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dimanche 10 septembre 2023

« Journal » de Jules Renard (1887-1910)

Poil de Carotte secret. (...)

Mme Lepic* avait la manie de changer de chemise devant moi. Pour nouer les cordons sur sa gorge de femme, elle levait les bras et le cou. Elle se chauffait aussi à la cheminée en retroussant sa robe au-dessus des genoux. Il me fallait voir sa cuisse ; baillant, ou la tête dans les mains, elle se balançait sur sa chaise. Ma mère, dont je ne parle qu'avec terreur, me mettait en feu.

Et ce feu est resté dans mes veines. Le jour, il dort, mais la nuit, il s'éveille, et j'ai des rêves effroyables.

En présence de M. Lepic qui lit son journal et ne nous regarde même pas, je prends ma mère qui s'offre et je rentre dans ce sein dont je suis sorti.

Ma tête disparaît dans sa bouche. C'est une jouissance infernale. Quel réveil douloureux, demain, et comme toute la journée je serai triste ! Aussitôt après, nous redevenons ennemis. C'est maintenant moi le plus fort. De ces bras dont je l'enlaçais passionnément, je la jette à terre, l'écrase ; je la piétine, et je lui broie la figure sur les carreaux de la cuisine.

Mon père inattentif continue de lire son journal.

Je jure que si je savais que cette nuit encore je ferai ce rêve, au lieu de me coucher et de m'endormir je m'enfuirais de ma maison. Je marcherais jusqu'à l'aurore, et je ne tomberais pas de fatigue, car la peur me tiendrait debout, tout suant et tout courant.

Le ridicule au tragique : ma femme et mes enfants m'appellent Poil de Carotte.


*Dans le Journal, Jules Renard appelle souvent sa mère Mme Lepic, comme le personnage de mère persécutrice dans Poil de Carotte.


Ce matin, reçu une lettre de ma mère, qui me dit que mon père a été pris d’un étouffement, qu'il a demandé lui-même le médecin, et que c'est une congestion pulmonaire, grave (…) et c'est doux de sentir quelqu'un qui est plus haut, qui peut être protecteur si il le faut, qui nous est supérieur par l'âge, la raison, la responsabilité.

Lui mort, il me semble que je serai comme un chef désigné : je pourrai faire ce que je voudrai. Plus personne n'aura le droit de me juger sévèrement (…) Je commençais seulement à l’aimer…


Le 5 (août 1909), mort de maman enterrée le 7 (…) Je ne crois pas qu’elle se soit jetée dans le puits (…) La plus petite contrariété me bouleverse. Ce qui est matériel, un accident, la mort, ne m’émeut pas. J’aimerais mieux être ému.

« Douleur, douleur atroce ». Mais non ! Ça ne se forme pas instantanément comme la douleur physique…


Quand je serre une femme dans mes bras, je me rends compte qu'à ce moment encore je fais de la littérature. Je dis tel mot parce que je dois le dire, et parce qu'il est littéraire. Même alors, il m'est impossible d'être naturel.


J'aime à lire comme une poule boit, en relevant fréquemment la tête, pour faire couler.


Qu’est-ce qu’un poète dont la lecture ne nous augmente pas ?


Il nous vient souvent l'envie de changer notre famille contre une famille littéraire de notre choix, afin de pouvoir dire à tel auteur d'une page touchante : « frère ».


La Bruyère, fils de « noble homme », s'appelait de La Bruyère. Le de est tombé : la noblesse est restée. 


XVIè siècle : une langue qui pousse de tous côtés. Un printemps de langue. C’est vert, c'est mêlé, c'est dangereux, c'est bon. 


Le fantastique qui n'est que le rêve d'une imagination déréglée, pas dégraissée, n'a rien de commun avec le fantastique de Poe. La vie peut se passer de logique, la littérature, pas.


Baudelaire : « L’âme du vin chantait dans les bouteilles. » C'est bien la cette fausse poésie qui s'occupe de substituer à ce qui existe ce qui n'existe pas. Pour l'artiste, du vin dans une bouteille, c'est quelque chose de plus vrai et de plus intéressant que l'âme du vin et l'âme d'une bouteille, car il n'y a pas de raison de donner une âme à un objet qui s’en passe fort bien.


Cyrano. Des fleurs, rien que des fleurs, mais toutes les fleurs à notre grand poète dramatique !

On ne savait plus. On barbotait. L'invasion du socialisme au théâtre déroutait les plus indifférents.

L'artiste devait-il donc s'occuper de ce qui ne le regarde pas, poser gauchement des problèmes insolubles, et s'abaisser à savoir quotidiennement le prix du pain ? Aurions-nous des Musset économistes et des Marivaux apôtres ? D'un seul coup de cothurne Rostand a repoussé ces ordures et, d'un seul effort, remis debout l'art isolé, souverain et magnifique (...)

