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dimanche 28 janvier 2024

« Les Romains - 2 - Néron » de Max Gallo (2006)

J’ai appris avec effroi que Crassus avait fait crucifier, le long de la via Appia, entre Capoue et Rome, six mille esclaves faits prisonniers après la mort de Spartacus…

Sénèque croyait en l’immortalité de l’âme.


Caligula (…) me prenait par la main, m’invitait dans le palais qu’il avait fait construire pour son cheval Incitatus.

L’écurie de l’animal était de marbre, son abreuvoir en ivoire.


Caligula faisait tuer tous ceux qui, par leurs origines ou leurs alliances, étaient apparentés à la famille de César et d’Auguste. Le sang des empereurs coulant dans leurs veines, il fallait donc les égorger, les vider de ce sang qui en faisait des rivaux.


J’avais rencontré Sénèque alors que je servais l’empereur Tibère. Son port altier, son visage qui exprimait la volonté et la virilité, son éloquence souveraine, qui en faisait le meilleur orateur du Sénat, l’avocat le plus célèbre, sa rhétorique de philosophe stoïcien prônant la sagesse et l’acceptation de ce qu’on ne peut maîtriser et organiser m’avait séduit.


Caligula se grimait en gladiateur thrace ou en cocher. Il montait sur scène et, tel un histrion, chantait, dansait, récitait, puis bondissait dans la salle, fouettait un spectateur qui, selon lui, avait, par ses murmures ou sa toux, troublé le spectacle.


(…) Messaline, l’épouse de Claude, qui venait de mettre bas un fils qu’au jour de la purification on avait nommé Britannicus. Messaline voyait dans le fils d’Agrippine un rival du sien ; quant à celle-ci, elle avait accueilli la naissance de Britannicus comme une calamité écartant un peu plus son fils du pouvoir dont elle rêvait pour lui.


Quand l’empereur Claude décida d’exiler Sénèque en Corse pour satisfaire à l’aversion de Messaline, qui voyait en lui le conseiller d’Agrippine, je fus condamné à le suivre.

L’enfant, Lucius Domitius, celui qu’on allait nommer Néron, avait alors à peine plus de quatre ans.


Messaline, la propre épouse de l’empereur, comme si elle avait été lassée de ses adultères par trop faciles, et qu’elle voulût humilier davantage encore Claude, avait décidé de le répudier et de convoler devant témoins avec le consul Silius dont tout un chacun, à Rome, connaissait les ambitions : il voulait être empereur. le mariage avec Messaline lui avait sans doute paru le moyen le plus sûr de contraindre Claude à s’effacer, couvert de honte (…) Et le mariage de Messaline et Silius eut bien lieu alors que Claude avait quitté Rome (…)

Je suis sûr que c'est Agrippine qui, la bouche frôlant l'oreille de l'empereur, a raconté cette fête autour des pressoirs, décrit ces femmes nues et, parmi elles, Messaline, les corps vautrés parmi les grappes écrasées, le sang noir de la vigne coulant sur leur peau.


- Qu'on me venge, qu'on les tue ! a tout à coup hurlé Claude, emporté par l'une de ces colères qui frappaient telle la foudre, puis se dissipaient comme un bref orage d’été.


(…) l'empereur épousait sa propre nièce, perpétrant à la face de l'Empire un inceste qu'un décret des sénateurs corrompus avait suffi à rendre licite.

Mais qui eût osé protester ?

Tous baissaient la tête devant Agrippine et son fils, bientôt gendre de l’empereur.


Elle avance, sûre d'elle, elle peut compter sur tous ceux qui ont voulu et préparé la mort de Messaline et qui redoutent que le fils de la défunte, Britannicus, s'il devenait empereur, n'ait de cesse de venger sa mère. C'est pourquoi tous veulent que Lucius Domitius soit fiancé à Octavie, devienne ainsi le gendre de Claude et soit bientôt adopté comme fils de l'empereur, puis qu'à la mort de ce dernier il lui succède (…)

Ainsi, à la fin du mois de février, dans sa treizième année, Lucius Domitius, fils d'Agrippine, fut adopté par l'empereur Claude et devint son fils aîné.

