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mardi 17 novembre 2020

« Sanguis martyrum » de Louis Bertrand (1918)

Mais rappelle-toi ces jours néfastes. Parmi nous, les furieux criaient : « Tout le monde aux lions ! » (…) quelle absurdité ! C’eût été la fin de l'Église. Rappelle-toi en quel état de relâchement la persécution nous surprit. La tiédeur des âmes suivait l’ignorance de la doctrine ; les mœurs devenait aussi corrompues que celle des Gentils. L'Église du Christ s’installait dans le siècle, elle qui ne doit pas être en ce monde une perpétuelle voyageuse. On vivait bien. On s'engraissait, comme des Juifs, dans le commerce et même dans l’usure…

Son besoin un peu égoïste de repos s’accommodait trop bien de ce parti pris de modération et de cette sagesse pratique, dont il sentait toutes les insuffisances. Cependant la haute supériorité morale de Cyprien l’humiliait secrètement…


Dieu sait ce qu’il va sortir de cette Babel des armes, de cette confusion monstrueuse des peuples. Car leurs conducteurs leur ressemblent. Les Empereurs sont au niveau des soldats ivrognes et rapaces qui les élisent (…) Et même chez les mieux nés, les meilleurs comme les plus nobles, il y a toujours de l'hercule ou du mime. Hadrien abattait des lions à coups d’épieu, comme un chasseur de l'amphithéâtre. Alexandre Sévère, le philosophe, ne le cédait à aucun lutteur pour les exercices de la palestre. Il faut cet étalage des muscles pour séduire les peuples.


Cécilius contemplait ce frêle corps de supplicié, sur qui les bourreaux s’étaient si longtemps acharnés. Il touchait les cicatrices de ses épaules, palpait la plaie de sa main, et, promenant un coup d'œil sur l'écurie sordide, il considérait cet homme cultivé (Privatianus était un ancien grammairien) qui était devenu palefrenier, et qui consentait à cette déchéance, qui endurait toute cette torture, depuis des mois et des années, uniquement pour attester qu'un Juif de Nazareth, qu'il n'avait jamais vu, qui avait été crucifié deux cents ans auparavant, était ressuscité d'entre les morts ! Et ce témoignage en faveur du Dieu très doux, mort pour le salut de tous les hommes, ce vieil infirme était venu le donner au monde là où le monde foulait le plus durement les hommes, dans ces limbes douloureuses dont les damnés souffraient sans espérance !… Au prix d'une telle abnégation et d'une telle foi, combien son œuvre, à lui Cécilus, était médiocre, combien sa petite sagesse pratique était dérisoire et même un peu lâche !…

Il ne put résister à ce reproche de sa conscience. À son tour, il se jeta au pied du martyr, en sanglotant : 

- Bénis-moi, mon père ! Je ne suis que cendre et poussière devant toi. Je suis plus vil que ce fumier.


Pour mériter ce beau titre [de confesseur], il suffisait d'avoir confessé le Christ publiquement. Un séjour en prison, des traces de fers ou de bastonnade transformaient en martyrs des gens sans aveu, dominés par les vices les plus vulgaires. Ces individus suspects ou tarés criaient sans cesse à l'hérésie, dénonçaient des personnages au-dessus de tout soupçon, et, sous prétexte qu'ils avaient versé leur sang pour l'Église, prétendaient la régenter, imposer leurs caprices aux clergés comme aux évêques.