Ainsi, il y a un chef-d'œuvre de plus au monde.

(...) Comme je suis heureux ! Que je me porte bien !


En littérature, il n'y a que des bœufs. Les génies sur les plus gros, ceux qui peinent dix-huit heures par jour d'une manière infatigable. La gloire est un effort constant.


L’un :

– Je me vends, donc j'ai du talent.

L'autre :

– Je ne me vends pas, donc j'ai du talent.


Il ne peut y avoir, d'un côté, la forme, de l'autre, le fond. Un mauvais style, c'est une pensée imparfaite.


Il n’y a pas de synonymes. Il n’y a que des mots nécessaires, et le bon écrivain les connaît. 


Une pensée écrite est morte. Elle vivait. Elle ne vit plus. Elle était fleur. L'écriture l’a rendue artificielle, c'est-à-dire immuable.


Le scientifique généralise, l'artiste individualise.


Une phrase qui vibre court, comme un fil de fer trop tendu.


Après une journée, non de travail, mais studieuse, il me semble qu'une sortie le soir, sur les boulevards, ces lumières, ces femmes, ce monde, c'est une récompense.


Si le repos n'est pas encore, un peu, du travail, c'est tout de suite de l’ennui.


Fantec (…) ne m’intéresse, comme le reste de l’univers, que pour ce que j’en pourrai tirer de littérature.


Au Concours agricole. Une chaleur monte de tous ces taureaux (…) Le bonheur serait de regarder tout ça, de se contenter de voir, sans la préoccupation de rapporter « quelque chose ».


Je n'ai réussi nulle part. J'ai tourné le dos au Gil Blas, à l'Echo de Paris, au Journal, au Figaro, à la Revue hebdomadaire, à la Revue de Paris, etc. Pas un de mes livres n'arrive à un second tirage. Je gagne en moyenne vingt-cinq francs par mois. Si mon ménage reste pacifique, c'est grâce à une femme douce comme les anges.

J'ai vite assez de mes amis. Quand je les aime trop, je leur en veux, et, quand ils ne m'aiment plus, je les méprise. Je ne suis bon à rien, ni à me conduire en propriétaire, ni à faire la charité. Parlons de mon talent. Il me suffit de lire une page de Saint-Simon ou de Flaubert pour rougir. Mon imagination, c'est une bouteille, un cul de flacon déjà vide. Avec un peu d'habitude un reporter égalerait ce que, plein de suffisance, j'appelle mon style. Je flatte mes confrères par lettres et je les déteste à vue. Mon égoïsme exige tout. Une ambition de taille à regarder par-dessus l'Arc de Triomphe, et ce faux dédain des médailles ! (...) et malgré cela, il y a, ma parole, des quarts d'heure où je suis content de moi.


(…) dès que je prends la plume, je deviens hésitant, d'une conscience excessive (…) 

De plus en plus égoïste : rien à faire (…) 

Trop demandé à mes amis, hypocritement, des éloges de Poil de carotte (…) 

Trop fait le petit garçon avec mes maîtres et, avec les plus jeunes que moi, le bon grand homme qui ne fait pas exprès d'avoir du génie.

Trop regardé au kiosque pour voir si l'on me reproduisait, trop lu les journaux pour y trouver mon nom cité (…) 

M’être trop noirci quand je savais qu'on allait protester, avoir trop flatté pour qu'on me flatte.

Je ne suis qu'un misérable, je le sais. Je n'en suis pas plus fier. Je le sais, et je continuerai.


Je n'ai jamais regardé un tableau. Je ne m'en vante pas. Je le fais quand même un peu exprès. Je me limite le plus ce que je peux, sourd à la musique, aveugle à la peinture. Je crois que nous naissons tous avec un génie diffus dont il faut savoir se débarrasser. Rien n'est plus facile, je pense, que d'être connaisseur dans tous les arts, et je tâche de me résigner à un seul.


Je suis un libre penseur qui voudrait bien avoir pour ami un bon curé.


Dans les plus joyeuses sonneries de cloches, il y a toujours quelque chose de grave, de mortel.


A trente-huit ans - j’ai attendu jusque-là !- je regarde Notre-Dame, et mon cœur se rompt (…) Cette pierre vit, et c’est confondant. Oh ! la gravité, la sérénité de ce saint qui lève deux doigts en l’air ! Et cette jolie sainte !


Les bigotes craignent la puissance de Dieu comme les influences de la lune. Pouah ! Les vilaines gens ! (…) Ils font de Dieu un être grotesque à leur image. S'il ne détourne pas sa face, c'est que, vraiment, sa pitié est infinie.

De la dévotion fermentée. Leur âme pue le cierge qui coule, l'encens, une odeur de derrière jamais lavé. 


