Nombre total de pages vues

dimanche 17 septembre 2023

« Lumière d’été de Jean Grémillon » de Philippe Roger (2015)

Grémillon conjugue mieux que personne les temporalités, lui qui se sait de sensibilité médiévale, tout en demeurant attentif aux soubresauts d’un vingtième siècle souvent stérile (…) Il vise poétiquement l'essentiel, qui demeure pour lui de nature cosmique (…) Lumière d'été, plus que ses autres fictions, apparaît avant tout comme le poème des Éléments.

Il aurait fallu parler du montage discrètement abrupt, d’essence documentaire ; de la composition architecturale des plans, d’essence picturale ; d’un mixage enchanté qui ouvre à l’inouï musical ; d’un ton unique enfin, au classicisme maîtrisé, frémissant de débordements contenus : un ton absolument personnel, empreint d'une discrète grandeur recouvrant la présence d'un sentiment intense.


Lors d'une émission de radio de 1952, le cinéaste condensait son art poétique en citant un musicien (Jean-Philippe Rameau) et un peintre (Marcel Gromaire) se rejoignant dans un classicisme tout français : « Pour terminer, si vous le permettez, je voudrais bien faire miennes les paroles de notre admirable musicien « Qu’à force d’art, on oublie l’Art », et celles du peintre Marcel Gromaire : « Le réalisme, c’est le maximum d’expression dans le maximum d’ordre. » »


Avec la même équipe, Grémillon achèvera ensuite ce qui forme un grand diptyque, en peignant dans Le ciel est à vous la passion créatrice, constructive. Mais pour l’heure, film noir, du désespoir.


Il s'agit d'un conte fantastique (…) Ce que Grémillon n'est en aucun cas, c'est un naturaliste (…) Pour le cinéaste, l’art agrandit notre perception du monde (…) Son fantastique incarné repose sur les marges mouvantes du visible, bruissantes de l'audible. Rien à voir avec le pauvre fantastique de carton-pâte que fabrique au même moment un Carné stérile - quelle ironie que Lumière d'été soit l'exact contemporain de son négatif : Les Visiteurs du soir avec les mêmes scénaristes !* De tous les films de Grémillon, Lumière d'été est peut-être le plus orienté vers le fantastique, à la fois en raison des circonstances (la censure de l'occupant) et le climat du film, déchiré entre magie noire et magie blanche.

* Bénéficiant de la même équipe scénaristique (Prévert–Laroche), les films de Carné et Grémillon furent tournés la même année 1942, qui plus est dans les mêmes studios (la Victorine à Nice) pour leurs intérieurs ; Les Visiteurs du soir d'avril à septembre 1942, Lumière d'été d’août 1942 à janvier 1943 ; deux cinéastes aussi dissemblables œuvraient ainsi sur deux plateaux voisins.


Car si Grémillon partage le mépris de Renoir pour Carné et son corporatisme d'artisan surjoué (style Quai des brumes) il n'en critique pas moins la posture artiste de son collègue. Grémillon n’est ni archéo-Qualité française style Carné ni pré-Nouvelle Vague style Renoir : il ne croit qu’en un cinéma de poésie, un cinéma d’artisan-artiste, d’œuvrier, un cinéma qui dépasse les clivages factices d'une société française malade, exsangue.


L'hôtel se révèle aussi étrange dans sa structure architecturale que par ses locataires. Une grande verrière occupe toute sa façade ; cette verrière double une volière intérieure, vaste cage à oiseaux insérée au cœur du bâtiment, dans la chambre de la directrice de l’hôtel.


Pelléas et Mélisande est un opéra de chevet pour Grémillon, l’écoutant sans cesse sur le tournage de Lumière d'été, dans la première intégrale soixante-dix-huit tours donnée par son grand ami Désormière (…) Roger Désormière, ce frère en création du cinéaste sur le plan musical (…)

Pour Grémillon, la musique est le premier des arts. Connaissant mieux que quiconque le pouvoir du plus envoûtant de tous les arts, le compositeur qu'il est resté en use avec discrétion : ses films comportent peu de musique, toujours choisie à bon escient pour des moments cruciaux.


(…) en un tour de force d'une rare inventivité, Grémillon va enchaîner – non pas sous nos yeux mais bien sous nos oreilles – pas moins de trois flash-backs sonores


La solitude est ontologique chez Grémillon, qui ne conçoit ses couples que dans l'écart.


Mal reçu, semble-t-il, par le public de 1943, en dépit d'un bel ensemble critique, Lumière d'été dut attendre pour être compris…


Un metteur en scène, un vrai – Jacques Vineuse écrit en 1943 dans Candide, au sujet du cinéaste de Lumière d'été : « Voilà un metteur en scène, un vrai, qui mérite de figurer dans une « équipe première » de notre cinéma, aux côtés de Clair, Renoir, Carné, Feyder, et autre Duvivier. » Grémillon est placé aux côtés des plus grands (et le seul dans la liste, avec Carné, à être resté en France par ces temps de désolation).


Grémillon fut « maudit » durant deux périodes distinctes : le début du parlant (1930-1936) et l'après-guerre (1944-1959). Mais sous l'Occupation, en dépit de sa notoire sensibilité de gauche, de son engagement secret de résistant, et de sa double exigence esthétique et éthique qui le freine dans ses projets, il est reconnu comme un cinéaste essentiel. On pourrait dire : le cinéaste par excellence.


Des trois films de Grémillon sortis sous l'Occupation, Lumière d’été sera semble-t-il le seul à recevoir un accueil mitigé, Remorques (distribué en 1941) et Le Ciel est à vous (en 1944) étant de grands succès avérés. Lumière d'été demeurera cependant le film préféré de son auteur, « parce qu'il m'a donné le plus de mal et de soucis et correspondait le mieux à ce que je souhaitais au point de vue psychologique ». C'est ce film qu'il choisira pour être montré au festival du Film maudit de Biarritz, lors de sa première édition en 1949.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire