Cette mission, unique par sa longueur, par sa complexité, par les connaissances musicales et les talents qu'elle exigeait, a été confiée à Simon Cloquet-Lafollye, compositeur expert en musique pour l'écran. Ce choix a été des plus heureux.
(…) il nous a fallu quinze ans pour arriver au bout d'un chantier que nous imaginions cinq fois moins long…
En ce qui concerne l'établissement d'une nouvelle partition, la trouvaille de Simon Cloquet-Lafollye fut miraculeuse. Car mon cher ami, Arthur Honegger n'a pas écrit la musique de Napoléon, je vous assure, seulement quelques morceaux qui ne le satisfaisaient pas. Pas plus que Gance.
(…) Napoléon sera donc devenu la reconstruction - « restauration» n'étant définitivement pas assez hyperbolique - la plus longue et la plus chère de tous les temps : un véritable slogan hollywoodien, ou napoléonien.
(…) son goût assumé du coup d'éclat et de la métaphore la plus enlevée. Une fresque épique, certes, puissante, et qui brasse large, d'une folle inventivité, mais qui prend aussi le risque de l’intime (…) Avec elle [Annabelle] et Fleuri, Gance apporte une touche d'humanité ordinaire, un indispensable contrepoint au déferlement continu du grandiose. Témoins de l'épopée, extraits de la foule des figurants de l'Histoire, ils sont nos modestes représentants et les meilleurs antidotes à l'emphase qui parfois menace.
Emphase que le film évite en décrétant le mouvement perpétuel et en s'affirmant, dès le début, dès le mitraillage d'images de Brienne, pour ce qu'il est vraiment : un film expérimental qui serait glissé dans les ors de la légende des siècles.
Gance, lui, regardait ailleurs, vers Griffith, dont il prétendait qu'il lui avait généreusement «donné» Napoléon après y avoir songé pour lui-même ; vers les Russes, les Blancs de Paris (partout au générique) et les Rouges de Potemkine, et il voyait son Napoléon comme un manifeste d'avant-garde cinématographique qui aurait été écrit par Victor Hugo (Quatrevingt-treize).
Nous sommes alors en 1928 et le cinéma va passer à autre chose : Le Chanteur de jazz et l'avènement du parlant. Napoléon tourne au chant du cygne d'un art, parvenu à pleine maturité et soudain anachronique, qui débute une longue période d’hibernation…
C'est bien cet incroyable mélange des genres et des registres, l'épopée historique au risque de l'expérimental et du dissonant, qui fait tout le prix de Napoléon, ce prix exorbitant qu'on lui fit payer pour avoir osé proposer le meilleur et l'innovation absolue au plus vaste public.
(Costa-Gavras)
De retour des Etats-Unis, Abel Gance se consacre principalement au montage et à l'édition de La Roue, film gigantesque d'une durée totale de sept heures (…)
Dans la liste des projets ganciens, le film suivant aurait dû être La Fin du monde, sujet qui le préoccupe depuis longtemps et auquel il tient particulièrement. C'est pourtant un tout autre projet qui va le mobiliser à partir du printemps 1923, et jusqu'à celui de 1927: Napoléon vu par Abel Gance.
(…) si les études historiques sont les plus nombreuses dans l'emploi des citations qui parsèment les cartons du film, ce sont néanmoins les sources littéraires, voire picturales, qui inspirent à Gance le style visuel de sa création.
Or ces sources empruntent pour l'essentiel à l'imaginaire du romantisme. Citons notamment Alexandre Dumas (Napoléon ; Gance s'inspire de son récit pour la bataille de boules de neige de Brienne), Alfred de Vigny (Stello ; exécution d'André Chénier), Victor Hugo (Quatrevingt-treize ; référence essentielle pour Gance qui s'inspire de maints éléments de ce roman dans différentes séquences du film : Les Trois Dieux dans la crypte des Cordeliers, La Forge de Danton, la séquence de Thermidor, celle des Ombres de la Convention, etc.).
Comme Gance l'écrira lui-même dans le texte de présentation de son film : « Napoléon, c'est Prométhée. »
Le 4 juin 1924, Gance publie à l'intention de ses collaborateurs (présents et futurs) une proclamation restée célèbre tant par son style (très emphatique) que par son contenu.
« Mes amis, tous les écrans de l'univers vous attendent.