Vous dites que je suis athée, parce que vous ne cherchez pas Dieu de la même façon ; ou plutôt, vous croyez l'avoir trouvé. Je vous félicite. Je le cherche encore. Je le chercherai dix ans, vingt ans, s’il me prête vie. Je crains de ne pouvoir le trouver : je le chercherai quand même, s'il existe. Il me saura peut-être gré de mon effort. Et peut-être qu'il aura pitié de votre confiance béate, de votre foi paresseuse et un peu niaise.


Claudel déjeune. Il parle du mal que l’affaire Dreyfus nous a fait à l’étranger (…)

- Mais la tolérance, lui dis-je

- Il y a des maisons pour ça, répond-il.


Vu, ce matin, Alphonse Daudet (…) Il dit :

- La première, l’unique fois que je voulus jouer du biniou, c'était devant mes cousines, et je fis un gros pet ; oui, en voulant enfler ma pauvre joue, je fis un énorme pet. C'est à cette piteuse aventure que me font penser les jeunes littérateurs d’aujourd'hui.


Vu ce matin Barrès. Conversation sur Mallarmé. Cela rapportera des millions, le Grand Œuvre. Mallarmé disant à sa femme et à sa fille : « Maintenant, vous pouvez y aller : je suis sûr de moi », et les deux femmes ont jeté par la fenêtre les quelques sous.

– Mais où en êtes-vous du Grand Œuvre ? lui dit Barrès.

– Tenez ! dit Mallarmé en lui montrant sur sa table un amoncellement de papiers.

Il s'absente, et Barrès, curieux, feuillette : les copies des élèves de Mallarmé !


Mallarmé, intraduisible, même en français.


Schwob me présente à Montesquiou*, qui a une figure vieillie et dit : "Très flatté", du bout d'un bec d'oiseau de proie qui ne se nourrirait que de vanités (…)

Montesquiou, bavard, et qui se croit artiste parce que toutes ses paroles sont cueillies aux diverses branches de l'art. Il parle des voix, tâche de les décrire, emprunte, pour parler musique, ses métaphores à la peinture, tâche d'être documenté, précis, fin, et est insignifiant.


*Robert de Montesquiou-Fezensac, alias baron de Charlus dans l'œuvre de Marcel Proust.


Houssaye lui [Bergerat] faisait baiser des filles incognito. Deux ans avant sa mort, il était amoureux d’une charcutière, il lui suçait le bout des doigts dévotement.


En amour, il ne suffit pas de parler : il faut agir. L'amitié peut se passer longtemps de preuves.


Et, toujours grandement décolletée, cette femme reste grave. Elle se tait, comme d'autres éclatent de rire, à gorge déployée.


La femme est un roseau dépensant.


Et voilà une mouche bourdonnante qui passe, comme le son court sur un fil de fer. 


Le paysan est peut-être la seule espèce d’homme qui n’aime pas la campagne et ne la regarde jamais.


Incendie du vendredi 28 juillet, à trois heures du matin (…) Ceux qui ne se distinguent pas par leur courage veulent, dans leur récit, se distinguer par la peur, jamais ils n’ont eu et jamais personne n'a eu peur comme ça ! 


La politique devrait être la plus belle chose du monde : un citoyen au service de son pays. C'est la plus basse.


Déjeuner chez Blum (…) Jaurès (…) une intelligence très cultivée (…) Une mémoire d’orateur, toute pleine, étonnante (…) 

Et puis, je vis, par la pensée, avec des hommes trop grands pour que celui-là m'étonne (…) En religion il paraît assez timide (…) 

Il a l’air de penser que c'est un mal nécessaire, et qu'il faut en laisser un peu. Il croit que le dogme est mort et que le signe, la forme, la cérémonie, sont sans danger. D'après Léon Blum, il se sépare de Guesde comme tacticien. Socialiste de gouvernement, il croit aux réformes partielles. Guesde n’admet que la révolution complète (…)

Le début lent, des mots séparés par de grands vides. On a peur : n’est-ce que cela ? Tout d'un coup, une grande vague sonore est gonflé, qui menace de retomber doucement. Il a une dizaine de vagues de cette ampleur. C'est le plus beau, c'est très beau (…) Entre ces vagues, des préparations, des zones neutres où le public se repose, ou le voisin peut regarder le voisin…


Léon Blum, un jeune homme imberbe qui, d'une voix de fillette, peut citer, durant deux heures d'horloge, du Pascal, du La Bruyère, du Saint-Evremond, etc.


(…) un propriétaire a cédé à quelques socialistes un hectare de terrain en pleine campagne. Ils le feront clore, y mettront quelques animaux et, sans travailler, ils vivront « des fruits de la terre ». Il se vêtiront des peaux de leurs bêtes, etc., et les bêtes vivront écorchées. Pourvu que tout cela ne finisse pas mal, aux Folies-Bergère.


À Corbigny, il n'y a qu'un rentier, et il est socialiste.


Théâtre du peuple, quelle bêtise ! Appelez-le donc théâtre d’aristocrates, et le peuple ira.

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