Comme il était déjà fiancé à Octavie, fille de Claude, il fut ainsi, en même temps, le fiancé de sa propre sœur... Mais nul ne s'en indignait.

Et au palais impérial, le vingt-cinquième jour de ce mois de février, Lucius Domitius devint Tiberius Claudius Nero, fils adoptif de l'empereur.

Néron était un nom appartenant à la langue du peuple sabin. Il signifiait « brave ».


Parmi ces visiteurs de la nuit se faufilaient aussi des pueri, ces adolescents dont la verge était fermée par un anneau et qu'on avait gardés, comme de jeunes animaux de prix, loin de tout contact avec un homme ou une femme. C'est Agrippine elle-même qui se rendait dans le quartier de Velabre pour les choisir afin que son fils sache tout ce que l'on peut faire d'un corps. Elle était son initiatrice. Elle entrait elle aussi dans sa chambre, se mêlait aux jeux comme la plus rouée de toutes les femmes. Par là elle renforçait encore son pouvoir sur son fils.


J'en voulais à Sénèque, dont j'admirais la sagesse et la rigueur, d'être chaque jour plus indulgent, et même, j'ose l'écrire, plus servile à l'égard d'Agrippine et de Néron (…) On murmurait certes que Sénèque était avide de richesses, qu'il prêtait à usure en Bretagne, possédait des domaines en Italie, en Espagne, en Égypte, des vignobles en pays sabin.

Qu'il était le plus célèbre des avocats et orateurs de Rome, et qu'il faisait payer cher ses plaidoiries.

Mais il était pour moi le maître qui me parlait de l'immortalité de l'âme et qui, dans la solitude de son parc, me confiait qu'il avait longuement confronté ses croyances avec celles de Philon, le Juif d'Alexandrie, sensible à la religion de Moïse et même à celle de ce Christos, Juif crucifié en Judée et dont les adeptes étaient persécutés à la fois par les Juifs et par les Romains.


Elle ne consulte pas Néron, mais agit de son propre chef.

Elle exige que les sessions du Sénat se tiennent au palais, et, parce que la présence d'une femme est interdite dans la salle où ne doivent siéger que les pères de la Patrie, elle fait ouvrir une porte et assiste aux séances, cachée derrière un rideau.

Je le sais. Chacun le sait. Je devine, aux propos de Sénèque, que déjà les sénateurs s'inquiètent.

(…) Le profil d'Agrippine figurera sur les monnaies avec celui de son fils, les deux visages seront superposés.


Néron avait eu l'idée de faire incendier une maison richement meublée que les acteurs avaient le droit de mettre au pillage. On les voyait se précipiter dans le foyer pour s'emparer d'une amphore, d'un coffre, de bijoux, et certains périssaient dans les flammes, écrasés par la chute d'un pan de mur ou d'une poutre. La foule applaudissait, louait Néron, l'acclamait quand il faisait distribuer des rations de blé, des vêtements, de l'or, des perles, des tableaux, des bons donnant droit à des esclaves, à des bêtes de somme et même à des fauves apprivoisés. Certains jours, il offrait jusqu'à des navires, des maisons et des terres.

Jamais je n'avais côtoyé une foule emportée par un tel délire, ivre, subjuguée, tenue en haleine, quand descendaient dans l'arène, sur l'ordre de Néron, quatre cents sénateurs et six cents chevaliers qui devaient combattre, mais sans qu'il y eût mort d'homme. La plèbe était flattée de voir ces hommes riches et illustres contraints de s'opposer comme d'infâmes gladiateurs.


C’est le lendemain que Britannicus est mort, le jour du banquet précédant la cérémonie de remise de sa toge virile, au moment où il aurait enfin échappé à l’enfance et aurait pu s’opposer en homme à Néron. 