Si Martialis tolérait les opinions hardies ou subversives entre gens bien élevés, il se montrait impitoyable pour la canaille. Et même, il en avait la conviction maintenant, ce cher ami n’hésiterait pas à le faire arrêter, pour peu que ses opinions à lui, Cécilius, vissent à causer du scandale dans le public. Ce scepticisme-là, (…) quelle supériorité avait-il sur le fanatisme le plus obtus, si, malgré son parti pris de ne pas juger les doctrines, il les punissait néanmoins avec la même atrocité ?…

Il méditait sur le cas de Julius Martialis, lorsque, déplaçant des volumes dans sa bibliothèque, il déroula l'un deux et tomba sur ce passage de Pline le Jeune : « J'ai eu c'est temps-ci des esclaves malades. D'autres, à la fleur de l'âge, sont morts. J'en suis accablé !… » Ah ! Le cœur tendre que voilà ! C'est le même qui est, étant légat impérial en Bithynie, faisait appliquer la torture aux chrétiens récalcitrants et conduire au supplice des servantes, des femmelettes qui persévéraient dans leur foi et, de ce chef, contrevenaient aux lois de l'Empire !


Si chacun s’empressait de déserter le combat, et, sous prétexte de concilier des choses inconciliables, essayait de biaiser, ruser avec la loi, que devenait l'esprit d'une doctrine fondée tout entière sur le sacrifice ? (…) Une âme droite ne devait pas accepter le mal, se résigner à l’injustice triomphante, quand sa protestation devenez l’unique moyen d'empêcher ce mal et d'abolir cette injustice. Or ce monde brutal méritait d'être nié dans son culte exclusif de la force, dans son appétit de l'or et de la jouissance immédiate, dans son matérialisme hideux. Et qui donc le nierait, si les cœurs les plus fermes se dérobaient à leur devoir ? Ce n'était pas ces cohues de misérables qui tremblaient devant un soldat de police et qui n’étaient bon qu'à recueillir les aumônes des frères, ni non plus ces bourgeois riches en biens de toute sorte et si pauvres de charité !… (…) Et le sophisme habituel auquel il se laissait prendre se représentait à son esprit : « Durer, pour se sauver, pour sauver l'Église ! »


Mais n’était-il pas frappant que pareille chose lui arrivât chaque fois qu’il était moins pur ? Cette torpeur d’âme le prenait, comme une ivresse lourde suivie d’un lent engourdissement, chaque fois qu’il remuait, en une délectation morose, la bourbe stagnante de ses vieilles passions.


Vers la neuvième heure, les étoiles pâlirent. Insensiblement, par des pentes en lacet, on était sorti des ravins et des extrêmes ondulations de l’Atlas. La région des sables est des oasis commençait là, sans transition, à la sortie du défilé. Encore indistincte, l'immense plaine désertique s’élargissait sans fin comme une mère de ténèbres. Des souffles froids passaient, frôlant les brindilles desséchées des dernières touffes d'herbe. On aurait dit des chuchotements qui rampaient au ras du sol. L'aube mystérieuse naissait.


Continuellement des collisions se produisaient dans les rues. On assommait à coup de matraque les « athées », les « sacrilèges, ennemis des Très saints Empereurs », comme on appelait les chrétiens.


Cette enfant de sa chair et de son sang lui refusait son cœur. Sûrement elles le méprisait. Peut-être même qu'elle le haïssait ! (…) Cécilius sombrait dans un abandon mortel, dans une détresse désespérée. Il faisait nuit noire. Il songeait, immobile au milieu des ténèbres… C'était sa faute ! Il était puni par sa propre enfant ! Les chrétiens avait raison : tout se paie ! La moindre défaillance entraîne son expiation.


Cyprien, en terminant sa lettre, apprenait à son ami que, dans cette ville d’Utique, où le proconsul le citait, 300 chrétiens venaient de périr d’un affreux supplice. On les avait mis en demeure de sacrifier aux dieux, ou de se précipiter dans des fausses remplies de chaux vive. La plupart de ces martyrs, qu'on appelait déjà « la Masse blanche », avaient préféré à l'apostasie cette mort atroce.


