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samedi 10 octobre 2020

"Le personnalisme" d'Emmanuel Mounier (1946)

Une personne n’atteint sa pleine maturité qu’au moment où elle s’est choisi des fidélités qui valent plus que sa vie.

L’homme libre, l’intraitable ; « l’homme, dit Bernanos, capable de s’imposer à lui-même sa discipline, mais qui n’en reçoit aveuglément de personne ; l’homme pour qui le suprême confort est de faire autant que possible, ce qu’il veut, à l’heure qu’il a choisie, dût-il payer de la solitude et de la pauvreté ce témoignage intérieur auquel il attache tant de prix ; l’homme qui se donne ou se refuse, mais qui ne se prête jamais. » L’espèce en est rare. La masse des hommes préfèrent la servitude dans la sécurité au risque dans l’indépendance, la vie matérielle et végétative à l’aventure humaine. 

La liberté de la personne crée autour d’elle la liberté, par une sorte de légèreté contagieuse - comme l’aliénation, à l’inverse, engendre l’aliénation. 

Je ne suis pas libre seulement par le fait d’exercer ma spontanéité, je deviens libre si j’incline cette spontanéité dans le sens d’une libération, c’est-à-dire d’une personnalisation du monde et de moi-même. 

(…) une sorte de myopie philosophique a détourné sur l’acte du choix le centre de la gravité de la liberté, qui est dans la libération consécutive au choix heureux. Que vaudrait la liberté, si elle ne nous laissait à choisir qu’entre la peste et le choléra ? 

L’être personnel est un être fait pour se surpasser. Comme la bicyclette ou l’avion n’ont leur équilibre qu’en mouvement et au-delà d’une certaine force vive, l’homme ne tient debout qu’avec un minimum de force ascensionnelle. En perte de hauteur, il ne retombe pas sur quelque humanité modérée, ou comme on dit, sur l’animal, mais très en-dessous de l’animal : aucun être vivant sauf l’homme n’a inventé les cruautés et les bassesses où il se complaît encore.

On parle souvent de « l’épanouissement de la personne » comme s’il n’y avait  qu’à étendre notre champ pour étendre notre valeur. L’épanouissement de la personne implique comme une condition intérieure une désappropriation de soi et de ses biens qui dépolarise l’égocentrisme (…) Sortir de soi. La personne est une existence capable de se détacher d’elle-même, de se déposséder, de se décentrer pour devenir disponible à autrui. Pour la tradition personnaliste (chrétienne notamment) l’ascèse de dépossession est l’ascèse centrale de la vie personnelle ; ne libère les autres ou le monde que celui qui s’est d’abord ainsi libéré lui-même… 

La pudeur dit : mon corps est plus que mon corps ; la timidité : je suis plus que mes gestes et que mes mots ; l’ironie : l’idée est plus que l’idée.

Il est rare que, quelle que soit notre fierté naturelle, ou l’irréprochabilité de notre vie, nous ne subissions pas l’ascendant d’une parole grave qui nous accuse au dépourvu, et qu’au lieu de discuter avec elle nous ne fassions pas un retour sur nous-mêmes pour voir avant tout si nous ne méritons pas ce blâme.

Que l’univers n’ait aucune valeur à me proposer (…) Les uns peuvent choisir alors de se donner des valeurs. Mais ils les choisissent en plein arbitraire, et leur fidélité, toute volontaire, reste précaire. Les autres, ou bien conclueront au refus de l’action, rien dans un monde absurde n’apportant une raison suffisante à telle action plutôt qu’à une autre. Un dilettantisme artiste, un anarchisme ironique, un goût maniaque des sans-parti, des abstentionnistes, des protestataires, des libertaires règne dans ces parages. 

Il n’aboutit généralement qu’à des rassemblements de scissionnaires, cœurs fiers, esprits brouillons, maquignons délicats et cervelles sèches indiscernablement mêlés. Ils se signalent par une répugnance viscérale à l’engagement et une impuissance à réaliser qui tarissent le tarissement des sources sous l’éloquence parfois colorée des sentiments. 

Que demandons-nous à l’action ? De modifier la réalité extérieure, de nous former, de nous rapprocher des hommes, ou d’enrichir notre univers des valeurs. 

Dans le faire, l’action a pour but principal de dominer et d’organiser une matière extérieure. Nous la nommerons économique (…) C’est le domaine de la science appliquée aux affaires humaines, de l’industrie au sens large du mot. Elle a sa fin et sa mesure propre dans l’efficacité. 

Sous l’angle de l’agir, l’action ne vise plus principalement à édifier une œuvre extérieure, mais à former l’agent, son habileté, ses vertus, son unité personnelle. Cette zone de l’action éthique a sa fin et sa mesure dans l’authenticité (…) importe moins ici ce que fait l’agent, que comment il le fait et ce qu’il advient, ce faisant. 

Action contemplative, disaient les Grecs pour désigner cette part de notre activité qui explore les valeurs et s’en enrichit en étendant leur règne sur l’humanité (…) Sa fin est perfection et universalité, mais à travers l’œuvre finie et l’action singulière (…) Ce sont les plus hautes spéculations mathématiques, les moins utilitaires (…) les disputes théologiques (…) action du type prophétique

Nous n’avons pas à revenir sur la dimension collective de l’action. Communauté de travail, communauté de destin ou communion spirituelle sont indispensables à son humanisation intégrale. C’est pour les avoir offertes plus ou moins mêlées à ceux qui ne les trouvaient plus dans l’ambiance de leur vie ou de leur pays que fascisme et communisme doivent une grande part de leur attirance. Ce n’est pas avec les clameurs des solitaires sans espérance que l’on réveillera aujourd’hui une action épuisée de désespoir. 

Qui ne « fait pas de politique » fait passivement la politique du pouvoir établi. 

Le règne de la médiocrité satisfaite est sans doute la forme moderne du néant, et peut-être, comme le voulait Bernanos, du démoniaque (…) Les uns se livrent à la peur et à son réflexe habituel : le repli conservateur sur les idées acquises et les puissances établies (…) D’autres s’évadent dans l’esprit de catastrophe. Ils embouchent la trompette de l’Apocalypse, ils rejettent tout effort progressif sous prétexte que l’eschatologie est seule digne de leur grande âme ; ils vocifèrent sur les désordres, sur ceux du moins qui confirment leurs préjugés. Reste une issue et une seule : affronter, inventer, foncer, la seule qui depuis les origines de la vie ait toujours bousculé les crises.

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