Cent francs par an, un complet, une paire de chaussures, un chapeau, une journée libre à Pâques et une autre à Noël.
Dix-neuf heures par jour, de peine, de course ou de station debout (de six heures du matin jusqu'à une heure après minuit).
Paroles barbares, jurons obscènes, tourment sadiques, gifles sans compter.
Torrent de larmes, tumulte insoupçonné, rêve évanouis.
Envie de fuir.
Dans le tourbillon de l'affaire, alors que je devais tenir tête à l'avalanche des marmites, poêles, assiettes, couteaux, cuillers, fourchettes, la fatigue et le sommeil cédaient au vacarme et à la célérité requise pour arriver à tout satisfaire, si je ne voulais pas être frappé par le chef, par le caissier ou par le fou de Barba Zanetto. Toujours prêt, à n'importe quel moment, à nous jeter une assiette à la tête. Mais l'après-midi ou le soir, dès que tour rentrait dans le calme, c'était le tour de l'impitoyable assoupissement debout, quand des milliers d'aiguilles nous fourmillaient dans les artères et que nos corps, lourds comme du plomb, étaient près de s'effondrer. Il était permis, alors, à nos maitres, d'aller s'allonger quelque part ou de s'asseoir sur une chaise. À nous, un tel repos était refusé. Nous étions de fer, de bois, de pierre.
Souvent, lors de nos assoupissements, profitant de la position d'un bras pétrifié par le sommeil, au hasard du corps qui s'abandonnait contre quelque meuble, le misérable nous faisait la diligence, c'est-à-dire, nous fixait une bande de papier entre les doigt et y mettait le feu, ce qui nous occasionnait de fortes brûlures. Ou bien, nous voyant fléchir sur les jambes au point de tomber, il y aidait par un coup brusque appliqué sur les jarrets. Nous nous écroulions aussitôt. Il y avait encore le jet du siphon en plein visage et la fameuse poudre à gratter, qu'on nous glissait sur la nuque et qui nous faisait nous arracher la peau pendant des heures (…) Et s'il arrivait qu'un de nous regimbât ou pleurât, alors c’était pire : jurons grossiers, gifles, coups de pied, corvées inutiles pleuvaient sur nous comme la grêle.
Il existait une terre avec du soleil, avec des rivières, des forêts, des joies débordantes ; nous n'existions pour personne, rien n'existait pour nous.
Chants, beuveries, gueuletons formidables, nuits blanches, cent courses par jour à la cave, montagnes de vaisselle crasseuse. Tout cela devenait habitude, m'abrutissait.
Je ne compris pas tout de suite ce que voulaient dire les mots Dictionnaire Universel (…)
Rognant sur mes heures de sommeil, pendant que mes camarades ronflaient dans leurs lits, je me bourrais de voluptueuses connaissances, une bougie allumée sous un parapluie ouvert que je couvrais encore avec mes hardes, pour plus de prudence. Recroquevillé, le nez devant la petite flamme fumeuse, je changeais d'univers toutes les minutes, jusqu'à ce que la porte s'ouvrît en coup de vent, et que le Manant, me bourrant de grands coups de poing, démolît ma laborieuse installation et me ramenât à terre :
— Putain la mère qui t'a mis au monde ! Dors, nom de Dieu ! Dors, car demain il faut travailler !
Mais ça m'était égal ! Les coups ne me faisaient plus peur.
Et cependant, il en est ainsi : une autorité instituée revêt un pouvoir sans limites aux yeux des faibles, qui s'y soumettent et la supportent. De là l'inconcevable patience des peuples devant les forfaits de leurs tyrans : ce n'est pas quelque prétendue valeur morale des oppresseurs qui leur donne la force de maîtriser le monde, mais simplement la lâcheté des opprimés.
Cette auberge n'était pas une auberge, mais une géhenne. Des légions de gloutons à estomac de boa. Hécatombes de poulets. Maquereaux grillés par centaines. Vingt hectolitres de vin vidés en une journée.
À minuit, à une heure ou à deux heures du matin, j'allais jeter ma loque sur le lit, sans me déshabiller.
Une frayeur me saisit. Mon cœur s'emplit de sombres pressentiments. J'ai envie de pleurer.
Loin, mon ami. Loin, ma mère. Et moi, qu'est-ce que je fais ici ! Je pense à notre foyer, humble, mais propre, douillet. Je pense aux camarades de mon âge, presque tous mariés, chacun dans sa famille, à son travail. Pourquoi cette malédiction de ne pas pouvoir faire comme eux, comme tout le monde ? Qu'est-ce qui me pousse continuellement sur des routes lointaines, quand, dans mon pays, les étrangers mêmes se créent une vie et demeurent ? Qu'est-ce que je veux ? Après quoi est-ce que je cours ?
Seul. À mille lieues de toute âme qui me comprenne et m'aide.
Dans la rue, s'essuyant deux fois de suite le dessous du menton avec le dos de sa main, l'albergatore crie à mon nez :
— Non tché mangiaré ! Non tché dormiré !
Et il s'en va.
Brave homme quand même... Homme qui lutte, qui peine et qui fait son possible pour rester bon.
Mais la vie se moque de tout cela.
Cloué sur le trottoir, je m'appuie contre le bâtiment de la mairie et je ferme les yeux, pour garder l'image de cet hôtelier qui s'éloigne, navré, en gesticulant. Il m'est impossible de lui en vouloir.
Je vide mes poches, qui sont bourrées d’effets, je me forge un petit oreiller, et je m’allonge, en me couvrant de mon paletot. Mais je ne puis fermer l'œil de la nuit. Il fait froid... Je grelotte. Et, il y a encore quelque chose : mes compagnons me passent généreusement leurs poux. Seigneur !
- Pourquoi tenez-vous ce pauvre chat dans le sac?
- Pour le ragoût de demain, me répond-il, gravement.
Et, séance tenante, il se lève, prend le chat, lui lie autour du cou le nœud coulant d'un gros fil de fer, passe ce dernier par le trou d'un tabouret, et, montant sur le tabouret, tire du fil de fer et, sous mes yeux, étrangle la pauvre bête, qui se débat horriblement.
Je remercie et sors. Avant d'arriver dans la cour, j'ai vomi tout mon repas.
Huit jours de salade, après huit jours de couenne qui ont suivi huit jours de morue salée !

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