(…) les Perses, après avoir envahi la Syrie, venaient de saccager Antioche, où ils avaient fait un grand carnage. Partout les armées se révoltaient contre les Empereurs de Rome, des tyrans militaires s’affublaient de la pourpre et, à la tête de bandes indisciplinées et pillardes, traversaient les provinces qu'ils mettaient à feu et à sang…


Après la longue paix dont on avait joui, il faudrait donc connaître encore l'imbécile et sanglante folie de la guerre ! Les hommes, un instant adoucis par l'habitude de la sécurité, allaient redevenir rudes et féroces ! Mieux valait s'en aller tout de suite que d'assister à ces horreurs !…


Cerné par ces flots humains qui, de toutes parts, l'empêchaient de fuir, il dut assister jusqu'au bout, et sans perdre le plus petit détail du spectacle, à cette mascarade orgiastique, à cette fête du Vin, qui déchaînait sur Carthage un véritable vent de folie et qui, pendant près d'une semaine, plongeait la ville dans une ivresse interminable et crapuleuse (…) 

D'autres s'étaient déguisés en femmes, en gladiateurs, en magistrats. Ils s'avançaient précédés par les faisceaux, la mine avantageuse et ce carrant sous leurs laticlaves à bordure de pourpre. Les mollets serrés dans des cnémides de cuir ou de métal, ils brandissaient des épées ou des boucliers ronds, en faisant rouler leurs biceps, comme les rétiaires ou les mirmillons de l'amphithéâtre, ou bien chaussés de brodequins dorés, en robe de soie lâche et ramagée de couleurs vives, la poitrine couverte de bijoux, la tête surchargé de tout un échafaudage de cheveux postiches, l'éventail à la main, ils affectaient la démarche onduleuse et molle des courtisanes, où il minaudaient comme les dames élégantes (…)

Immédiatement après eux, c'était la horde bruyante et fanatique des initiés, qui se livraient à toute espèce de contorsions, en agitant des thyrses et des nébrides. Certains faisait mine de se jeter sur les spectateurs pour les détrousser ou les rouer de coups. D'autres poursuivaient les femmes apeurées, en tordant dans leurs mains des paquets de couleuvres. D'autres, qui tournaient indéfiniment sur eux-mêmes, poussaient un hurlement continu, épouvantable, comme un hurlement de bête fauve.


Nous ne sommes point des séditieux. Nous devons rendre à César ce qui appartient à César. Nous acceptons César, nous acceptons l'Empire. Ce que nous ne voulons pas, ce sont leurs mœurs et leurs dieux.


Vous ne devez pas courir à la mort (…) Vous ne devez rejeter cette vie mortelle que si elle vous empêche de gagner l'autre !


Hélas ! Une des plus grandes infirmités humaines et de ne pouvoir convaincre, ni être convaincu par la raison ! C'est pourquoi nous devons recourir à la vertu persuasive du sang. Il n'y a que nos plaies et notre sang qui puissent parler au monde, forcer à raisonner les habiles et les sages et toucher ceux de la plèbe.


Le monde sans le Christ, sans la justice, sans l'amour, sans l’intelligence du Verbe, est une chose abominable à désespérer les hommes. Nous mourons donc pour que son règne arrive.


Les uns et les autres, les voluptueux et les désespérés, sont des âmes débiles. Ils ne veulent pas vivre, ils tendent à la mort de tout le poids de leur inertie.


Le calme de la nature le révoltait, en lui rappelant que l’injustice est une chose naturelle. Cette nature, tant adorée par les stoïciens, était comme Hildemond : elle frappait, elle tuait et détruisait en toute candeur et tranquillité.


Ici même, j'aperçois déjà les prémices d'un monde meilleur. Les durs travailleurs que voici sont devenus des hommes doux, résignés, acceptant leur sort, quelquefois même avec enthousiasme. Ils sont le monde jeune, le monde vivant. Quelle différence avec l’ataraxie, l'abstention des stoïciens, leur dédain de la foule ! Ici, les conditions se rapprochent dans l'égalité des besoins. Les hommes fraternisent, se comprennent mieux par l'amour. C'est l'union de tous dans le Christ.

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