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mercredi 2 septembre 2020

"Un silence religieux" de Jean Birnbaum (2016)

Une fois encore, ce fut le silence. Le 14 novembre 2015, au lendemain des attentats les plus sanglants que la France ait jamais connus, le pays était frappé de sidération. Un peu partout, malgré l’interdiction de manifester, des rassemblements muets s’improvisaient. Devant les bars, les restaurants où les tueurs avaient vidé leurs chargeurs tout comme au seuil du Bataclan, la salle de concert livrée au carnage, chacun était venu se recueillir, allumer une bougie, déposer des fleurs. Sans dire un mot.

Ce silence en rappelait un autre, aussi profond. Au début de l’année 2015, les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hypercacher de la porte de Vincennes avaient imposé non seulement l’effroi mais aussi le mutisme. Dans la soirée du 7 janvier, quelques heures seulement après l’attaque sanglante contre l’hebdomadaire satirique, une foule s’était spontanément retrouvée place de la République, à Paris. Déjà le silence régnait. Il était encore plus impressionnant, quatre jours plus tard, lorsque des millions de personnes défilèrent à travers le pays. C’était le 11 janvier. Peu ou pas de banderoles, presque aucun slogan. Si les attaques avaient été revendiqués par un ennemi politique familier, à commencer par un mouvement d’extrême droite, les chose auraient été très différentes, les mots d’ordre tout trouvés. Mais dans ce cas précis, protester contre qui ? Manifester pour quoi ?

Ce silence reflétait donc d’abord un immense désarroi, une impossibilité de nommer. Pourtant, au lendemain des attentats de janvier, on s’était empressés de jeter sur lui le soupçon. Forcément, il devait cacher quelque chose, on finirait bien par le faire parler. Qu’avaient-ils à se reprocher, ces marcheurs taiseux ? Très vite, on jugea que leur mutisme camouflait une menace. Ce qui s’était ébranlé, de la République à la Bastille et partout en France, ce n’était pas un murmure désemparé, mais un cri de haine. Ce fut la thèse d’Emmanuel Todd : les femmes et les hommes qui sont descendus dans la rue par millions défendaient la liberté de stigmatiser, le droit de haïr en toute bonne conscience. Telle aurait été la vérité inavouable du 11 janvier.

Mais il y a une toute autre manière d’aborder le silence. C’est de le respecter. Plutôt que de chercher à le combler, on peut le prendre comme tel, autrement dit comme un discours empêché. Alors le malaise du 11 janvier, car effectivement malaise il y eut, devient quelque chose de très différent : une parole impossible. Les foules immenses avaient tout simplement le souffle coupé. Les marcheurs ne savaient quelles paroles prononcer, quels mots poser sur l’évènement. Se contentant de défiler « pour la liberté d’expression », ils renoncèrent à désigner le moindre ennemi et même la plus vague menace.
Il faut dire que l’exemple était venu d’en haut. Le 11 janvier, c’est l’Etat qui appelait à manifester. Ses plus hauts représentants se tenaient en tête de cortège, et avant même que la foule ne s’ébranle, ils avaient donné le la, répétant sur tous les tons une idée et une seule : les attaques qui viennent d’ensanglanter la France n’ont « rien à voir » avec la religion en général, et avec l’islam en particulier. Les hommes qui ont commis ces crimes « n’ont rien à voir avec la religion musulmane », affirmait François Hollande. « On ne le répètera jamais assez, ça n’a rien à voir avec l’islam », insistait Laurent Fabius. Circulez, ça n’a rien à voir ! Quand l’impossibilité de dire les choses vient d’en haut, on appelle cela un interdit.

L’immense rassemblement du 11 janvier fut donc une manifestation interdite. Autorisée par la police, certes, organisée par en haut, même, mais en réalité interdite, au sens où l’on dit de quelqu’un qu’il demeure interdit, stupéfié, médusé, coi. Depuis les sommets de l’Etat jusqu’à la foule des marcheurs anonymes, on observa un silence « religieux », c’est-à-dire un silence qui touchait deux fois à la religion : non seulement par son intense ferveur, mais aussi et surtout parce que la religion, ce jour-là, fut l’objet d’un gigantesque déni.

