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dimanche 6 septembre 2020

"Vienne au crépuscule" d'Arthur Schnitzler (1908)

(…) femme fatale qui détruirait tous les hommes qui l’approcheraient.

(…) les poètes en renom pallient leur manque total d’inspiration en réussissant à découvrir pour chaque mot l’épithète la plus fausse.

Si un jour Anna, aussi honnêtement qu’elle le pouvait, voulait rendre compte à un ami, à un nouvel amant du temps passé avec Georges, qu’en saurait-il finalement ? Rien de plus qu’une histoire comme il en aurait lu des centaines : l’histoire de jeune personne qui avait aimé un homme jeune, avait voyagé avec lui, avait connu des moments délicieux et parfois des moments d’ennui, s’était sentie unie à lui et pourtant solitaire, et même si elle avait voulu reprendre dans le détail chaque minute…, il serait resté un élément du passé disparu à jamais, et , pour celui qui ne l’avait pas vécu, le passé ne pouvait jamais devenir vérité.

Les lettres d’Henri, en dépit de leur brièveté, étaient les plus denses, ce qui, Georges s’en rendait bien compte, correspondait moins à un besoin de s’épancher qu’à la circonstance qu’il devait à sa profession de communiquer à ses phrases un souffle de vie.

Il y a des choses plus sérieuses que la mort et certainement plus tristes parce qu’il leur manque ce caractère définitif qui, en un sens supérieur, abolit, la tristesse devant la mort. On rencontre par exemple des fantômes vivants qui circulent dans les rues en plein jour, les yeux ouverts et pourtant depuis longtemps éteints, des fantômes qui s’assoient près de vous, qui vous parlent avec une voix humaine qui semble provenir de plus loin que la tombe.

Jamais, à ce qu’il lui semblait, l’atmosphère de cette maison ne l’avait ravi autant qu’aujourd’hui, jamais il n’avait éprouvé aussi fortement que chacun, pendant la durée de sa présence en ce lieu, était à l’abri de toute la douleur, de toute la boue de l’existence.

Peut-être encore quelques années, et des harmonies de sa composition résonneraient dans une vaste et solennelle enceinte, et les auditeurs seraient transportés de bonheur comme ceux d’aujourd’hui, tandis que quelque part au-dehors, une réalité insipide se déroulerait impuissante […] Triompher du quotidien, de ce quotidien trouble, pitoyable, misérable ?...

Une idée lui vint : Si je lui disais. Anna ! Trois jours et trois nuits nous appartiennent ! Si je la priais avec les mots qu’il faudrait… à ses pieds, la suppliais… Viens avec moi, viens… Elle ne résisterait pas longtemps ! Elle me suivrait certainement…. Il le savait. Pourquoi ne prononçait-il pas les mots qu’il fallait ? Pourquoi ne la suppliait-il pas ? Pourquoi se taisait-il, restait-il au piano sans la regarder en jouant doucement quelques notes, quelques accords ? Pourquoi ?...

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