hommes politiques dont toute la carrière est bâtie sur la déconstruction des valeurs traditionnelles, sur la destruction de la solidarité entre êtres humains et sur la peur exercée sur l'esprit de ceux qui oseraient s'écarter du chemin tordu du politiquement correct. Le potentiel de changement est là - mais il faut craindre qu'il ne se manifeste qu'une fois le système politique et social actuel entièrement discrédité par sa chute économique et un état de guerre civile latente. 


S'opposer, et ne serait-ce que sur un seul point, à la naïveté ou, bien souvent, à l'hypocrisie qui domine ce discours, signifie donc facilement être rejeté dans la totalité de sa personne et se retrouver rapidement en marge de la société.


(…) des formes de pensée aussi diverses et dangereuses que l'ultra-libéralisme, le langage politiquement correct, le gender mainstreaming, le masochisme culturel, l'idéalisation aveugle des minorités en tous genres, l'esprit de la mondialisation à tout prix, le court-termisme, l'esthétique de la laideur, le multiculturalisme abusif, la pensée technocratique, etc.


Aujourd'hui, l'État, c'est surtout cet organisme de plus en plus orwellien qui nous espionne jour et nuit, dont les forces de l'ordre interdisent nos manifestations, dont les organes «politiques» stigmatisent tous leurs opposants comme ennemis de l'humanité, dont les rentrées financières - nos impôts ! - servent à nourrir les pauvres de ce monde et à renflouer les banques, mais pas à arrêter la paupérisation de nos propres citoyens, dont les écoles gâchent nos enfants, dont les représentants abandonnent joyeusement tous les jours un peu plus des droits qui leur sont restés au profit d'opaques institutions internationales, dont les élites nous vantent les bienfaits de toutes les autres cultures tout en nous inculquant la mauvaise conscience pour les «crimes» de notre propre passé, et dont les politiciens et les juristes se plaisent à ridiculiser le passé chrétien tout en plaçant sous délit d'islamophobie toute critique de la religion de nos nouveaux concitoyens.


D'un ensemble socialement et culturellement largement homogène, l'Europe se transforme en une somme d'innombrables groupements religieux et ethniques souvent antagonistes, et, au lieu de s'opposer à ce morcellement, nos institutions, sous couvert de la protection des minorités et de la subsidiarité, l'avantagent au maximum afin de couper court à toute résistance généralisée de la part d'une citoyenneté dépossédée de ses propres institutions.


Entourez-vous de gens qui pensent comme vous et essayez d'agrandir peu à peu le cercle de ceux que vous jugez comme fiables et fidèles. Dans la société de demain, peu importe désormais qui est riche ou pauvre, influent ou impuissant ; tout ce qui comptera, comme en temps de guerre, sera le degré de confiance que nous pourrons avoir en notre prochain.


Car le véritable problème réside non dans l'adaptation ou non de la société humaine à son environnement naturel, mais au contraire dans la nécessité de l'humain de se sentir chez lui dans la nature et de réaliser qu'il en fait partie et qu'il a besoin du contact régulier avec la vie et ses composantes simples afin de renouer avec la véritable condition humaine.


(…) nous sommes loin des temps du Moyen Âge ou du Grand Siècle où même les objets les plus anodins de la vie de tous les jours étaient conçus dans un souci d’esthétique…


Car il y a aussi ceux qui, en parlant de la «criminalité» de l'ornementation comme Loos, de la «beauté» des lignes pures d'acier et de béton comme Sullivan, ou de la nécessité à transformer son habitation en une «machine» inhumaine et bien huilée comme Le Corbusier, ont profondément mis en péril la qualité esthétique de notre vie. En dénigrant le besoin inné en chaque humain de vivre dans un environnement reflétant de manière idéale ses propres proportions, ils ont durablement déstabilisé la conception classique de l'art, décriée, jusqu'à aujourd'hui, comme atavisme arriéré et réservé, dans le meilleur cas, à des cercles élitistes, dans le pire, petit-bourgeois.


(…) la réalité vécue de l'émancipation a provoqué, d'un côté, la masculinisation de la femme, et d'un autre côté, la genèse d'un idéal androgyne s'imposant de plus en plus aux deux sexes. Masculinisation, car la femme moderne est désormais soumise aux mêmes règles impitoyables des «marchés» et de la compétitivité et donc obligée de s'aligner sur un mode de fonctionnement développé par et pour des hommes.

(…) Restez fidèle aux idéaux chevaleresques qui ont fait la grandeur et la richesse de notre civilisation, et soyez fiers de l'importance de la femme dans l'histoire occidentale, où, depuis le Moyen Âge avec son roman courtois et sa vénération de la Vierge, elle a toujours occupé une place des plus importantes et de plus en plus émancipée, sans pour autant que l'on ait nié la nature complémentaire et non identique des deux sexes qui constitue justement toute la richesse de notre société. 


Si vous faites quelque chose, faites-le entièrement, et ne pensez pas au résultat futur de votre action, mais simplement à ce que l'action soit bien faite afin de pouvoir être fier de votre acte - une fierté non pas basée sur l'importance ou la difficulté de ce que vous venez d'accomplir, mais plutôt sur la manière dont vous ne faites qu'un avec votre travail.


(…) il ne faut pas oublier que chaque nouveau million d'étrangers représente un million de voix de plus en soutien aux partis politiques qui s'érigent en défenseurs de la prétendue «tolérance», et que l'atomisation de la société européenne traditionnelle joue le jeu des grandes entreprises qui ont de moins en moins à craindre des structures d'opposition et de solidarité traditionnelles ...


