Mais Jons savait qu'il avait à lire, quand ils étaient auprès de la meule, et sa petite voix claire s'adonnait de bonne grâce aux grandes paroles qui semblaient remplir la forêt et se dresser entre les arbres comme des boucliers d'airain. Il émanait d'elles un éclat et une puissance, comme de nuées d'orage s'abattant sur la forêt, et à la fin cela vous tombait en une douce pluie sur le cœur…
À la sortie du village, là où les roseaux, de la taille d'un homme, venaient border la route, un fille attendait, son foulard rabattu sur son front. Il se baissa, la souleva et la mit en croupe devant lui, mais son visage était triste et terne comme le fond d'un eau profonde (…) Le foulard de la fille était tombé sur ses épaules et de sa chevelure montait la chaleur du soleil et le parfum de la journée qu'elle avait passée entre les gerbes.
De nos jours, vois-tu, ils ne vous frappent plus de l'épée, ne vous attachent plus à la roue, mais ils raillent, et c'est pire que le reste. Si aujourd'hui un manant ou un charbonnier s'en allait en ville pour leur dire "Faites pénitence!", ce serait pour eux un jour de liesse. Ils n'auraient pas besoin d'aller voir la comédie au théâtre, ils l'auraient gratis.
Pourtant les saules étaient déjà en fleur et les oies sauvages poussaient déjà leurs vols cunéiformes par-dessus le marais.
Il avait également de la peine à s'adapter à ses camarades (…) Ce qui lui pesait le plus, c'était de les voir si enclins à la raillerie, qu'on lisait en leurs yeux et en leurs paroles. Elle ne pouvait, croyait-il, procéder que d'un cœur insensible, et il était effrayé de constater qu'elle n'épargnait pas non plus ceux qui souffrent, ni les faibles, ni les gens ivres, ni les vieillards, ni les malheureux en détresse.
« Tu sors de la forêt, et la forêt ne nous a jamais apporté que du bien. N'accepte rien de ce qu'on fait miroiter ici à tes yeux. Ce que tu possèdes vaut mieux. Apprends, mais n'oublie rien. Ne deviens pas un citadin, ne pratique ni l'ironie ni la vantardise. Ton sang est bon, conserve-le intact. »
Jons ne savait pas encore ce que c'est qu'une lettre, et quelle puissance dangereuse, portant loin, peut venir d'elle. Il ne savait pas qu'une parole se libérait, échappait au pouvoir de son auteur, lorsque l'écriture l'avait fixée sur le papier et qu'elle commençait son voyage. Toute possibilité de changer lui était dès lors ôtée, toute modification qu'apportent le ton, la mélodie, l'alternance de la bonté et de l’amertume. Le mot était devenu quelque chose d'immuable, et c'était à celui qui le lisait de lui donner son sens. On ne pouvait le reprendre ; il était comme une flèche qui a quitté l'arc, la vivante pointe dirigée sur le cœur d'un autre.
« Il fait froid ici, écrivait Jacob, et nous gelons. Mais les autres gèlent aussi. La guerre nous rend tous égaux (…) Il faut un grand feu pour qu'un homme devienne charbon, et encore plus pour un peuple.
Je ne suis pas encore tout à fait au clair en ce qui concerne les hommes et leurs façons d'être, mais il me semble que tu devras avant tout te garder de ce que j’appelle l‘«absolu», tu m'entends? Partir d'une idée et croire que nous sommes au monde pour réaliser des idées je ne pense pas, moinillon, que nous soyons au monde pour ça. Je crois que nous y sommes pour faire notre tâche quotidienne et l'accomplir de telle façon que nous puissions céder un peu de ses fruits à ceux qui ont une tâche plus lourde et plus pauvre (…) Les choses simples sont toujours plus grandes que les choses compliquées, et nourrir, désaltérer, guérir, voilà de grandes choses, même aujourd'hui. Tu m'entends? »
Et pourtant il y avait eu parmi eux des rois, comme le grand-père, des héros, comme Michael, des êtres ayant la grâce, comme Christian, et d'autres ayant la noblesse, comme son père. Mais le Reich ne les voyait pas. Il s'était retiré dans ses grandes villes et ce qu'on y adorait c'était l'or et la parole. Des choses éphémères et trompeuses, comme la puissance édifiée sur elles. Celui qui était envoyé dans les forêts y allait comme en exil et celui qui était appelé dans les villes était un élu. Et le petit nombre de ceux qui étaient appelés n'était reconnu de personne. On les envoyait à la mort, comme Jumbo (…)
Il était facile de vouloir la grandeur et l'infini, comme il était écrit dans le grand livre, mais meilleur encore de le vouloir et cependant de s'en tenir dans l'action à ce qui est petit et borné.
