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vendredi 27 novembre 2020

« Obscures lumières - La Révolution interdite » de Bertrand Vergely (2018)

En France, les Lumières sont sacrées. On n'y touche pas. L’establishment intellectuel, universitaire, culturel et politique veille jalousement à cela. À travers une idée simple : c'est les Lumières ou l’obscurantisme.

D'un côté la démocratie, la raison, l'homme. D’un autre, le christianisme. Le christianisme et non les autres religions, convient-il de préciser. Et ce pour trois raisons : 1. Le christianisme, c'est le mal sur la terre, tout comme l'Ancien Régime qui l’a soutenu ; 2. Les autres religions, bien que religieuses, sont des cultures et pas simplement des religions. Donc, elles ont le droit d'exister en tant que culture.


Quand la profondeur intéresse, ce qui captive dans la religion n'est pas la question du pouvoir et son aspect social mais l'ouverture à l'extraordinaire et avec lui au monde symbolique. Quand la profondeur n'intéresse plus, ce qui captive dans la religion devient la question du pouvoir ainsi que du social. Dans l'histoire philosophique de la religion cela se voit bien. Quand la religion intéresse vraiment, c'est la mystique qui captive les esprits. Quand elle n'intéresse plus, ce qui captive c'est la question de la relation entre foi et raison afin de savoir qui détient l'autorité en matière de jugement.


Résultat, à quoi aboutit-on ? À l'idée simple qu'il faut croire avec modération, c'est-à-dire sans trop y croire, en étant un religieux modéré. Devenons un tel religieux. Il n'y a plus de religion (…) Envisageons l'esprit uniquement sous l'angle de ce qui permet à l’humanité de se développer, non seulement socialement mais culturellement, on débouche sur une vision utilitaire de l'esprit. (…) La Révolution Française a débouché sur la Terreur. Ce n'est pas un hasard. La raison utilitaire se servant de tout en utilisant tout en est la cause.


(…) le commencement étant nos parents et l'origine la source d'existence d'où tout est issu et que l'on appelle la Vie (…) On s’en rend compte quand nous sentons en nous la nécessité de quitter le monde afin d'aller dans la Vie (…) L’art est habité par cette nécessité. La vie mystique et poétique également (…) rejetant toute religion, la société révolutionnaire a chassé la Vie ainsi que l'origine pour ne retenir que le monde et le commencement. Le résultat en est une confusion généralisée. Faute d'origine, cette société a demandé au monde de devenir l'origine et la Vie. Le fait de faire de l'année 1792 le commencement de l'humanité en est illustration la plus éclatante (…) en faisant du primitif et non plus d'Adam, la nouvelle origine de l'humanité, cette origine étant désormais historique et non plus historique (…) 

Les Lumières et la Révolution française (…) ont créé un monde de fils et de filles sans origine qu'elles ont baptisé fraternité, pour mieux signifier leur désir de remplacer la figure du Père et de l'origine transcendante par celle du frère et de l'origine immanente.


(…) le manuel d’Histoire-Géographie de 4è, publié par Nathan qui explique : « La politique de la Terreur est menée par Robespierre pour sauver la République de ses ennemis. » Dans le manuel d’Histoire-Géographie publié par Magnard, même son de cloche : « Les montagnards ont imposé à la Convention la politique de la Terreur pour sauver les idéaux de 1789. »


Derrière la volonté d'installer un nouvel ordre politique et social la Révolution a avant tout voulu installer un nouvel ordre métaphysique et mental. D'où son extrême violence, l'expérience montrant que jamais un régime politique n’est aussi violent que quand il entreprend de changer les mentalités afin de faire penser « comme il faut ».


En Occident, quand elle a entrepris de diriger la civilisation, l'Église est tombée dans cette tentation en devenant une église mondaine (…) Au lieu d'apporter une réponse intérieure à la crise provoquée par la tyrannie de l'extérieur, la Révolution a apporté une réponse extérieure à cette crise en l’amplifiant.


