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dimanche 7 mai 2023

« Récits d’un jeune médecin » et « Morphine » de Mikhaïl Boulgakov (1925)

Je passai une deuxième fois le bistouri sur la bande blanche qui avait sailli entre les deux lèvres de l'incision. À nouveau, pas une goutte de sang. Lentement, en me forçant de me rappeler diverses illustrations de mes atlas, j'entrepris, à l'aide d'une sonde épointée, de séparer les très minces tissus. Et alors, au bas de la plaie, jaillit je ne sais d'où un sang noir qui, instantanément, inonda toute l'ouverture est s’en fut couler sur la joue (…) Je me mis à avoir froid, et mon front fut trempé. Je regrettai amèrement d'avoir fréquenté la faculté de médecine et d'être tombé dans ce trou perdu (…) Je ne voyais aucune trachée nulle part. Mon incision ne ressemblait à aucune figure de manuel. Deux ou trois minutes passèrent encore, pendant lesquelles je fouillais dans la plaie de manière absolument mécanique et incohérente, tantôt avec le bistouri, tantôt avec la sonde, à la recherche de la trachée. Et au bout de la deuxième minute, je désespérai de la trouver jamais. « C'est foutu, pensai-je, pourquoi ai-je fait cela ? » (…) La sage femme, sans rien dire, m’essuya le front. « Poser le bistouri ; dire : je ne sais pas quoi faire ensuite » (…) Je levai les yeux et compris ce qui se passait : sous la chaleur suffocante, le feldscher commençait à s'évanouir et, comme il ne lâchait pas l’écarteur, il était en train d'extirper la trachée. « Tout est ligué contre moi, c'est le destin, pensai-je ; à présent c'est certain, nous avons égorgé Lidka », et j’ajoutai sévèrement en moi-même : « Sitôt rentré chez moi, je me tire une balle… » (…) Je fichai mon bistouri dans la trachée, puis j'y introduisis le petit tube d’argent. Il glissa facilement, mais Lidka demeura inerte. L'air n’entrait pas dans la trachée, comme il aurait été nécessaire. J'inspirai profondément et demeurai immobile : je ne pouvais plus rien faire d'autre. J’avais envie de demander pardon à quelqu'un, de me repentir de ma légèreté et de m'être inscrit à la faculté de médecine. Un lourd silence pesait. Je voyais Lidka bleuir a vue d’œil.

Quant à moi – médecin de l'hôpital de N*, dans tel secteur du gouvernement de * – après que j’eus amputé d'une jambe une jeune fille tombée dans une broie à lin, je m'étais acquis une telle renommée, que j'étais bien près de succomber sous le poids de ma gloire. À présent, c'était chaque jour une centaine de paysans qui empruntaient la piste tracée par les traîneaux pour venir à ma consultation (…) En outre, j’avais à m'occuper de la trentaine de malades hospitalisés. Et c'était encore moi qui étais chargé des opérations.

En un mot, quand je rentrais de l'hôpital à neuf heures soir, je ne désirais ni manger, ni boire, ni dormir. Je ne désirais rien, sinon que personne ne vînt me chercher pour un accouchement. Or en l'espace de deux semaines, on m'avait bien fait voyager au moins cinq fois, en pleine nuit, sur les pistes des traîneaux.


- Est-ce qu’on sait ! Deux ou trois fois, on nous a amené des femmes près d'accoucher. Il y avait une malheureuse allongée qui crachait tout ce qu'elle pouvait. Elle avait la bouche toute pleine de soies de porc. Il y a une croyance selon laquelle ça rendrait les couches plus faciles… (…) 

Comment, un jour, on avait pendu une femme enceinte les pieds au plafond, pour que l'enfant qu'elle portait, qui se présentait mal, se retournât dans le bon sens.


La parturiente était l'épouse de l'instituteur du village, et tandis qu'à la lueur d'une lampe nous nous acharnions, Pélaguéïa Ivanovna et moi, à réussir cette version, du sang jusqu'aux coudes et de la sueur jusqu'aux yeux, on entendait le mari, derrière la porte en planches, gémir et tourner en rond dans la partie arrière de l’isba. Sous les plaintes de la femme et les sanglots continuels de l'homme, je l'avouerai en confidence, j'ai cassé le bras de l'enfant. Ah, combien de sueur m'a coulé alors dans le dos ! Instantanément il me vint à l'esprit qu'un personnage terrible, noir, énorme allait apparaître, faire irruption dans l’isba et proférer d'une voix de glace : « Très bien. Qu'on lui prenne son diplôme ! » (…) Demain, si seulement la tempête veut bien s'apaiser,  Pélaguéïa Ivanovna amènera la femme à l'hôpital, et question essentielle : réussirai-je à la sauver ? Comment entendre ce mot sublime ? En réalité, j'agis au petit bonheur, je ne sais rien. Bon, jusqu'à présent j'ai eu de la chance, mes mains ont accompli des prodiges stupéfiants, mais aujourd'hui la chance a tourné. Ah, je sens mon cœur se pincer, de solitude, de froid, de ce qu'il n'est personne alentour !