Mais une fois pour toutes, il croyait savoir qu'il était appelé à servir, non à dominer. Il portait un héritage de toutes les générations, et la plupart des traces se perdaient dans la nuit ; mais c'est son père qui lui avait légué le plus grand, le plus grave héritage : l'amour des hommes.
Un soldat oublie sa vie quand il pense à l’ennemi ; mais ceux-ci, leur vie se dressait devant eux avec des proportions gigantesques, comme la chose vulnérable exposée de tous les côtés et à tous les dangers, et ils étaient à la recherche de la petite plaque d'acier qui barrerait le passage à la mort (…)
Quelque chose avait été négligé et on ne pouvait plus le rattraper (…) La guerre est autre chose qu'un mesquin combat pour l'existence, le logement, le pain et l'eau.
(…) le petit théologien, (…) parfois la nuit, quand l'artillerie se taisait et que seules les froides étoiles des fusées étaient suspendues au-dessus d'eux, montait sur le bord de la tranchée, droit et sans abri, et disait les versets des promesses antiques dans le champ désolé qui s'étendait devant lui sous la lumière blafarde des fusées blanches retombant sans bruit, et qui ressemblait à un paysage de cratères dans la lune. « (…) Heureux ceux qui connaissent la souffrance, car ils seront consolés. » Et les grandes paroles solennelles des béatitudes passaient sur la terre muette, sur les barbelés tordus et les entonnoirs au fond desquels la lune froide et les fusées blafardes se miraient dans les flaques, et elles atteignaient les tranchées d'en face où des visages blancs, jaunes ou noirs se soulevaient, l'oreille tendue (…)
Lorsque cela se produisit pour la première fois il y eut çà et là des rires, ou des imprécations, et quelques projectiles effrayés, égarés, arrivèrent d'en face, firent sonner les barbelés et montèrent avec leur chanson bien loin par-dessus eux dans le vide de la nuit. Mais finalement la parole fut plus forte que les rires et les jurons, pénétrante et victorieuse dans sa douceur, et précisément ce qu'il y avait d'intempestif et presque d'absurde dans cet acte tombait comme un charme mystérieux sur leur résistance.
(…) vivre de cette vie vers laquelle l'humanité de l'Occident se voyait entraînée de plus en plus vite, comme en un furieux tourbillon, au fond obscur duquel s'élaborait on ne sait quoi. Et la seule chose qui importait, c'était de sauvegarder en silence le reste, ce qu'avaient eu le père, le grand-père, ce que possédait le village : l'inconsciente simplicité du cœur.
Stilling prit la montre et se leva lentement. « C'est passé, maintenant, dit-il. Cela fait simplement un peu mal et cela restera douloureux quelque temps. Non pas la méprise, mais le reste. » Et il considéra un moment, de ses yeux clairs, le policier qui l'avait arrêté. « Défendre le droit, continua-t-il, est une belle mission. Mais le défendre avec brutalité, cela enlève à la mission toute beauté. Tout ce qui est sans défense est dans la main de Dieu ! »
« Vieux camarade ! » avait dit le policier ; mais cela aussi était un emploi abusif de la langue. Les gens avaient perdu le respect du sens originel. Ils mettaient d'autres images sous les mots.