À partir de la Renaissance (…) on ne veut plus la vie mais le pouvoir sur celle-ci, on réfléchit sur la perception que l'on en a. Résultat : le rapport à la matière change, celle-ci devenant la façon dont on la perçoit et non plus ce qui se présente à nous (…) Descartes fait du jugement la clé de notre relation au réel et non plus du réel la clé de notre relation au jugement. Un tel bouleversement est-il vraiment possible ? Non. Car plus de réel, plus de jugement possible. Le jugement disparaît avec la disparition du réel. On devrait le dire. On ne le dit pas. Tout comme on aime croire que douter de tout est possible et que penser consiste à penser par soi, on aime pouvoir penser que le réel dépend de nous et de notre jugement et non l'inverse.


Il y a chez Locke une atmosphère de début du monde (…) Pensée novatrice dans laquelle les idées viennent de l'expérience concrète comme la religion vient des hommes (…) L'origine est désacralisé, n'importe quel homme pouvant devenir l'origine de la religion et n'importe quelle expérience l'origine d'une connaissance (…) « il a été montré qu'Adam n'avait reçu, ainsi qu'on a prétendu, ni par droit naturel ni par privilège spécial reçu de Dieu, autorité sur ses enfants ou empire sur le monde » (Traité du gouvernement civil) (…)

Quand on est dans la logique de l'origine (…) on est quelque chose, pas besoin de faire pour être. Il suffit d'être. Relié à une origine, on a de fait une valeur. En revanche, quand on est dans la logique de la table rase (…) comme on n(est pas quelqu'un parce qu'on est, il devient indispensable de faire (…)


Mettant les hommes en relation avec la source créatrice de la vie, une tradition est ce qui permet d’intérioriser celle-ci à force de répétitions.


Dire à quelqu'un de religieux que l'on respecte sa religion parce qu'on respecte tous les religions quelle qu'elle soit, est-ce le respecter ? N'est-ce pas lui dire, en substance, que sa religion pourrait être une autre, voire carrément opposée à celle dont il fait profession, on le respecterait tout autant ?


Quand on fait de l'égalité, et donc du Droit, la source de l'humanité en lieu et place du premier homme, le Droit prend le pouvoir sur l'humanité et sur la nature. Et avec lui les juristes prennent le pouvoir, en devenant les prêtres d'une nouvelle religion sociale, politique et juridique. D'où un nouvel ordre du monde faisant désormais reposer non pas le Droit sur l'existence, mais l'existence sur le Droit. Et l’idée qu’avec le droit, il est possible de tout faire : décréter, par exemple, qu'il sera possible pour deux hommes ou deux femmes d'avoir des enfants alors que c'est physiquement impossible (…) 

Hannah Arendt a fait des Lumières la source du totalitarisme moderne (…) Des droits de l'homme on est passé aux droits sur l'homme. La voie est ouverte pour qu’un pouvoir, au nom des droits de l'homme, décrète d'appeler homme ce que bon lui semble (…)

Avec les Lumières, l'origine change. Le Droit, et avec lui, la loi humaine remplace la loi divine.


Quand l'homme est mis au centre, ce n'est pas simplement Dieu qui disparaît, mais le beau (…) parce que l'homme ne veut plus contempler mais donner son avis.


Ainsi, quand on veut avoir tous les avantages de l'égoïsme sans en avoir les inconvénients, faisons avec autrui un pacte sur le mode du donnant-donnant (…) On était égoïste sur le mode de la guerre. On l'est maintenant sur le mode de la paix (…)

Hobbes a pensé qu'il était possible de base de bâtir une société de façon purement immanente grâce à la dialectique de l’égoïsme. N'est-ce pas là l'illusion bourgeoise par excellence ? Une société se construit sur la base d'un idéal moral et spirituel qui transcende des égoïsmes (…) Évacuons l'idéal moral transcendant et l’ascèse, les égoïsmes que rien ne transcendent se retrouvant seuls, c'est le plus fort qui l'emporte et qui fait régner sa loi. On est dans la terreur.