Quelque chose craqua bruyamment dans la bouche, et le soldat poussa un bref hurlement :

– Oho–oh !

Après quoi toute résistance cessa dessous ma main, et mes pinces se trouvèrent expulsées de la bouche, serrant entre leurs mâchoires un objet blanc et ensanglanté. Je me senti alors le cœur défaillir, car l'objet en question dépassait en volume quelques dent que ce fût, quand bien même c’eût été une molaire de soldat. D'abord je ne compris rien, mais ensuite je manquais éclater en sanglots : la pince étreignait bien, c'est vrai, une dent avec ses racines interminables, mais à la dent était pendu un énorme morceau d'os rugueux d'un blanc éclatant.

« Je lui ai brisé la mâchoire… » pensai-je, et mes jambes fléchirent. Bénissant le sort que ni le feldscher ni les sages-femmes ne fussent auprès de moi, j’enroulai d'un geste de voleur le fruit de mon fier labeur dans de la gaze et escamotai le tout dans ma poche. Le soldat vacillait sur son siège, cramponné d'une main au pied du fauteuil gynécologique, et de l'autre au pied du tabouret, et me regardait, les yeux exorbités, au bord de la démence. Ne sachant que faire, je lui fourrai sous le nez un verre rempli d'une solution de permanganate de potassium, et lui ordonnai :

– Rince-toi la bouche !

C'était un acte stupide. Il se remplit la bouche, mais quand il recracha la solution dans la cuvette, elle s’écoula mêlée d’un sang écarlate de soldat, pour se changer en cours de route en un épais liquide d'une couleur jamais vue.


À l'université, je n'avais pas eu une seule fois l'honneur de tenir des forceps entre mes mains, et ici – en tremblant, il est vrai – je les ai appliqués en l'espace d'une minute. Je ne cacherai pas que l'enfant que j'ai fait naître ainsi était un peu étrange : la moitié de sa tête était boursouflée, violet-pourpre et borgne. Je suis resté glacé d’effroi. J'ai écouté sans bien les comprendre les paroles consolatrices de Pélaguéïa Ivanovna :

– Ce n'est rien, docteur, c'est juste parce que vous avez appliqué une des cuillers sur l'œil.

J'ai tremblé pendant deux jours, mais le troisième jour la tête était redevenue normale.


En espace d'une année (…) j’avais examiné quinze mille six cent trente malades. J'avais eu deux cents hospitalisés, et il ne m'en était mort que six. 


*


Depuis longtemps déjà les gens intelligents ont noté que le bonheur c’est comme la santé : quand il est là, on ne s’en aperçoit pas.


Je tournai le commutateur, et instantanément l’obscurité engloutit ma chambre. Dormir… La tempe me fait mal… Mais je n’ai pas le droit d’en vouloir à un homme pour une lettre absurde, avant de savoir de quoi il retourne. L'homme souffre à sa manière, alors le voilà qui écrit à un autre. Comme il le peut, comme il le sent… Et il serait indigne, à cause d'une migraine, à cause de l'inquiétude que j'éprouve, de l'accuser de tous les péchés de la terre, fût-ce en pensée…


Moi, l'infortuné docteur Poliakov, atteint de morphinisme au mois de février de cette année, j'avertis tout ceux qui viendraient à connaître le même sort que le mien de ne point tenter de remplacer la morphine par la cocaïne. La cocaïne est le plus malfaisant et le plus perfide des poisons.


« État mélancolique » !…

Non, moi qui suis atteint de ce mal atroce, j'avertis les médecins qu’ils se montrent plus compatissants envers leurs patients. Ce n'est pas un « état mélancolique », mais une véritable mort lente qui s’empare du morphinomane sitôt que vous le privez de morphine, ne serait-ce qu'une heure ou deux. L’air ne suffit plus à respirer, il devient impossible de l’avaler… il n'est plus une cellule du corps qui n’ait soif… De quoi ? C'est chose impossible à définir ni à expliquer. Si vous voulez, l'homme n'est plus. Il est mis hors circuit. C'est un cadavre qui bouge, souffre et se morfond. Il ne désire rien, il ne pense à rien, excepté à la morphine. La morphine !

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