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dimanche 3 décembre 2023

« Guerre » de Louis-Ferdinand Céline (1934)

C’était à moi tout seul en somme à le retrouver le régiment ! Où qu’il pouvait être celui-là ? De penser, même un bout, fallait que je m’y reprenne à plusieurs fois, comme quand on se parle sur le quai d’une gare quand un train passe. Un bout de pensée très fort à la fois, l’un après l’autre. C’est un exercice que je vous assure qui fatigue. A présent je suis entraîné. Vingt ans, on apprend. J’ai l’âme plus dure, comme un biceps. Je crois plus aux facilités. J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui ne finira jamais (…)

J’étais en panique car je suis un gentil garçon au fond. Je me serais parlé tout haut si le sang avait cessé de me coller la langue. Ça me donne du courage en général (…)

L’oreille, c’était la bouillie sonore à part ça, les choses n’étaient pas tout à fait les mêmes ni plus comme avant. Elles avaient l’air en mastic,  les arbres pas fixés du tout, la route sous mes godasses faisait des montées et des petites descentes (…) Ma torture de tête je l’entendais bien fort dans la campagne si grande et si vide. Je me faisais presque peut à m’écouter. Je croyais que j’allais réveiller la bataille tellement que je faisais du bruit dedans.


Je m’étais divisé en parties tout le corps. La partie mouillée, la partie qu’était saoule, la partie du bras qu’étais atroce, la partie de l’oreille qu’était abominable, la partie de l’amitié pour l’Anglais qu’était bien consolante, la partie du genou qui s’en barrait comme au hasard, la partie du passé déjà qui cherchait, je m’en souviens bien, à s’accrocher au présent et qui pouvait plus - et puis alors l’avenir qui me faisait plus peur que tout le reste…


A un moment la route a positivement monté vers moi, tout doucement, un vrai baiser je peux le dire, jusqu’à la hauteur des yeux et je m’ai allongé dessus comme dans un lit bien doux avec mon énorme bombardement dans la tétère et tout.


Ça brille pas fort l’espérance, une mince bobèche au fin bout d’un infini corridor parfaitement hostile. On se contente.


Vous me croirez si vous voulez mais je bandoche. Je voulais pas avoir l’air trop mort pour pas qu’on m’encaisse, mais je voulais pas trop bander non plus qu’on m’aurait cru imposteur.


De mon père des lettres parfaitement écrites en parfait style (…) D’où que je me trouvais j’aurais bien voulu, question de crever, avoir pour y passer une musique plus à moi, plus vivante. Le plus cruel de toute cette dégueulasserie c’est que je l’aimais pas la musique des phrases à mon père. Mort, je me serais relevé je crois pour lui dégueuler sur ses phrases.


La bouille à Récumel c’était pas du bonbon. J’avais connu forcément bien des gueules de gradés que même en train de fouiner, un rat y aurait réfléchi avant de mordre dedans.


- La L’Espinasse tu la connais aussi ? Les femmes, dis, tu les suces ?

- Oui, qu’elle a dit, et vous ?

- Je le dirai une fois que je t’aurai cassé le cul grognasse et pas avant ! C’est curieux quand même et puis c’est frileux ces mômes-là ! Ça pose question !

Il faisait le mécontent, l’insulté. Il en remettait pour m’éblouir. C’est vrai qu’avec Amandine Destinée il avait pas de mal. Jamais elle avait rien vu d’aussi éblouissant (…) et en vache il lui pinçait les fesses durement entre deux trots sur le comptoir.


La voilà donc ici débarquée son Angèle sans avertir un matin dans la salle Saint-Gonzef. Il m’avait pas menti, elle était bandatoire de naissance.


C’est con la paix des champs pour qui qu’a du bruit plein les oreilles (…) Faudrait moi aussi que je me trouve un truc bien délirant pour compenser tout le chagrin d’être enfermé pour toujours dans ma tête.


- Vous venez d’être décoré par le maréchal Joffre de la médaille militaire.


J’ai pas cédé à la surprise qu’aurait voulu que je reste aussi con qu’avant à manger du malheur et seulement du malheur parce qu’il y avait que ça que je connaissais depuis mon éducation par mes bons parents et des malheurs bien pénibles, bien laborieux, bien transpirés.


De mon oreille on ne parlait jamais, c'était comme l'atrocité allemande, des choses pas acceptables, pas solubles, douteuses, pas convenables en somme, qui mettaient en peine la conception de remédiabilité de toutes choses de ce monde. J'étais trop malade, j'étais pas assez instruit surtout à l'époque pour déterminer dessus de ma tète très bourdonneuse l'ignominie dans leur comportement à mes vieux et à tous les espoirs, mais je sentais ça sur moi à chaque geste, chaque fois que je vais mal, comme une pieuvre bien gluante et lourde comme la merde, leur énorme optimiste, niaise, pourrie connerie, qu'ils rafistolaient envers et contre toutes les évidences à travers les hontes et les supplices intenses, extrêmes, saignants, hurlants sous les fenêtres mêmes de la piece ou nous bouffions, dans mon drame à moi dont ils n'acceptaient même pas toutes les déchéances puisque les reconnaitre c'était désespérer un peu du monde et de la vie et qu'ils ne voulaient désespérer de rien envers et contre tout, même de la guerre qui passait sous les fenêtres de M. Harnache à pleins bataillons et qu'on entendait ronfler encore à coups d'obus et plein d'échos dans toutes les vitres de la maison. Sur mon bras on ne tarissait pas d’éloges. Ça c’était une blessure plaisante sur laquelle l’optimisme pouvait se déchaîner.


Je prenais l’air bien ahuri et contrit pour acquiescer à mesure aussi avec  tous les autres aux paroles du curé (…) A travers ces sifflements seulement et comme à travers une porte aux mille résonances me parvenaient ses mots tout suintants et fielleux.


- Tu vas voir comme le Julien… il va t’écraser, œuf de pourriture, confiture d’étron.


- J’aimerais mieux bouffer des chiots tu m’entends. J’aimerais mieux qu’on m’ouvre le bide avec une clef à sardine que de la fermer à cause de toi…


Le coup qui m'avait tant sonné si profondément ça m'avait comme déchargé d'un énorme poids de conscience, celui de l'éducation comme on dit, ça j'avais au moins gagné. Ah ! Même à bien regarder j'en avais plus. J'en avais assez marre de me porter d'un jour à l'autre avec un crâne en friche, et surtout d'une nuit à l'autre avec ma tête en usine et mes sensations de parachute. Je devais plus rien à l'humanité, du moins celle qu'on croit quand on a vingt ans avec des scrupules gros comme des cafards qui rôdent entre tous les esprits et les choses.


Il fallait toujours faire l’énorme effort de ne pas céder à l’angoisse de ne plus pouvoir dormir, plus jamais à cause des bourdonnements qui eux ne finiront jamais, jamais qu’avec votre vie.

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