Tout en ne cessant d'accuser la société, la politique ainsi que l'État d'être responsables de tout ce qui ne va pas, ce discours ne cesse de tout attendre de ceux-ci. Il y a là un signe. Il existe dans l'inconscient de ce discours un désir de domination totale (…) le totalitarisme réside dans le fantasme d'une domination totale afin de faire naître soit L'Humanité réelle soit une humanité nouvelle.


« (…) le sauvage vit en lui-même ; l’homme sociable toujours hors de lui ne fait que vivre dans l'opinion des autres, et c’est, pour ainsi dire, de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de sa propre existence. » (Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes) [pour Rousseau], il y a une religion transparente, celle de l'Homme, et, plus précisément de l'homme intérieur, qui n'est ni nationale ni religieuse (…) celle de la fraternité universelle (…)

Michel Foucault a justement fait remarquer que c'est parce que le communisme se pensait comme juste et généreux qu'il avait engendré les camps de concentration. Quand on pense incarner le Bien sur la terre on se permet tout en ne tolérant aucune opposition. Constatons-le : c'est ce que l'on trouve déjà chez Rousseau.


Intellectuel au départ, à travers une érudition servant la liberté de pensée et notamment la critique de la religion, le libertinage est devenu moral en revendiquant une liberté de mœurs de plus en plus audacieuse au nom de l'émancipation, celle-ci s'accomplissant dans une liberté sexuelle totale, non seulement revendiquée mais assumée. D'où un paradoxe. Avec le libertinage, on débouche sur un individualisme radical, symbolisée par ce que bataille appelle l'homme souverain (…) Quand, au nom des Lumières et du progrès, on défend la morale et le sacrifice de soi au genre humain, et qu’au nom des mêmes Lumières, on défend le libertinage et le sacrifice du genre humain à soi, comment résoudre une telle contradiction ? (…) On sait que cette contradiction a donné lieu à une opposition entre Robespierre le vertueux et Danton le libertin.


On pense la morale comme opposée à l’amoralité. Dans le monde de la paternité divine, tel est le cas. Dans celui de la fraternité humaine, il en va autrement (…) 

Séduisez-vous les uns les autres. Soyez des amants et des amantes les uns des autres ! On pense que Don Juan est un libertin ? Mais non, c'est un prêtre. Il prêche (…)

Faisons du libertinage une religion. On est sûr de séduire. Faisons de la religion un libertinage. On est sûr de séduire encore plus. Nous sommes dans un monde dominé par le moraliste libertin le libertinage moral.


Les Lumières ont pensé qu'il était possible de se débarrasser de la notion d'origine en remplaçant celle-ci par l'Homme, le moi, le jugement, le Droit et le contrat. Ainsi, nous sommes hommes, a-t-il été dit, non parce que nous venons d’une vie qui nous est donnée, mais parce que nous avons un moi que nous faisons reconnaître et qui est reconnu en retour grâce au cadre donné par le Droit.


(…) L'Encyclopédie, cette somme athéologique destinée à remplacer la Somme de théologie de Saint Thomas d’Aquin (…)

Aucune vie humaine ne peut accéder au bonheur sans la quiétude de l'âme. Or c'est l'inverse que nous propose Diderot, à travers une vie ivre, folle, haletante, tourbillonnante, jamais contente de rien parce qu'impatiente à propos de tout afin d'aller toujours au-delà de tout en étant toujours plus, toujours plus rapide, toujours plus grande, toujours plus forte (…) une vie pathétique faisant elle-même son propre malheur. Comment ne pas voir qu'à force de ne rien vouloir manquer au manque tout ? (…)

Alors que Leibniz croit en Dieu, Diderot croit au théâtre.


Dans le Faust de Goethe, Méphisto (…) ouvrant le prologue de l'Évangile de Saint-Jean, s’exclame : (…) « Au commencement était l'action. » L'action à la place du Verbe ! Goethe a tout compris. Toute la violence de la modernité et des Lumières se trouve là.