À tous, collaborateurs de tous ordres, à tous, premiers rôles, seconds plans, opérateurs, peintres, électriciens, machinistes a tous, surtout à vous, humbles figurants qui allez avoir le lourd fardeau de retrouver l'esprit de vos aïeux et de donner par votre unité de cœur le redoutable visage de la France de 1792 à 1815, je demande, mieux, j'exige l'oubli total des mesquines considérations personnelles et un dévouement absolu ». C'est bien le discours d'un général en chef à l'adresse de ses troupes.
Assisté de Louis Osmont, Gance suscite le concours de collaborateurs parfois inattendus pour ce travail de casting. Ainsi de son ami l'écrivain Albert t'Serstevens, également grand ami de Blaise Cendrars, qui participe à l'audition des essais d'acteurs pendant l'automne 1924.
(…) deux acteurs issus de la colonie russe de Paris, Nicolas Koline (rôle de Tristan Fleuri) et Vladimir Roudenko (Bonaparte enfant). Autre Russe, le ténor Alexandre Koubitzky incarne un remarquable Danton. Pour jouer Violine Fleuri, Gance découvre une jeune lycéenne de seize ans, Suzanne Charpentier, qui débarque sur le plateau de l'épisode corse pour incarner Elisa Bonaparte et qui, deux jours plus tard, encore étourdie par le choix du réalisateur, se voit finalement créditer de celui, bien plus important, de Violine Fleuri. Sur la suggestion de son mentor, elle prend le pseudonyme d'Annabella, référence gancienne à l'Annabel Lee d'Edgar Allan Poe. Elle fera merveille dans le rôle de Violine, prélude à une longue et heureuse carrière à l'écran.
Gance s'étant réservé le rôle de Saint-Just (…)
(…) le chef opérateur Léonce-Henri Burel, présent sur tous ses tournages depuis 1915 (…)
Mais c'est à un nouveau venu, jeune homme d'à peine trente-cinq ans, l'Alsacien Jules Kruger, qu'il confie le poste essentiel de « directeur des prises de vues » (…) C’est qui coordonne l'équipe des huit opérateurs qui se relaient sur les plateaux de Napoléon.
(…) un jeune industriel d'origine russe, Jacques Grinieff. Avec plusieurs de ses amis, celui-ci soutient le cinéaste Raymond Bernard (fils de Tristan) et l'aide à produire son prochain film, L'homme qui rit d'après Hugo. Bernard décide de différer son projet pour permettre à Gance d'achever Napoléon.
(…) un nouvel incident survient en mars au cours des quarante jours nécessaires à filmer le siège de Toulon. Pour simuler les éclairs de la bataille sous la pluie, l'artificier du film utilise du magnésium. Mal réparti, un kilo de cette poudre s'enflamme et provoque une formidable explosion qui touche Gance, son assistant Georges Lampin et plusieurs techniciens. Malgré les brûlures dont il souffre, Gance est de retour sur le plateau une semaine plus tard
(Joël Daire)
Après plus de douze mois de tournage et plus de six mois de montage, Abel Gance a accouché d'un film monstre : 13000 mètres de pellicule, soit près de 10 heures de projection, pour ce qui n'était censé être que le premier épisode d'une série de six films sur la vie de l’Empereur.
Parmi ces différentes versions, une a sa préférence : celle de 7 heures, à projeter en deux ou trois séances, mais qui ne sera jamais exploitée. De toute évidence, le film par lequel Gance espère non seulement révolutionner l'art cinématographique, mais s'installer au panthéon mondial des cinéastes, s'accorde mal avec les règles désormais bien fixées de l'exploitation en salles.
C'est le jeudi 7 avril 1927, à 20h30, que Napoléon est présenté pour la première fois au public lors d'une soirée de gala au profit d'associations d'anciens combattants, à l'Opéra de Paris (…) Pour l'occasion, Gance a préparé une version d'environ 3h45 même avec cette version « courte », le spectacle s'étire donc bien après minuit. Mais tous les témoignages évoquent un véritable triomphe (…) Le film est accompagné musicalement par l'orchestre de l'Opéra qui suit tant bien que mal les indications du compositeur Arthur Honegger, mais, la phase de montage s'étant éternisée, celui-a dû travailler dans l'urgence et n'a pu livrer que des bouts de partition faisant la jonction entre des morceaux déjà existants (…)
Le triptyque, notamment, fait grande impression pour sa première apparition, qui a nécessité un réaménagement complet de la cabine de projection du palais Garnier.
