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dimanche 22 octobre 2023

« Ma vie avec Mozart » d’Eric-Emmanuel Schmitt (2005)

L'obsession de la mort me gagna. Je ne parle pas de cette terreur que j'avais éprouvée parfois, le soir, entre les draps, lorsque les autres s'étaient endormis, et qui me rasseyait dans la pénombre, les doigts accroché aux barreaux froids du lit, parce que j'avais soudain soupçonné que je mourrais, non, je n'évoque pas cet effroi bref, dissipé par la première lampe allumée

Un coup de foudre, c'est aussi mystérieux en art qu’en amour.

Cela n'a rien à voir avec une « première fois » car ce qu'on trouve s’avère souvent être déjà là.

Plutôt qu'une découverte, c'est une révélation (…) Tel est le coup de foudre : apprendre qu'on a quelque chose de fort, d’intense, de merveilleux à partager avec quelqu'un.


Tu m'as guéri d'une maladie de jeunesse : la sophistication doublée d'une hypertrophie de la pensée.


Il revient en tête une phrase de toi, prononcée en ta jeunesse : « Il n'y a pas un jour où je ne pense à la mort. » Cette réflexion jointe au délabrement de ton palais, voilà qui permet de donner un plus juste poids à ta joie. Loin de venir d'une ignorance, elle est connaissance du malheur, réaction au calvaire. Elle fleurit sur du purin. Une joie décidée, volontaire. Un exercice de joie.


S’il nous est si facile de moquer cette foi passée et de suspecter son dolorisme, c'est parce que nous ignorons l'expérience qui la fondait, l'expérience quotidienne de la souffrance, du premier cri jusqu'au dernier, pour chacun, sur toute la terre.

Soudain, les paroles de tes messes me frappaient (…) « Prends pitié, écoute-nous. » Voici que se précise le chant des créatures infirmes, malades ou malheureuses, un chant qui se lève vers le ciel…

Aujourd'hui, on descend dans la rue pour se plaindre, on pose des bombes, on fait des procès, on s'attaque à l'État, aux puissants, aux industries (…) on grogne au lieu de prier, on rouspète plutôt que de méditer. Et on n‘adore plus rien (…) Si l'homme désormais a relevé ses manches pour fabriquer son destin - ce qui est bien -, il ne croit plus qu'en lui. Résultat : un monde plus juste, plus sûr peut-être, mais un monde dont nous excluons la douleur et la joie.


(…) j’intégrai ma « grande école », l’Ecole normale supérieure à la rue d’Ulm (…) 

« Comment écrire une pièce de théâtre après Beckett ? De quelle façon pratiquer le roman après l'école du Nouveau Roman? Par quel moyen philosopher alors qu'on a « déconstruit » la philosophie? »

En gros, cela revenait à se demander : comment vivre alors que tout est mort ? (…) Par une dérive insidieuse et logique, la question virait : que peut-on encore brûler? Quels feux nous reste-t-il à allumer ? Car ces jeunes gens dociles et cultivés, ces très bons élèves si bien dressés, ces premiers de la classe gentiment coiffés se rêvaient vandales et révolutionnaires. L'intelligence résidant dans la rupture, il leur fallait contester ou renoncer à être; on leur avait enseigné l'histoire ainsi (…)

A cette époque, déjà, en les observant, je riais sous cape.

« Mozart ! Au lieu de rompre, commencez par poursuivre ! »

J'avais envie de leur crier :« Mozart ! Au lieu d'abattre, apprenez à bâtir. »

Je gardais pour moi ce que je pensais : « Mozart ! Imitez, reproduisez, donnez-vous des moyens ; quand vous aurez quelque chose à dire, vous en serez alors capable. » (…)

A l’heure actuelle, mes camarades sont avocats, hauts fonctionnaires, ambassadeurs, ministres, aucun n’a entrepris d’œuvre littéraire - bien qu’ils n’aient pu s’empêcher de publier des livres.


(…) La Flûte enchantée. Une chose me frappait : ton opéra le plus enfantin, peuplé de monstres, de trappes, d'animaux qui dansent, de palmiers en carton et d'instruments magiques, s'avère ton ultime opéra. Lorsque tu avais onze ans, tu composais des drames beaucoup plus sérieux, plus adultes, plus graves, plus ternes.

L'esprit d'enfance vient avec les années (…) Sans doute faut-il beaucoup de maîtrise et d'abandon pour oser la simplicité. On doit renoncer à épater les pédants, les demi-érudits, tous ces personnages érigés en juges qui ne discernent le talent que si une complexe sophistication l'encombre, qui détectent l'intelligence au fait que quelque chose leur échappe et qui repèrent le génie à l'inavouable ennui qu'ils éprouvent. Un art qui se revendique savant, qui souligne à chaque instant ses origines et ses ambitions culturelles, un art bien prétentieux gagne aisément la faveur des esprits qui se croient sérieux. En revanche, il prend le risque d'attirer le mépris des censeurs, celui qui s’avance vers eux, presque nu, muni de sa seule grâce et d'un sourire.

Il faut un surcroît de travail et de modestie lorsqu'on veut parvenir à un art clair, évident.

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