Savait-il qu'un sénateur, Julius Montanus, qui avait vivement repoussé dans une ruelle l'attaque d'une bande dont il ne pouvait savoir qu'elle était conduite par Néron, puis qui, l'ayant reconnu, s'était excusé, avait été contraint de se tuer sous prétexte que ses excuses constituaient autant de reproches ? (…)

Sénèque me répondait à mots comptés.

Il rédigeait ce traité De la clémence, qu'il dédiait à Néron, pour que ce livre lui fît office de miroir et le conduisît ainsi à se maîtriser…


(…) je rappelais à Sénèque comment Néron avait souillé Britannicus, comment il avait partagé la litière de sa mère Agrippine, comment il s’était montré doublement incestueux.


Autour de Néron, une troupe de quelque cinq cents jeunes gens aussi vigoureux que beaux applaudissaient. Ils étaient recrutés parmi les chevaliers ambitieux et voués à la louange de l'empereur, l'acclamant, vantant sa beauté et sa voix, le comparant aux dieux et scandant : « Nous sommes les Augustiani, les soldats de ton triomphe! »

Ils obtenaient pour prix de leur enthousiasme honneurs et cadeaux, et tous les jeunes nobles romains rêvaient d'être enrôlés parmi ces Augustiani qui escortaient l'empereur dans tous ses déplacements (…)

Presque à chaque note, à chaque mot, il était interrompu par les flagorneries, les exclamations enthousiastes de ces Augustiani aux somptueux costumes. Ils avaient préféré retirer de leur main gauche l'anneau de l'ordre équestre et recevoir de l'empereur un traitement de plusieurs dizaines de milliers de sesterces pour l'applaudir.

À leur suite, j'ai vu apparaître une troupe de plébéiens vigoureux qu'on appelait les néroniens et qui étaient chargés de soutenir de leurs voix rauques le chœur louangeur des Augustiani (…)

Et avec leurs postures l’an guides ou provocantes, leurs corps épilés, huilés, parfumés, leurs chevelures épaisses, les Augustiani l'enivraient de leurs acclamations enthousiastes.

Telle était la Rome nouvelle, la Rome grecque et orientale dont rêvait Néron.


Néron avait ordonné que fussent ouvertes des tavernes où des dames nobles s'offraient à ceux qui les désiraient. Et l'on avait distribué des pièces de monnaie pour que chacun pût les satisfaire.


Mais je n'ai pas osé clamer mon indignation, mon regret ni ma honte de voir l'empereur du genre humain se pavaner sur scène comme un musicien, un poète ou un acteur grec.

Était-ce ainsi que l'on pouvait défendre et illustrer la grandeur de Rome au moment même où, en Bretagne, les peuples barbares attaquaient les légions, où, en Arménie, les Parthes remportaient des victoires sur les cohortes de Corbulon, et où leur roi, Tiridate, s'installait à nouveau sur le trône de ce royaume ?

Qu'étaient devenues les vertus romaines ?

(…)  les jeunes Romains dont l'ambition n'était plus de servir dans les légions, aux frontières de l'Empire, afin d'y acquérir la gloire, mais de paraître sur scène aux côtés de Néron et d'attirer son attention et celle des spectateurs.


L'empereur s'avançait, jouant de la lyre. La foule s'enthousiasmait et l'acclamait. Il était le fils d'Apollon, le nouveau Dionysos, celui qui offrait à Rome le blé et le plaisir. Celui qui contraignait les riches familles sénatoriales à descendre comme les simples citoyens dans l'arène, à concourir.


Et Sénèque, qui me paraissait si décati parmi cette foule des jeunes gens aux cheveux longs, aux ongles et aux paupières teints, qui rivalisaient entre eux pour séduire Néron, lançait une phrase.

- Affirme ta propriété sur toi-même et le temps qui jusqu'à présent t'était enlevé ou soutiré, ou qui t'échappait, ressaisis-le, ménage-le !