Neuf autres représentations suivent cette première à l'Opéra, qui fait salle comble. Gance continuant sans cesse de remanier son montage, d'est une version différente qui est projetée chaque soir.
La GMG programme le film au cinéma parisien Marivaux pour une période d'exclusivité de dix semaines à partir du 15 novembre 1927. Pour cette exploitation, c'est la version de 9600 mètres, soit 7 heures de projection, qui a été envoyée au distributeur. Pourtant, au lieu de programmer cette version en deux ou trois séances complémentaires, (…) ce n'est pas un même film qui est projeté à chaque séance, et chaque spectateur peut avoir une expérience différente d’un autre (…) certaines critiques (…) reviennent de façon récurrente à l'égard d'un film jugé parfois incohérent sur le plan narratif et stylistique, et politiquement dangereux en ce qu'il exalte le chef providentiel mettant fin à la Révolution.
Cette séance est proposée en février 1928 au Studio 28, toute nouvelle salle d'art et d'essai (…) Le programme est intitulé « Autour de Napoléon» et, pour le composer, le réalisateur a puisé dans des parties non montées du négatif. Certains plans sont montrés pour servir de support à une conférence de Gance sur les différentes techniques utilisées pour le tournage du film. Les autres sont agencés en trois ensembles (…) Entre les deux est projeté le documentaire Autour de Napoléon, réalisé par Jean Arroy durant le tournage.
Ce n'est que le 23 mars 1928 que Napoléon sort au prestigieux Gaumont-Palace de la place de Clichy, fleuron de la firme à la marguerite (…) Gance oppose un refus obstiné à ces demandes répétées [de coupes], ce qui amène la société distributrice à intervenir elle-même sur le montage. Gance refuse de se rendre à l’avant-première…(…) l’œuvre apparaît défigurée, une «parodie de ce qu'elle était » (…) Et Gance doit assister au triomphe d'un Napoléon mutilé qui bat tous les records de recette au Gaumont-Palace...
Deux mois plus tard, le film sort également à Londres, là encore avec beaucoup de retard (…) Gance n’est pas invité à la première (…) Une nouvelle fois, aucune des versions qu'il a proposées n’est retenue, et le film est remonté avec la plus totale incohérence (…) Par ailleurs, le dispositif mis en place pour la projection du triptyque final est défaillant (…) Ces avanies répétées poussent le réalisateur à attaquer le distributeur devant la justice, conjointement avec son producteur, qui accuse de son côté la MGM de retarder la sortie du film aux États-Unis (…) probablement lassé d'une procédure qui menace de traîner en longueur, le réalisateur éteint l'action en justice. Il abandonne à la MGM tous ses droits sur le montage du film et l'autorise, en contrepartie d'une compensation financière, à exploiter la version de son choix.
À New York, c'est Harry Rapf, personnage haut placé à la MGM, qui supervise le montage de la version qui sera exploitée aux États-Unis. Sous l'autorité d'Irving Thalberg, il avait déjà été en charge du remontage des Rapaces d'Erich von Stroheim en 1924, réduit de 9 à 2 heures. Rapf travaille aussi avec Loretta Woods à la rédaction des intertitres, qui contribuent à éloigner plus encore cette version de l'œuvre voulue par Gance (…) fin janvier 1929, la MGM le programme dans l'une de ses salles les plus modestes, le Loew's, dans le quartier populaire du Lower East Side (…) Gance n'a pas fait le déplacement : depuis de longs mois, il a fait son deuil de ses rêves de triomphe américain, lui qui ambitionnait d'égaler Griffith.
C'est un déluge de critiques assassines et méprisantes qui s'abat sur Napoléon aux Etats-Unis…
Ironie de l'histoire, c'est aux États-Unis qu'à la fin des années 1970 il entamera une seconde vie grâce à Francis Ford Coppola. Et Gance put, en 1981, à la toute fin de sa vie, entendre au téléphone les acclamations qui explosèrent à l'issue de la projection de la première restauration effectuée par Kevin Brownlow, au Radio City Music Hall de New York... « C'est trop tard », réagit-il amèrement.
(…) des quelque dix heures du montage initial, il a fallu d'emblée tirer des versions plus courtes, dont aucune ne satisfaisait le réalisateur, hormis le compromis de 7 heures qui ne fut jamais montré en salle.