« Il faut extirper l’infâme », écrit Voltaire à Madame d'Épinay. « Écrasons l’infâme », dit-il à Damlilaville. « Je voudrais que vous écrasassiez l’infâme », explique-t-il à d’Alembert. Concrètement, l’infâme désigne les Jésuites dont il dit qu'ils sont avec les moines « des bêtes puantes qu'il faut tuer ». Sort qu'il réserve aussi aux jansénistes : « quand on étranglerait deux ou trois jeunes jésuites avec les boyaux de deux ou trois Jansénistes, le monde ne s'en trouverait pas plus mal. » Mais pas seulement, puisqu'il s'en prend également aux juifs. En 1771, il explique qu’étant « le peuple le plus abominable de la terre », il ne serait pas étonné qu'un jour « cette nation de ne devienne funeste au genre humain ». « Crassus et Pompée ne les ont pas assez châtiés. » « Étant les ennemis du genre humain, leur gloire et de mettre le monde à feu et à sang. » (…) « Les Turcs, je voudrais les voir tous exterminés », écrit-il à Catherine II.« Ce n'est pas assez de les humilier. Il faut les détruire. » 


Pour justifier la nécessité de massacrer les Vendéens, le député Barère clame à la Convention, en 1794 : « L'humanité consiste à exterminer ses ennemis. » « Qu’on ne vienne pas me parler d'humanité (…) Purgeons, purgeons à jamais le pays de cette race infâme (…) Purgeons mes amis, saignons jusqu'à blanc (…) Nous ne rentrerons qu'après en avoir exterminer toute la race. »


Le totalitarisme des Lumières s'explique par là : la logique de l'inquiétude, du mouvement pour le mouvement, de l'action pour l'action, afin d'éliminer tout calme, toute contemplation, toute transcendance…


Comme le souligne Max Weber, tout commence avec la Réforme lorsque Luther, afin de réformer l'Église catholique qu’il juge décadente, propose que les moines travaillent (…)

Dans la vie contemplative, le divin est ce que l'on reçoit et non pas ce que l'on se donne. C'est une grâce reçue par l’être et non produite par le faire. Certes, Luther va insister pour dire que l'on est chrétien par la foi et non par les œuvres (…) Il m'en demeure pas moins que l'action est désormais le fondement de la vie spirituelle en jetant la contemplation aux oubliettes (…) 

(…) « il n'y a de réalité que dans l'action » dit Sartre « parce que l'homme n'est que sa vie (…) que la somme de ses entreprises ». (…)

Un monde sans contemplation, sans Shabbat, sans retrait divin.


Don Juan, un être moral ? Oui (…) La réalité du monde étant d'offrir mille objets de désir (…) le vrai fidèle n'est pas celui que l'on croit. Ce n'est pas celui qui épouse une femme mais celui qui, comme Don Juan, épouse la vie (…) Quand un homme n'aime qu'une seule femme, il prive toutes les autres d'amour. Ce qui est injuste. Alors que quand il les aime toutes, il leur rend l'amour qui leur revient (…)

Conquérir. Toujours conquérir. Sans jamais s'abaisser à consommer. Et montrer par-là qu'une autre morale est possible (…)

Camus, dans Le Mythe de Sisyphe, n'hésite pas à voir dans Don Juan le type même de l'homme absurde vivant pour rien, pour l'instant, ici et maintenant (…) « Don Juan étant celui qui, au contraire du saint qui tend vers la qualité, met en acte une éthique de la quantité. »


(…) un nouvel absolutisme : absolutisme individuel à la place de l'absolutisme royal. Mettons l'individu au centre, est-il dit en substance. On fait du bien au monde, l'individu qui n'est fidèle à rien sauf à lui-même libérant l'humanité de l'impossibilité d'être soi. Morale séduisante : une absence de toute morale érigée en morale. On comprend qu’elle triomphe et qu'elle soit aujourd'hui « la » morale. (…) Un hyper moralisme occupé à défendre farouchement cette individualisme au nom de la liberté (…) D'où le paradoxe : l'apparition d'un nouvel interdit sous la forme d'un interdit d'interdire quoi que ce soit.