Comme l'avait prédit Gramsci, le combat politique n'est pas décidé par celui qui a les meilleurs arguments, mais par celui qui réussit à imposer sa sémantique politique à l'entièreté de la société.


Car l'Europe n'est nullement la «patrie» de la liberté, de la démocratie, de l'égalité, du droit ou de la fraternité, puisque toutes ces valeurs ont aussi, à un moment ou un autre de l'histoire, marqué des phases bien spécifiques dans l'évolution des autres grandes cultures humaines avant de disparaître à nouveau, comme l'ont montré Spengler et Toynbee.

C'est donc un curieux symptôme de l'eurocentrisme et de l'occidentalisme voilé de nos élites d'usurper la paternité exclusive de ces valeurs pour l'Europe tout en avilissant coûte que coûte l'histoire-même de notre continent (…) l’identité européenne ne peut être réduite à ces valeurs uniquement, et il faudra insister sur le fait qu'elle est également constituée d'une foule d'autres éléments essentiels comme l'histoire partagée, la proximité des langues, les traditions, l'esthétique de l'art européen, l'amour d'un certain terroir, l'élan spirituel issu du christianisme, etc. D'ailleurs, la réalité avec laquelle ces valeurs universalistes sont vécues au quotidien est également tout sauf véritablement universelle, car plus important encore que les mots est l'esprit qui les anime et qui, lui, ne pourra jamais être exporté d'un bout du monde à l'autre sans changer graduellement de signification. Ainsi, les institutions politiques du Japon ou de l'Inde, pourtant «démocratiques», sont construites sur une base émotionnelle, spirituelle et culturelle radicalement différente de celle des États-Unis ou de l'Allemagne, pour ne citer que quelques exemples, et vanter des valeurs abstraites, tout en niant la spécificité des esprits qui les anime, est d'une naïveté affligeante.

De même, qui peut croire réellement qu'en faisant le copier-coller du système éducatif finlandais, tant vanté pour le moment, en France, en Italie ou en Grèce, sans pour autant adopter tout le style de vie, la mentalité, le passé et même le climat des Finlandais, on arriverait aux mêmes résultats qu'en Finlande ? Dès lors, qu'on cesse de parler et de légiférer sur des «valeurs», et qu'on accepte enfin qu'une culture soit beaucoup plus que l'ensemble de ses lois, et que ce qui l'anime réellement sont des facteurs beaucoup plus complexes.


Tout d'abord, au 19è siècle, quand furent jetées les bases du parlementarisme moderne, les distinctions politiques entre ces deux directions étaient beaucoup moins évidentes, car outre des partis défendant essentiellement deux visions économiques du monde, existait aussi une série de partis politiques représentant plutôt des confessions, des systèmes politiques et même des orientations dynastiques. La synthèse artificielle en une mouvance de «gauche» et une autre de «droite» avec, comme fourre-tout confortable pour les autres partis, la catégorie des «extrémistes», est donc relativement récente dans l’histoire.


(…) renvoyez ces mots à ceux qui vous les adressent, en demandant ce qu'ils veulent dire.

Néanmoins, sachez que bon nombre des partis extrémistes font partie du problème, non de sa solution, et que, une fois atteint le fond de notre déclin collectif, la renaissance ou au moins la défense de ce qui restera de l'Europe ne viendra pas de ceux qui parlent de frontières, de nations et d'expulsions, mais de ceux qui défendront les valeurs historiques de notre civilisation au niveau européen : la véritable frontière qu'il s'agit de défendre coûte que coûte afin de sauver le citoyen européen du désastre n'est ni celle située sur le Rhin et séparant la France et l'Allemagne, ni celle sur les Alpes et séparant le «sud» du «nord» de l'Europe, mais bien celle qui se trouve aux portes du Bosphore et qui sépare l'Occident du monde musulman.


(…) dès qu'un État tente de se libérer du carcan de l'idéologie universaliste et de la toute-puissance de l'ultralibéralisme, il est ostracisé par ses voisins et étranglé politiquement et économiquement jusqu'à ce qu'il rentre dans les rangs, comme nous l'avons vu en Autriche et en Grèce et comme nous le voyons actuellement en Hongrie, en Pologne et au Royaume-Uni (…) la conclusion erronée et néfaste qu'un rejet de l'Union européenne implique automatiquement le rejet du projet européen en tant que tel.


Car la culpabilité a cessé d'être un véritable sentiment et est devenue une arme : arme pour maintenir un demi-milliard de personnes dans la docilité aveugle face à une caste de prophètes auto-proclamés de la probité morale et politique…


Le résultat de cette démarche est inévitable : la réécriture de l'histoire européenne comme longue série de crimes ; l'endoctrinement de notre jeunesse dans le sens d'une aliénation totale des valeurs de notre passé ; l'abandon de soi et l'idéalisation de l’autre ; et finalement, la dissolution de l'identité européenne dans le melting-pot d'une société mondialisée, où une élite politique et financière gouverne des masses divisées en de multiples ethnies et sectes s'affrontant continuellement et manquant de tout sentiment de solidarité face à leurs exploiteurs.


Depuis lors, les inégalités sociales, la paralysie politique générale, le chômage, la pression idéologique de la pensée unique, la délocalisation, la dictature des «marchés», l'abandon de structures démocratiques au profit d'opaques institutions internationales et le remplacement d'une démographie vacillante par l'importation systématique d'êtres humains venant d'autres espaces culturels - tout cela n'a cessé de croître, tout comme la grogne populaire, et nous avons déjà dépassé le point de non-retour depuis longtemps et ne pouvons que nous attendre à un effondrement généralisé.


(…) le seul vrai bonheur réside dans la totale adéquation entre l'être et le vouloir…