La sortie de Napoléon a coïncidé avec la dissolution de la GMG, l'alliance qu'elle formait avec Gaumont ; or au même moment, la MGM, engagée comme les autres grandes majors hollywoodiennes dans une coûteuse course aux superproductions pour pallier un début de désaffection du public, devenait tributaire des recettes de ses films à l'étranger. Lorsque sort Napoléon, elle met par exemple sur le marché français deux de ses grands films produits en 1925, La Grande Parade, de King Vidor, et Ben-Hur, de Fred Niblo. Il est plausible qu'elle fût peu disposée à leur opposer la concurrence d'une superproduction française dont elle s’était retrouvée distributrice par le biais de la GMG.
Quoi qu'il en soit, l'œuvre rêvée et réalisée par Gance n'est parvenue à se matérialiser en film. Il y eut autant de version Napoléon que de salles.
(Dimitri Vezyroglu)
Un autre gros plan, le premier à dévoiler son visage, mérite d'être décrit : face caméra, cerclé d'un cache en ivoire, Roudenko darde l'objectif de ses yeux cristallins, le teint fardé de blanc et les cheveux sertis de glace. Les propriétés médiumniques de ce portrait monochrome sont frappantes : son regard transparent évoque le verre d'une optique et sa peau un écran diaphane, pris dans une «pellicule» de neige qui réfléchit la lumière. Alors que la bataille fait rage, ce gros plan photogénique alterne dans un battement frénétique avec des inserts sur le vif du combat. Monté plus de quatre-vingts fois, comme un clignotement, ce plan a une présence quasi télépathe : il semble magnétiser les autres images, tout comme, dans le récit, le personnage téléguide la bataille.
(Elodie Tamayo)
Que le Napoléon de Gance ait surjoué et exagéré au cinéma ce que Jean Tulard a appelé « le mythe sauveur » est peu discutable.
(…) l’exagération de la fuite d'Ajaccio sur un frêle esquif, qui pour être une des scènes les plus remarquables du film n'en est pas moins une parfaite invention…
(…) nous faisons nôtre l'opinion de ce journaliste américain qui écrivait : « Napoléon a inspiré trois immenses œuvres d'art, Guerre et Paix de Léon Tolstoï, la Symphonie héroïque de Ludwig van Beethoven et l'œuvre visionnaire d'Abel Gance.»
(Thierry Lentz)
Du côté des bobines, nous procédions non par titre, mais par étape de fabrication : d'abord les négatifs, puis les positifs d'exploitation, puis les nouveaux négatifs - dits contretypes - tirés à partir des positifs, enfin les nouveaux positifs (ou «marrons ») tirés à partir de ces contretypes (troisième génération photographique). Et cela sur les trois supports dans l'histoire de la production au cinéma : les films nitrate, puis diacétate, enfin triacétate.
Chaque élément était filmé sur la table de montage et, quand elles étaient encore visibles, nous avons relevé toutes les informations contenues dans les manchettes - ces étroites bandes de la pellicule 35 mm contenues entre la perforation et le bord. C'est en effet sur ce minuscule espace, presque aussi important pour nous que l'image, que l'on peut lire les références de fabrication du lot de pellicule (et donc le dater), voire les numéros de plan originels inscrits par les monteuses négatives.
Mais un coup de théâtre est survenu quelques jours seulement avant de remettre notre rapport d'expertise (qui faisait déjà sept cents pages...) fin février 2009. Laure Marchaut et moi clôturions, ligne par ligne, numéro par numéro, cette immense expertise, quand soudain notre attention fut attirée par un numéro dont les références étaient illogiques, raison pour laquelle cette boîte avait échappé à nos demandes (…) derrière ces quelques chiffres se cachait, non pas une bobine, mais un lot de cent soixante-dix-neuf boîtes! Elles n'avaient pas été ouvertes depuis quarante ans et dormaient là à cause d'un imbroglio juridique initié par Gance lui-même (…) derrière ce premier lot, se cachait un autre de deux cent trois boîtes, que Claude Lafaye m'avoua par la suite avoir sauvées de la destruction en les cachant à l'époque à la Cinémathèque de Toulouse.
