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samedi 5 septembre 2020

"Le feu follet" de Pierre Drieu la Rochelle (1931)

Alain la prit dans ses bras avec une maladresse qui lui révélait soudain à lui-même l’incroyable pénurie de sa vie. Il ne savait pas quoi faire, parce qu’il n’avait jamais rien fait.

(…) il éprouvait cette crainte et cette inhibition qui le glaçaient devant l’acte d’écrire. Il avait toujours ignoré que même si son âme n’avait pas été exsangue, il lui aurait fallu, pour pouvoir l’épancher, d’abord la contraindre, la contracter avec effort et douleur.

(…) la fonction de l’écriture qui est d’ordonner le monde pour lui permettre de vivre. Pour la première fois de sa vie, il mettait un semblant d’ordre dans ses sentiments et aussitôt il respirait un peu, il cessait d’étouffer sous ces sentiments qui étaient simples, mais qui s’étaient embrouillés, qui s’étaient noués, faute d’être dessinés.

Il regretta amèrement de n’être pas plus avancé dans sa métamorphose : on ne peut donner que ce qu’on a déjà tout à fait assimilé soi-même.

Il descendit du taxi. Il paya royalement le chauffeur. Un billet, petite flamme entre autres dans cette consomption de tout. Il fallait brûler ces dix mille francs en quelques heures. Pour ce fétichiste, de tels petits faits étaient énormes et absorbaient toute la réalité dans leur symbolisme enfantin : jeter un billet égalait mourir.

C’était par là, pensait-il, qu’il pouvait plaire à Alain, en lui parlant de risque. Et lui plaire, c’était le dominer, puisque c’était le tromper. Toute la vie pour Urcel était dans cet enchaînement : il ne pouvait que tromper, puisqu’il n’était jamais lui-même, mais tromper un être lui donnait la sensation de le posséder.

Naïf dandy, il croyait que tout pourrait être rapide, éphémère, sans lendemain : une trace brillante, qui s’efface dans le néant.

Au revoir, Alain, dit Urcel en brouillant tous les sentiments dans un sourire : la coquetterie et la peur, la haine et l’amour.

Ce bar était assez élégant et rempli de brillante épaves : hommes et femmes dévorés d’ennui, rongés par la nullité.

 J’aurais voulu captiver les gens, les retenir, les attacher. Que rien ne bouge plus autour de moi. Mais tout a toujours foutu le camp.

Pour lui, le monde c’était une poignée d’humains. Il n’avait jamais eu l’idée qu’il y eût autre chose. Il ne se sentait pas emmêlé à quelque chose de plus vaste que lui, le monde. Il ignorait les plantes et les étoiles : il ne connaissait que quelques visages, et il se mourait, loin de ces visages.

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