Le silence en question était l’envers d’une clameur hallucinée, d’un vacarme exalté. Car les hommes qui venaient de commettre les attentats, eux, avaient eu la langue bien pendue. Et ils se réclamaient de la religion. Le 9 janvier, dans l’Hypercacher de la porte de Vincennes, le jeune Amedy Coulibaly s’était présenté ainsi à ses victimes : « Je suis Amedy Coulibaly, Malien, musulman. J’appartiens à l’Etat islamique. » Très à cheval sur les enjeux confessionnels, il égrènera des idées débitées par les djihadistes de tous les pays, expliquant notamment à la jeune caissière du supermarché : « La différence entre les musulmans et vous, les juifs, c’est que vous donnez un sens sacré à la vie. Pour vous, la vie est trop importante. Nous, nous donnons un sens sacré à la mort. » Au milieu des cadavres, entre deux prières, il avait également disserté sur la géopolitique contemporaine, et notamment sur les interventions occidentales au Mali ou en Syrie, qui n’étaient rien d’autre, à ses yeux, que des guerres de religion : « Il faut qu’ils arrêtent d’attaquer l’Etat islamique, qu’ils arrêtent de dévoiler nos femmes », prévenait-il dans un document diffusé sur RTL. Plus tard, le jeune homme enverra  à son commanditaire un ultime message en forme de testament, dans lequel il réaffirma son attachement fondamental aux commandements de l’islam, demandant qu’on prenne soin de son épouse, Hayat Boummedienne : « Je voudrais que le frère s’occupe de ma femme dans les règles de l’Islam. Je voudrais pour elle qu’elle ne se retrouve pas seule qu’elle est une bonne situation financière qu’elle ne soit pas dellaissr. Surtout qu’elle apprenne l’arabe, le Coran et la science religieuse. Veillez a se quel paye bien religieusement. Le plus important c’est le dine (la religion en arabe) et la foi et pour sa elle a besoin d’être accompagné. Qu’Allah vous assiste. » Dans une vidéo publiée après sa mort et soigneusement montée par un compagnon de combat, il reviendra encore sur ses motivations inséparablement politiques et religieuses : « Vous attaquez le califat, vous attaquez l’Etat islamique ? On vous attaque ! Vous et votre coalition, vous bombardez régulièrement là-bas vous tuez des civils, des combattants… pourquoi ? Parce qu’on applique la charria ? Même chez nous on n’a plus le droit d’appliquer la charria, maintenant ! C’est vous qui décidez de ce qui va se passer sur la terre, c’est ça ? Non, on va pas laisser faire ça, on va se battre, Inch’Allah, pour élever la parole d’Allah », concluait Coulibaly, précisant avoir coordonné son action avec ceux qu’il appelait « les frères de notre équipe », Saïd et Chérif Kouachi, les assassins de Charlie Hebdo.
Cette coordination ne valait pas que pour les actes. Elle concernait aussi la cause défendue, les paroles proférées, les textes revendiqués à l’instar de Coulibaly, Saïd et Chérif Kouachi se présentaient fièrement comme des soldats de Dieu. « On a vengé le Prophète Mohamed ! On a vengé le Prophète Mohamed ! » ont-ils fanfaronné en sortant des locaux de Charlie Hebdo. Parvenus au siège de la société CTD, une imprimerie située à Dammartin-en-Goële, en Seine-et-Marne, où s’achèvera leur cavale, ils manifesteront une détermination et des convictions semblables. A l’employé qui les accueillera, Saïd demandera s’il est juif après l’avoir sermonné ainsi : « Je suis un membre d’Al-Qaïda et je ne tue pas les civils et les femmes. Lisez le Coran, vous verrez, c’est la faute des juifs. » Tombant sur affiche de pin-up, un des deux frères la masquera en expliquant que cette image insulte Dieu. « On est les défenseurs du Prophète. J’ai été envoyé, moi, Chérif Kouachi, par Al-Qaïda au Yémen. Je suis parti là-bas, et c’est le cheikh Anouar al-Awlaki qui m’a financé, qu’Allah lui fasse miséricorde », déclarera le cadet à BFMTV, en allusion à ce prédicateur américain installé au Yémen, tué par une attaque de drone en 2011. Deux jours plus tôt, alors que les deux frères exécutaient méticuleusement, un à un, les journalistes de Charlie Hebdo, Saïd Kouachi avait décidé de laisser la vie sauve à Sigolène Vinson, chroniqueuse judiciaire de l’hebdomadaire satirique : « Tu es une femme. On ne tue pas les femmes. Mais réfléchis à ce que tu fais. Ce que tu fais est mal. Je t’épargne, et puisque je t’épargne, tu liras le Coran », lui avait-il déjà conseillé à travers sa cagoule.
Depuis quelques années, Chérif et Saïd Kouachi pratiquaient en islam de plus en plus fermé, intégriste, celui que leur avait enseigné Farid Benyettou, un prédicateur salafiste connaissant le Coran presque par cœur, et qui était certain d’en détenir la vérité. Fréquentant une mosquée parisienne, Benyettou proposait des cours à son domicile et travaillait à recruter des candidats pour le djihad international. C’est auprès de lui que les frères Kouachi ont reçu une formation religieuse non seulement rigoriste, mais violemment exclusive. « Ils étaient très racistes envers tous ceux qui n’étaient pas musulmans et arabes », confiera un peu plus tard Aïcha Kouachi, leur soeur.  « Ils étaient à fond dans la religion et moi je ne voulais pas y rentrer », témoignera sa demi-soeur devant les enquêteurs, ajoutant cette forte précision : « Chérif disait que le vide ne pouvait être comblé que par la religion. »