Néron écoutait avec attention, feignant quelques instants le respect pour son vieux maître, puis, brusquement, il se tournait vers Sporus, l'un de ses jeunes affranchis, et l'attirait à lui (…)

J'étais fasciné.

Je savais que Néron avait fait émasculer Sporus, prétendant le métamorphoser ainsi en femme. 


(…) Néron s'exhibait, invitait les convives à se vautrer eux aussi dans la débauche, et les plus jeunes, les plus ambitieux s'y livraient avec un entrain joyeux cependant que l’empereur interpellait Sénèque qui, morose, ne s’abandonnait pas aux esclaves venus le caresser.


(…) dans l’empire de Rome, pour un citoyen il y avait au moins neuf esclaves…


Néron avait fait venir d’Égypte un homme aux yeux rouges, aux canines de loup, qui était habitué à se nourrir de chair crue comme une bête sauvage. Et il avait tenu à ce qu'on livrât à cette Égyptien des hommes à déchiqueter, à dévorer (…)

Il avait appelé son « épouse », son affranchi châtré, ce Sporus maquillé et habillé comme Poppée, il l'avait chevauché et pénétré comme on fait d'une femme (…) 

Puis il avait exigé que l'on versât de la neige dans son bain afin que l'eau fût plus fraiche. Et il avai menacé de mort ceux qui tentaient de lui remontrer qu'il était difficile de transporter de la neige des Apennins jusqu'à Rome (…)

Et, lorsqu'il se rendait de Rome à Ostie, il ordonnait que toutes les putains de Rome se tinssent sur les bords du Tibre, devant des tavernes créées pour l'occasion, et que, cambrant leurs corps, ouvrant leurs cuisses, elles l'invitent à le visiter.


« Mais Néron n’a nul besoin de son émeraude sur l'œil pour savoir ce que l'on pense de lui. Il est acteur. Il n'est pas dupe du jeu des autres. Il savait que Burrus était affligé de devoir applaudir un histrion ». [Sénèque]


Il marchait, aux côtés de l’affranchi Pythagoras, vers les prêtres qui allaient célébrer leur union. Il était la jeune femme. Il apportait sa dot au mari, le lit nuptial et les torches du mariage.


« N'oublie pas que Poppée écoutaient les juifs, qu'elle s'était peut-être convertie, que les juifs ont leurs entrées au palais de Néron. Les chrétiens n'ont que des ennemis ! Quels parfaits coupables ils font ! On ne peut pas les aimer ! Ils sont aussi sûrs dans leur foi qu'ils en paraissent arrogants. Ils prêchent le renoncement aux jouissances, à la vie. » [Sénèque]


(…) Les premiers emprisonné avaient été torturés et avait livré les lieux où ils se réunissaient autour de Paul de Tarse et de Pierre, qui avait connu Christos…


C'était là le spectacle imaginé pour surprendre et satisfaire cette foule, lui faire rendre grâces à Néron de la venger par ces jeux inédits : les hommes et les femmes tenant leurs enfants, tous enveloppés dans des peaux d’ours ou de fauves teintées de sang afin que les chiens sauvages lâchés dans l'arène soient attiré, leur sautent à la gorge, leur arrachent ces déguisements bestiaux avant de les mettre en pièces.


Dans l'arène, des femmes nues étaient pénétrées par des phallus géants enflammés que tenaient à deux mains des esclaves comme s’il s’agissait du leur. D'autres été livrées, tels des génisses, à des taureaux furieux au phallus écarlate.


Lors de la dernière soirée de supplice, (…) Il me semblait que la plèbe ne manifestait plus sa haine ni son enthousiasme. Elle exprimait par ses longs silences son habitude, une sorte de dégoût, peut-être même de pitié, comme si elle comprenait que Néron s'était joué d'elle, que ces chrétiens qui périssaient ne mourraient pas pour l'intérêt de tous, mais pour satisfaire la cruauté d'un seul.

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