Berdiaev explique que le propre de la modernité consiste à relativiser l'absolu et absolutiser le relatif. C'est ce qui se passe avec la morale. Quand, en Occident, la transcendance est évacuée au nom de la laïcité, la morale disparaît au profit d'un matérialisme et d'un humanisme se faisant passer pour la vraie morale. Au XIXe siècle, cela donne les catastrophes que l'on sait : le communisme avec à sa base l'Homme comme morale et le nazisme avec à sa base la Nature comme morale.


Si tous les athées ne sont pas nihilistes, tous les nihilistes sont athées. Quand tel est le cas, on ne peut pas séparer la révolte contre Dieu de la révolte contre toute morale, ces deux révoltes étant liées (…) 

Dans L'Homme révolté, Camus n’hésite pas à l'écrire : ne pensons pas que la Révolution française est une révolution morale. Elle a été à bien des égards nihiliste, « la pensée dite libertine, celle des philosophes et des juristes, ayant servi de levier pour la révolution ».


(…) faisons du blasphème quelque chose de sacré. On cesse de conforter le sacré. On l’annihile. Sade l’a parfaitement compris. Lorsqu'il propose de faire du blasphème une religion, il ne se contente pas de s'opposer à la religion. Il prend sa place en mettant le profane à la place du sacré et le sacré à la place du profane.


Dans la vie « normale », nous refoulons trois choses, explique Bataille, la violence, le sacré et l'érotisme : trois figures de l'excès qui font peur. La violence, parce qu'elle provoque la mort ; le sacré, parce qu'il provoque le vertige, et l'érotisme, parce qu'il provoque des plaisirs gratuits. L'homme souverain de Bataille (…) n'a pas peur de défier la mort, le vertige ainsi que la gratuité totale de l'existence. Il vit pour rien sinon pour vivre et jouir de la vie en pure perte.


Prenons le cas de la laïcité. Officiellement, celle-ci repose sur l'acceptation de tous les cultes et, de ce fait, sur la tolérance (…) Dans quel climat idéologique la République fait-elle baigner les esprits ? Dans un climat d'hostilité à l'égard du domaine religieux, celui-ci étant assimilé au mal sur la terre (…) avec l'idée que la laïcité protège de ce fléau qu'est le religieux (…)

Lors des attentats contre Charlie Hebdo, c'est bien cette religion du blasphème qui a été revendiquée comme étant une valeur de la République (…) À côté de cette religion du blasphème que Sade défend et qui est revendiquée aujourd'hui comme valeur de la République, prenons la morale défendue par celui-ci, celle du mensonge, de l'impudeur, du vol et du meurtre : est-elle si éloignée que cela des valeurs que la démocratie entend défendre ? Non, là encore (…) S’agissant du mensonge, (…) Sade [soutient qu’il] n'est pas tant un droit qu'une vertu quand il consiste à rajouter du mal au mal en calomniant celui ou celle qui a mal agi. Salir quelqu'un qui est déjà sale n'est pas salir. N'est-ce pas ce que l'on fait quand on interdit de penser que les rois de France ont pu faire de bonnes choses ? (…) Sade vante la pornographie ainsi que la prostitution en voyant en elles des outils d'émancipation du genre humain. N'est-ce pas l'argument qui est régulièrement mis en avant pour la légitimer, la pudeur étant assimilée à un frein insupportable empêchant la libération des mentalités ? Enfin, quant au vol et au meurtre, lorsqu'il s'agit de voler les riches, la conscience affranchie et rebelle ne s'en offusque guère (…) Quand au meurtre, si une femme battue tue son mari est-ce un meurtre ? Faut-il le punir ? (…) Quand on coupe la tête du roi et de Dieu est-ce un meurtre ?