Elle a toujours vécu pour les autres, non pour soi. Un être humain ne peut réaliser un idéal plus élevé... C'est ma mère, continua-t-il au bout d'un moment. Elle était juive, et je suis de cette même confession. » (…) Elle reposait en Dieu ; c'est l'expression qui s'impose. Elle reposait non seulement dans la mort, mais durant sa vie déjà, et c'est beaucoup, mon jeune ami, beaucoup, beaucoup (…) Oui, continua le docteur, je mène une existence sans bruit. Comme un moine. « Ora et Labora ! » Je prie beaucoup, Jéromine. Cela aussi, je l’ai hérité. Je n’ai jamais bien compris comment on peut être médecin sans prier. Quand vous prenez la scie en main, par exemple, comme aujourd'hui, c'est toujours pour un atteinte à l'image de Dieu, pour une mutilation, et vous ne savez même pas comment cela tournera (…) Nous ressemblons à des enfants qui démontent le mécanisme d’une montre. Cela, nous en sommes capables ; mais nous ne savons pas la remonter. »
(…) tout cela ne vit plus pour la magie ; cela vit uniquement pour la matière, la carrière, l'argent. Ils appellent peut-être toujours cela vivre, mais c'est une vie vidée de tout merveilleux. Chez vous, au village, cela peut encore se trouver (…) Les malins d'ici diraient que c'est un monde malsain, monde de résignation, d’humiliation (…) Eux-mêmes vivent dans les journaux, leurs leaders ou leurs feuilletons, dans les cinémas, la radio. Ce sont de purs lémures, sur un continent qui s'effondre, et il ne sera plus pour eux de mont Ararat.
Lorsqu'une époque est malade et n'a pas de travail pour toutes les mains, c'est une nouvelle exhortation qu'elle nous adresse, l'exhortation à travailler avec nos cœurs, au lieu d'y employer nos mains. Et je ne connais pas encore d'époque qui n'eût pas eu d'emploi pour tous les cœurs.
« Ce n'est d'ailleurs pas ce qu'entendent ceux qui disent "sans travail". Ils veulent dire sans argent, sans salaire (…) Est-ce qu'ils vont vous trouver à Sowirog, les sans-travail, pour vous dire : Donnez-nous votre champ à labourer, car nous désirons travailler ? Viennent-ils à la clinique pour laver les pieds des pauvres ? Disent-ils aux enfants : Écoutez, je vais vous dire un conte de fées, ou faire avec vous vos devoirs pour la classe de demain ? Ils regardent votre main, et s'il y a quelque chose dedans ils travailleront… (…)
« Sans Dieu, sans espérance, sans avenir, sans travail, tel est le chant des temps nouveaux. Mais c'est une chanson ancienne, Jéromine. Job déjà la chantait, ainsi que les Juifs aux rives des fleuves de Babylone. Ce n'est pas le chant des vieux temps, c'est le chant des cœurs vieux. Il n'est pas de temps sans Dieu, sans espérance, sans avenir, sans travail. Il n'est que des cœurs privés de tout cela et la plupart du temps quand ils ont vu se briser quelque chose dont ils avaient fait leur dieu (…)
Et ils ont trébuché parce que leurs éducateurs avaient trébuché. Leurs professeurs, leurs pasteurs, leurs supérieurs, qui étaient leurs pères. Et derrière leurs pères, l'État, et derrière l'État, tout l’Occident. Qui donne un bon exemple, Jéromine ? On en voit quelques-uns parmi les pauvres, quelques-uns parmi les pieux. Votre père était un exemple, car une lumière émanait de lui, auprès de sa meule, comme dans sa compagnie, au régiment (…) Et les journalistes aussi souriraient de lui, et ils prouveraient qu'il émanait de lui une fausse lumière, trop humble, trop vieux jeu, trop orientale, mais pas faite pour notre époque.
- (…) cela vient aussi du dehors, Jéromine, du sentiment que j'ai de toutes les choses menaçantes qui se passent, de la disparition progressive de tout scrupule, de cette fureur d'énergumènes qui défie l'ordre moral et se donne pour une moralité nouvelle… (…) Songez, Jéromine, que c'est la vie qui est en cause, et qu'on n'a pas le respect de la vie, du plus admirable des mystères de tous les univers ! Et la science en porte sa part de responsabilité !
- Celui qui préfère "le coin aux Chouettes" à une chaire professorale est grand à mes yeux, car nous avons désappris de vivre pour les autres. Les jeunes surtout l'ont désappris (…) Les autres sont sans lien, et c'est là qu'est le danger. C'est cela qui en un clin d'œil peut conduire à la ruine. Mais lui il a son père, et aussi sa mère. Il a le grand-père, et beaucoup d'autres avant lui. Et il a le village. Avec un tel héritage on n'est pas sans liens.