Il fallait aussi créer de nouveaux outils, pour lesquels les laboratoires Éclair répondirent présents: deux ans de tests furent nécessaires pour établir avec eux à la fois le plan de production (plus de trois cents éléments-sources sélectionnés), utiliser au mieux cet appareil merveilleux qu'ils avaient mis au point, le Nitroscan, le seul alors à pouvoir scanner le 35 mm en 4K en immersion totale et avec les fameuses manchettes, recueillant précieusement toutes les subtilités des gris relevés sur les pellicules d'époque. Deux années furent nécessaires aux ingénieurs R&D Nelsy Zami, Lucas Boubel et Rémi Achard, pour reproduire numériquement les teintages et virages originels et retrouver leurs mêmes rendus colorimétriques.
(Georges Mourier)
Finalement, ce sont près de trois mille pages de partition qui sont éditées et adressées aux solistes, au chœur et aux deux orchestres de Radio France (Orchestre national, Orchestre philharmonique) qui enregistrent progressivement la musique sous la direction du chef d'orchestre Fabien Gabel, pour une durée record d'enregistrement de vingt-cinq journées au studio 104 de Radio France, représentant probablement le plus long et ambitieux enregistrement de musique symphonique à ce jour pour une bande originale de film).
(Simon Cloquet-Lafollye)
Les souvenirs de lui qu'a rassemblés Roger Icart pour en faire la matière d'un livre de mémoires, Un soleil dans chaque image, rapportent que, pendant la Grande Guerre, intrigué par la machine nouvelle du cinématographe dont il avait déjà quelque expérience, Abel Gance proposa ses services de scénariste à un certain Louis Nalpas, directeur du Film d'Art. Il lui soumit un script intitulé : Les morts reviennent-ils ? L'histoire ne fut jamais tournée mais elle était assez bonne, semble-t-il, pour que l'apprenti réalisateur soit aussitôt embauché et mette ainsi un pied dans une compagnie qui lui permit de faire ses vrais premiers pas dans l'univers du cinéma.
La Roue, en 1923, Gance la dédie à Ida, son épouse, que la maladie, à vingt-sept ans, vient juste d'emporter.
Mais, afin d'assurer la réussite de l'entreprise dans laquelle il s'engage corps et âme, il joue le rôle de son héros - et peut-être davantage encore qu'Albert Dieudonné, l'acteur auquel il le confie. Du premier tour de manivelle dont il donne le signal d'un coup de revolver jusqu'au moment du montage où la visionneuse Moviola fait retentir un bruit assourdissant de mitraillette, du plateau au studio et jusqu'à la triomphale victoire remportée lors de la première sur le champ de bataille de l’Opéra, le cinéaste mène une guerre à la tête des hommes qu'il harangue - comédiens, techniciens, figurants - et auxquels il s'adresse avec des mots et des accents comparables à ceux que faisait entendre dans ses proclamations, le jeune général de l'armée d'Italie.
Comme s'il se fût agi d'une bataille réelle dont le prix se mesurait à la valeur du sang versé, Gance se réjouit des quarante-deux blessés dénombrés à l'issue d'une seule des trente journées de tournage qu'exigea la séquence du siège de Toulon.
Le compositeur Émile Vuillermoz et le réalisateur Jean Arroy, se souvenant de l'exaltation qu'ils partagèrent au temps du tournage, suggèrent que si Gance en avait donné l'ordre et si l'équipe qu'il dirigeait avait été assez nombreuse et suffisamment armée, le cinéaste aurait pu prendre d'assaut à la tête de ses troupes le Palais-Bourbon, l'Elysée et, franchissant les Alpes, partir même à la conquête du continent.
Gance, pour sa part, la place en tête du propos qu'il tient le soir où son film est projeté pour la première fois : « Napoléon, dit-il, c'est Prométhée. » Et il ajoute aussitôt: « Il ne s'agit pas ici de morale ni de politique, mais d’art.» Il y a là davantage qu'une nuance. Prométhée, pour lui, est poète puisqu'il fut « voleur de feu » - selon l'expression de Rimbaud, auteur que Gance cite si souvent. Comme le fut Napoléon lui-même : un poète de l'action ainsi que le suggérait déjà Léon Bloy.
« Il est, affirme encore Gance, une vérité cinégraphique très supérieure à la même vérité humaine, par la transmutation esthétique que l'art aura apportée à cette vérité.» Comme le disait déjà Cervantés, la vie que nous vivons ne vaut pas celle que nous voyons au théâtre. Disons : au cinéma.
(Philippe Forest)