Les Lumières ont donné naissance à un monde extrêmement moralisateur et en même temps parfaitement immoral et amoral. Ce n'est pas par hasard. Quand tout se fonde sur l'homme, que tout repose sur lui et qu'il n'y a que lui pour le défendre, sans quoi il est perdu, il n'y a qu'une façon d'y parvenir : faire de l'homme un devoir et imposer ce devoir de la façon la plus moralisatrice qu'il soit. Mais, dans le même temps, comme il faut être pratique et réaliste, il importe pour y parvenir de ne pas lésiner sur les moyens. La fin justifiant des moyens, il ne faut pas hésiter à tuer et donc, au nom de la morale à se moquer de la morale (…) D'où ce paradoxe de la part de Sade, celui-ci étant contre la peine de mort mais pour la dépénalisation du meurtre. Et cette autre paradoxe de la part de Robespierre, contre la peine de mort comme Sade mais pour la terreur et la guillotine (…) pour se défendre, l'homme a le droit de tuer les ennemis de l'homme (Robespierre) et, pour s'exprimer en tant qu'homme, il a le droit de tuer (Sade).


Les Lumières ont inventé la morale, a-t-on coutume de dire. Et, au nom de la morale, elles ont défendu les droits de l’homme. C'est vrai. Mais ce que l'on oublie, c'est qu'elles ont aussi inventé le vice, la défense de l'homme au nom de la morale allant de pair avec la défense du vice au nom de l'homme. D’où ce monstre qu'elles ont enfanté et qui nous habite encore, à savoir le vice comme vertu.


Que trouve-t-on chez Sade ? L'idée que l'intérêt supérieur de la République exige le libertinage qui se fonde sur le blasphème et le crime.


(…) Le propre du mal consistant non pas simplement à faire des atrocités mais à ne plus se rendre compte que celles-ci existent. Ce qui commence quand, pour rire, on se met à rire de tout où, pour philosopher, on se met à montrer que le mal n'est pas un mal.


Faisons de la société ainsi que de l'homme social la valeur par excellence. Si l'on veut parvenir à réaliser cette idéal, il n'y a qu'un moyen vraiment sûr : devenir malhonnête en utilisant, comme le recommande Mandeville, le vice afin de faire régner la vertu.


Au cours du XVIIIe siècle, puis de la Révolution française et de ses suites, Les lumières ont cherché à démystifier la métaphysique en voyant en elle une élucubration de la raison visant à conforter le pouvoir de l'Église et de ses dogmes. Aussi se sont-elles tournées vers l'empirisme et le matérialisme afin de se libérer de cette emprise idéologique. Mais pas seulement, la dénonciation de la métaphysique donnant lieu, de la part de Robespierre, non pas à la disparition de l’Être, mais à l'apparition de l'Être Suprême qui désigne non pas Dieu mais l'Homme et la Nature.


Depuis les Lumières, il est courant de penser que ce qui est à l'origine de la crise de la métaphysique relève d'un problème d'objet, en l'occurrence du fait de s'intéresser à Dieu au lieu de s'intéresser à la Nature et à l'Homme. Ce n'est pas un problème d'objet et de fond mais de forme (…) qu'on en parle de façon vivante, aucun problème (…) Au XVIIIe siècle (…) la culture est en crise. La scolastique a tué la dynamique de la pensée en parlant dogmatiquement de l’Être et de Dieu, tout en voulant être concrète et morale pour asseoir son pouvoir sur les foules. Résultat : elle est confronté aux conséquences de cette attitude. Si la réalité de Dieu réside dans le concret et la morale, à quoi bon se relier à Dieu ? Le concret suffit et la morale aussi (…) L'Église a cru bien faire en banalisant Dieu. Cela a conduit à la divinisation de la banalité. D'où l'émergence d'une nouvelle métaphysique avec Hume, d'un nouveau Dieu avec Voltaire et d'une nouvelle religion avec Robespierre.


Reportons-nous à Aristote. À l'origine de tout se trouve la Cause Première, celle-ci étant ce qui fait que ce qui est est ce qu'il est (…) Le monde ne peut être l'effet du hasard aveugle sinon il n'y aurait ni monde ni ordre dans le monde. Or, le monde existe et il y a de l'ordre dans le monde. Le monde ne peut pas non plus être l'effet de causes sans fin, une série de causes infinies revenant à dire qu'il n'y a pas de cause. Entre l'absence de cause et une infinité de causes, il y a un juste milieu : une cause ou plus précisément la cause, cette cause expliquant qu'il y a non seulement le monde mais de l'ordre dans le monde.