- Nous sommes incapables, monsieur Stilling, de tourner en dérision cela même devant quoi nous avons vu nos parents s’agenouiller. Les autres en sont capables et ils pensent que c’est cela, la liberté de l'esprit, mais nous, nous ne le pouvons pas (…)
Lawrenz, debout déjà, considérait pensivement le globe terrestre. « Ils se moqueront davantage encore, répliqua-t-il après une pause, on trouvera le banc des moqueurs en maints endroits de ce globe. »
Autrefois il y avait un seul Seigneur ou Herr et c'était Dieu. Pouvez-vous vous représenter qu'on eût dit Herr Moïse ou Herr Abraham ? Puis le titre passa aux rois, et puis au gentilhomme et aujourd'hui l'huissier de l'Alma Mater est un Herr, lui aussi.
Sur chaque lopin de terre vous voyez une demi-douzaine ou une douzaine d'" Artamans »* ou de « Schamans", (…) et chacun d'eux, docteur, vous étendrait sans sourciller, s'il en recevait l'ordre.
*Artamanen, Schamanen : ces noms, choisis par les premiers dirigeants nazis, désignaient des prêtres de religions primitives. Dès 1924, les ardents propagandistes du Service du Travail et de l'éducation culturelle de la paysannerie s'appelaient Artamans. (NDT)
L'Église catholique est pleine de sagesse, et elle a eu raison d'interdire le mariage à ses prêtres. Je sais que votre Luther a changé cela, mais il m'a toujours paru un peu suspect, Jéromine. Il y a toujours eu en lui un peu du plébéien, dans son goût pour les gros mots et dans ces choses-là aussi. Et aussi dans sa servilité devant les pouvoirs établis, ce qui est gros de conséquences…
S'entre-tuer pour des idéologies, c'est ce qu'il y a de pire sur cette terre. Secourir et guérir, Jons, agir selon le devoir, et ne pas haïr !
Mais le nouvel instituteur suit le mouvement : il sourit du passé et cela débute toujours ainsi. Ici les enfants disent encore : monsieur mon père, madame ma mère. Quand ils y renonceront, le mouvement se déclenchera ici aussi...
Un homme acceptant un héritage, et cet héritage était grand, bien que le village fût petit. Un homme qui aurait à prendre soin de tous les autres, parce qu'ils avaient les yeux fixés sur lui. Et parce qu'ils l'avaient tous porté, inconsciemment, mais porté néanmoins (…) quelqu’un n'ayant pas appris à l'Université l'orgueil, mais bien ce qui caractérise tout gentilhomme, c'est-à-dire à se faire le protecteur des pauvres gens.
- Il me faut attendre, Jons. On voulait me donner une autre cure, mais je l'ai déclinée. Dieu ne se contente pas d'envoyer l'un de nous quelques maisons plus loin : il fait de plus grands pas.
- Mais comment le sauras-tu, lorsqu'il te destinera ce qui te convient ?
- Je le sentirai, Jons ; ne t'ai-je pas dit que je tiens toujours sa main? »
Ses yeux d'enfant reposaient sur Jons avec une profonde tendresse, absolument sans tristesse ou désarroi. Tel un tout-petit assis sur le seuil d'une maison vide, absolument sûr que ses parents vont revenir.
La nouveauté, voilà le plus riche cadeau de l'existence, Jons. Le premier livre de contes, le premier petit chien, la première opération, le premier amour.
Ces habitants des grandes villes ont toujours un peu de peur dès qu'ils en sortent. Ils n'ont plus de police pour les garder, plus de tramways, plus de numéros aux maisons. Alors, ils se réfugient dans la masse et le bruit. Ils ne peuvent plus supporter aucune solitude.
C'est ce que pensa aussi son mari, qui était assis auprès de la comtesse, et qui lui demanda, avec des précautions, si un grand hôpital de district n'eût pas mieux répondu aux besoins du pays qu'une petite église. Ou bien par exemple une Université populaire, où l'on eût pu répandre la semence du savoir sur un sol un peu fruste.
La comtesse se fit remplir son verre par Erdmuthe, dit: « Merci bien ! » et puis, sans regarder le ministre, leva les yeux vers le clocher de l'église. « En ce qui concerne l'hôpital de district, répliqua-t-elle alors lentement, nous avons ici un médecin qui n'est pas un bousilleur appointé par l'État, mais un homme pourvu d'une main magistrale et toujours prêt à donner aux pauvres gens un cœur non rétribué et non rétribuable. Quant à la semence du savoir, c'est l'une des plus maudites semences qu'on ait jamais répandues. Et dans les temps qui s'annoncent cette humble église représentera probablement le dernier petit morceau de pain qu'on tendra aux pauvres, je veux dire le pain des âmes, pain qu'on n'oublie pas dans les contes, mais dont l'État ne se préoccupe généralement pas.
- À quels temps faites-vous donc allusion, madame la comtesse ? demanda le ministre interloqué.
- A des temps, dit-elle, dans lesquels vous pourrez vous estimer heureux si vous pouvez quitter votre cabinet de travail avec un bâton en main et un morceau de pain noir dans votre mouchoir. »
Cependant Kiewitt se tenait, à l'ombre de la haute futaie, appuyé contre un vieux pin et les mains croisées sur son bâton. Il regardait sans détourner ses yeux le clocher trapu de l'église qui se détachait, tout noir, sur le couchant, et lorsque les cloches se mirent à sonner il put les voir se balancer à travers les ouïes, tels des seaux noirs puisant la rouge lumière du soir.
Il n'était pas vrai, selon Jons, qu'il n'y eût personne d’irremplaçable (…) Quelqu’un pouvait prendre leur place, et leur emploi serait, comme on dit, pourvu. Toutefois l'homme qui le détenait était irremplaçable. Il était tombé, une seule fois, de la main de Dieu, et Dieu l'avait façonné en type unique et non pas en série, comme à la chaîne d'une fabrique d'engins mécaniques.
La « paix honteuse » ne les touche guère ; pour eux, la seule chose qui importe, c'est qu'on ait la paix et non la guerre. Et cet homme à la tribune, qui serre les poings, leur fait l'effet de partir à nouveau un peu en guerre. « Nous battrons les Français à plates coutures, nous mourrons en hé-é-éros. » Mais eux ne veulent ni battre les Français, ils n'en ont que trop, ni mourir en héros. Ils veulent seulement un peu plus de terre et le droit de pâture dans la forêt, et de temps à autre un petit lapin, et un peu d'argent pour du schnaps. Vœux modestes, dont l'homme, toutefois, ne parle guère.
Des lois immuables étaient changées par la main des hommes, et il voyait traîner dans la poussière bien des choses qu'il avait placées sur un trône éternel (…) Il reconnaissait la puissance du Mal et qu'elle se servait du Verbe tout aussi bien que la puissance du Bien. Bien plus, il voyait que l'homme se prêtait tout autant à l'écouter et à lui obéir qu'il avait écouté Dieu et lui avait obéi. Ce qui importait, ce n'était pas qu'il fût fait violence à des êtres humains, mais que l'homme moral vît s'écrouler les valeurs permanentes (…) Jons voyait en cela beaucoup plus qu'une dégénérescence de l'époque. C'était pour lui une corruption de l'éternité. Un coup mortel porté en plein coeur de la puissance qui l'avait conduit, depuis la hutte du charbonnier.
Il aimait le village avec toutes ses faiblesses et ses fautes et il aimait aussi, hommes et femmes, chacun des habitants de ses chaumières misérables et sombres, parce que chacun d'eux aidait à détourner le coup mortel visant le cœur sans défense de la bonté.
Il reconnaissait ce que signifiait le mot « dévouement » (…) Dévouement, non pas à une science, une idée, une profession, une croyance. Non, dévouement à un être humain, à quelqu'un d'étranger jusqu'ici, de jamais atteint, qui maintenant se rapprochait. Tellement près que les frontières s'effaçaient, qu'une vie mêlait son cours à une autre, que la forme individuelle fondait et se transformait. Perdre son moi, tel était le grand secret.
Ils ne voulaient pas renverser Dieu et l'Ancien Testament. Ils ne voulaient même pas renverser le vieux Hirsch. Il y avait trop longtemps qu'ils vivaient « au-delà des bois » et ils ne comprenaient plus aucune « ère nouvelle ». Ni celle-ci ni une autre.