On dit de Kant qu'il est le fossoyeur de la métaphysique. On se trompe. C’est Hume.


Le monde étant supposé intelligent à sa racine, il est possible de le connaître (…) Plus qu'une science, la métaphysique qui s'occupe de la Cause Première est la possibilité de la science (…) l'homme peut rendre le monde intelligible parce que ce dernier est effectivement intelligible.


Quand Dieu est la cause du monde, cela évite à l'Homme de se prendre pour la cause de toutes les causes. Ce qui n'est pas négligeable. Que l'Homme se mette à penser qu'il est la cause de toutes les causes, on n’est plus dans le fanatisme mais dans le totalitarisme. Ce qui n'est pas mieux.


« La religion théologique est la source de toutes les sottises et de tous les maux du genre humain ; c'est la mère du fanatisme et de la discorde ; c'est l'ennemi du genre humain. » (Voltaire, dictionnaire philosophique) et, au sein de la religion, « le christianisme est la superstition la plus infâme qui ait jamais abruti les hommes et désolé la terre » (…) Avec le dieu horloger de Voltaire, (…) Dieu n'est pas libre, vivant et divin. Là, pour faire tourner l'horloge du monde, il est au service du monde et de l'homme. Il est au service de la raison également (…) C'est la science qui intéresse Voltaire et, derrière elle, les mathématiques (…) [Pour lui], la métaphysique et la théologie sont ridicules (…) Mais qui sont les fanatiques ? Les religieux qui font de la métaphysique et de la théologie ? Justement non, les fanatiques étant ceux qui n'ont jamais fait ni métaphysique ni théologie, les écritures saintes étant pour eux des codes au service d'une religion policière dans le monde et non comme un enseignement spirituel en vue d'une transformation intérieure.


« Il faut avoir beaucoup de mépris, non pour quelques-uns, mais pour le genre humain » conseille Voltaire à d'Alembert

« Le peuple : un animal imbécile. » renchérit d’Alembert. « La multitude des bêtes brutes avec le petit nombre de ceux qui pensent est dans la proportion de cent à un », répond-t-il à Voltaire, qui abonde.


Quand la tolérance apparaît, elle n'est pas neutre. Derrière une bonne volonté affichée, on trouve un projet bien précis : remplacer la charité chrétienne, substituer à l'amour de Dieu pour l'homme l'amour de l'homme pour l'homme à travers l'idéal d'une fraternité universelle (…) Quand on aime, l'amour consistant à aimer et aimer étant incompatible avec la haine, il n’est pas question d'avoir de la haine pour quiconque. Impossible. Quand, en revanche, c'est de tolérance qu'il s'agit, la tolérance étant par définition une intolérance à l'intolérance, il en va tout autrement. Impossible d'être tolérant sans haine. D'où la séparation du monde en deux. Au nom de la tolérance.


Parce qu'il rêve d'un homme pur, sincère, sans masque, sans hypocrisie, Alceste [Le Misanthrope] se met à détester l'humanité. Paradoxe de sa part : l'amour de l'Homme le conduit à la haine de l'humanité (…) Quand Voltaire avoue détester l'humanité, comme Rousseau, qu'est-ce qui cause une telle détestation ? Un rêve. Le rêve d'une humanité cultivée, brillante, tolérante. On s'interroge aujourd'hui au sujet de l'intelligentsia. Majoritairement progressiste, celle-ci se révèle être souvent hautaine, snob, méprisante. Malheur à qui n'est pas d'avant-garde comme elle. Non seulement, il est ostracisé, mais il n'existe pas. C'est à Voltaire que l'on doit ce type d’attitude (…) la bourgeoisie qui prend le pouvoir ne pas éliminer la noblesse. Elle veut prendre sa place. Sur un plan intellectuel, c'est ce que fait Voltaire. Quand il lutte contre l'église les prêtres, c'est pour prendre leur place et non pas pour les supprimer (…) 