Tu n'as pas encore remarqué qu'il est défendu de parler de la patrie ? Tous s'en apercevront bientôt. Là où l'on renverse le Bon Dieu tout le reste ne tarde pas à le suivre dans sa chute.
« Si tous les médecins remuaient le monde, Christian, répliquait-il, tout ce mouvement lui donnerait le vertige (…) Et je vais te dire aussi quels sont les pires d'entre nous : ce sont ceux qui croient que tout n'est qu'un amas de cellules et que cela constitue l'Univers, la faim, comme l'amour, la veille et le rêve, Dieu et le ver le plus infime (…) Ceux qui n'ont aucune idée de l'insondable. Ce sont eux, peut-être, qui ont le plus contribué à vider la terre, à la vider de tout ce dont notre père la voyait remplie, de sorte qu'elle n'est plus remplie que du froid ricanement avec lequel ils considèrent les rêves des hommes. Voilà les grands destructeurs de l'idée divine, Christian, les déicides qui passent leurs bistouris dans l'eau bouillante avant de mettre en pièces l'éternel. C'est la science qui a le plus fait pour nous amener là.
Mais aujourd'hui, nous avons pire que le travail des enfants. Nous avons l'empoisonnement du monde par l'empoisonnement des âmes enfantines.
Tout ce qu'il y a de grand était écrit au Livre des Livres. C'étaient paroles de Dieu et non pas des hommes : de là cet accent de grandeur. « Dieu m’assiste ! » murmura-t-il en franchissant le seuil. Mais il ne savait ce qu'il entendait par là. Ses lèvres étaient fatiguées et sa bouche était comme de la cendre.
Jons est le premier à remarquer combien la physionomie du village s'est transformée en ces années (…) Non certes en un visage de héros, de révolté, mais en un visage averti, silencieusement renfermé en soi. Tout d'abord Jons estime qu'il faut rapporter tout cela à Tobie, à (…) ses sermons, où n'apparaît pas un mot de plainte ou d'accusation, de telle sorte que le successeur de Korsanke n'a rien du tout à noter dans son calepin, mais où ne s'exprime que la certitude d'un enfant confiant en son père, où les temps et les âges font l'effet d'instants fugitifs en face de l'éternité de l'ancienne et de la nouvelle Alliance, où toute vie semble être née d'hier et comme une ombre sur la terre. Il ne pose pas de questions ; il ne ratiocine pas ; il repose en Dieu et son calme passe d'un cœur à d'autres cœurs, comme des cercles se propagent indéfiniment, dans une eau tranquille, jusqu'à la rive la plus lointaine.
« Ces petits villages renferment une grande puissance, Jons, disait-il. Cela précisément que chaque jour n'y apporte pas du nouveau, mais uniquement ce qu'il a apporté il y a cent ans. Comment les gens de la ville peuvent-ils emporter leur Dieu avec eux, quand ils changent d'appartement chaque année ? Ils ont tant de choses à traîner qu'il leur arrive de l'oublier, comme on oublie une caisse. Il reste en arrière, à la cave ou au grenier, et puis il n'est plus là. Chaque appartement a son nouveau Dieu.
Et je vis un cheval blanc, et celui qui le montait avait nom "la Mort", et l'enfer le suivait... »
Il est sans crainte. Sa vie est riche, riche à déborder. Pleine de travail, de volonté, d'assistance, d'amour. Il viendra un jour où ils ne seront plus là, ceux qui conseillent et qui assistent, ni Stilling, ni le seigneur von Balk (…) Ce sont les bons qui continuent et perpétuent la vie. Et la résignation consiste uniquement à laisser s'écouler la masse comme un morceau d'écorce dans le fleuve, à s'en tenir au petit nombre des bons, à trois, à deux, s'il le faut à un seul. La vie véritable n'a jamais eu d'autre support que ces quelques-uns. Ce qu'on appelle progrès dépend de la quantité - le confort de l'existence, les choses qui brillent et font du bruit, la gloire, la guerre. Il n'en est pas de même de l'essentiel, du vrai, de tout ce qui vaut qu'on se consume à sa poursuite, qu'on lui sacrifie sa vie.