« Le véritable prêtre de l'Être suprême c'est la Nature ; son temple, l’univers ; son culte, la vertu ; ses fêtes, la joie d'un grand peuple rassemblé pour resserrer les doux nœuds de la fraternité universelle et pour lui présenter les hommages des cœurs sensibles et purs (…) L'idée de l'Être suprême et de l'immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine. » (Robespierre, Discours sur la religion, la république, l’esclavage, mai 1794)


En apparence, quand on lit Robespierre, tout donne à penser que, détestant les nobles et les prêtres, il ne va aspirer qu'à une chose : s'en débarrasser à jamais en faisant advenir un monde sans Dieu, sans roi et sans religion. Or que fait-il ? Il fait revenir Dieu sous une autre forme à travers la Nature, le roi sous une autre forme à travers le peuple et la religion sous une autre forme à travers la morale (…) Logique de la jalousie (…) d'où le rituel de substitution auxquelles il se livre à travers le culte de l'Être Suprême afin de prendre la place de Dieu, du roi et de la religion (…)

Paradoxe que l'on retrouve dans tous les régimes révolutionnaires qui éliminent au départ un roi avant de le remplacer par un empereur. Témoin Staline, ce tsar à la place du tsar, Mao cet empereur à la place de l'empereur, Fidel Castro ce président nommé à vie décédé récemment et auquel succède rien moins que son frère, dans la plus pure tradition de la succession royale, ici corrigée de frère en frère et non plus de père en fils.


La laïcité (…) de laïos, qui signifie le peuple en grec et, derrière lui, le temps du peuple (…) C’est cet équilibre entre ces deux temps, le temps du monde et du peuple et le temps du Ciel et de la contemplation que l'on appelle laïcité (…) En 1789, la laïcité qui a été choisie n'est pas celle de l'harmonie des temps mais de la liberté (…) non seulement le temps du Ciel n'existe plus, le temps du monde devenant le seul temps, mais, en outre, la liberté devenant le seul critère de la laïcité, il devient possible, au nom de la liberté, d'agresser la religion et ainsi d'installer la guerre au sein de la République. Climat d'hostilité palpable avec l'article 10 de cette même Constitution où l'on peut lire que : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses. » il y a d'abord les opinions avec, parmi elle une concession pour les opinions religieuses. Signe qu'il y a deux catégories : des opinions de première catégorie que l'on accepte. Et des opinions de deuxième catégorie que l'on tolère (…) D'où un conflit et cette question : comment être laïque ?


« Il faut, pour cela, une religion universelle : ce sera la laïcité. Il lui faut aussi son temps pour son église : ce sera à l'école. Enfin, il lui faut son nouveau clergé : ce seront les hussards de la République (…) c'est bien une nouvelle naissance, une transsubstantiation qui opère dans l'école et par l'école cette nouvelle Église, avec son nouveau clergé, sa nouvelle liturgie, ses nouvelles tables de la Loi.» (Vincent Peillon, Une religion pour la république, la foi laïque de Ferdinand Buisson, 2010)


Une religion destinée non pas à spiritualiser l'être humain mais à le dé-spiritualiser en lui faisant adorer un Dieu sans Dieu qu’est la Nature, un roi sans royauté qu’est le le peuple et une religion sans religion qu’est la morale…


Rousseau, dans Le contrat social, le remarque bien. Ce qui est à la source du Droit, ce n'est pas le droit mais la relation entre droits et devoirs (…) mettant en avant des droits sans devoirs, les droits de l’homme se fondent sur un droit qui n'est pas juridique (…)

Appelons devoir le sens du sérieux fondamental de l'existence ainsi que le fait Kant. On évite la dictature de l’individualisme narcissique avec sa confusion et sa désinvolture. Lutter contre le fanatisme de l'autre c'est bien. Mais il faut ne pas oublier de lutter aussi contre le nihilisme libertaire et libertin toujours prompt à faire passer la licence pour de la liberté.

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