Ainsi les hommes qui ont perpétré les attentats de janvier 2015 n’ont-ils pas choisi le silence. A chaque étape de leur radicalisation, ils ont mis en avant la religion comme la force motrice de leur action, l’horizon permanent de leurs gestes. Une fois de plus, une ultime fois, les 7, 8 et 9 janvier, Amedy Coulibaly et ses « frères » Kouachi ont voulu « remplir le vide par la religion ». Et si leurs itinéraires présentent des particularités sociales et nationales, leur destin ne saurait être réduit à une histoire française. Le 21 septembre 2013, deux ans avant les attaques contre Charlie Hebdo et l’Hypercacher de la porte de Vincennes, un commando somalien se réclamant d’Al-Qaïda envahissait un centre commercial au Kenya et massacrait 68 personnes. Au préalable, les djihadistes avaient pris soin de libérer les otages qui pouvaient réciter au moins une sourate du Coran. Aux femmes qui n’en étaient pas capables, et qu’ils avaient néanmoins épargnées parce qu’elles étaient femmes, les djihadistes avaient donné ce conseil, eux aussi : apprenez, lisez le Coran. Toujours au Kenya, deux ans plus tard, le 2 avril 2015, donc quelques mois seulement après les attentats de janvier à Paris, une autre escouade djihadiste s’introduisait à l’université de Garissa. Les étudiants furent réveillés par un déluge de feu, et 152 d’entre eux allaient y laisser la vie. Selon leur habitude, les tueurs relâchèrent les musulmans et s’acharnèrent sur les chrétiens, contraints de ramper dans le sang de leurs camarades avant d’être eux-mêmes exécutés. Ironisant devant leurs victimes, les djihadistes leur firent cette déclaration : « Nous ne craignons pas la mort, cela va être de bonnes vacances de Pâques pour nous ! »

On cite  l’exemple kényan, mais on pourrait en donner d’autres, au Moyen-Orient, en Europe ou aux Etats-Unis, pour montrer que les tueurs qui ont ensanglanté Paris en 2015 se sont inscrits dans une communauté de mots et de gestes qui rassemble les djihadistes par-delà les frontières. Ce qui les reliait à leurs compagnons somaliens ou syriens, ce n’était pas une origine sociale ou un parcours individuel. C’était essentiellement une même certitude messianique, un même discours. Dans la bibliothèque des frères Kouachi, comme dans celle d’Amedy Coulibaly, du reste, se trouvaient des livres qui font référence pour les djihadistes de tous les pays. Peu de manuels pratiques, en réalité, mais surtout les traités théoriques qui mobilisent moult commentaires théologiques pour détailler les enjeux prioritaires du combat contre les « ennemis de l’islam ». Outre les écrits d’anciens savants musulmans, cette bibliothèque idéale du djihadiste comporte les ouvrages d’auteurs faisant mondialement référence en ces domaines : le Palestinien Mohammed al-Maqdissi, qui s’inspire principalement du wahhabisme saoudien pour fustiger les mécréants (…)

Les hommes qui ont commis ces crimes « n’ont rien à voir avec la religion musulmane », affirmait François Hollande. « On ne le répétera jamais assez, ça n’a rien à voir avec l’islam », insistait Laurent Fabius.

Dans la bibliothèque des frères Kouachi, comme celle d’Amedy Coulibaly, du reste, se trouvaient des livres qui font référence pour les djihadistes de tous les pays. Peu de manuels pratiques, en réalité, mais surtout des traités théoriques qui mobilisent moult commentaires théologiques pour détailler les enjeux prioritaires du combat contre les « ennemis de l’islam »

A la télévision comme dans les journaux, divers spécialistes se relayaient pour affirmer que les djihadistes avaient beau se réclamer du djihad, leurs actions ne devaient en aucun cas être reliées à quelque passion religieuse que ce fût. « Barbares », « Energumènes », « Psychopathes » : tous les qualificatifs étaient bons pour écarter la moindre référence à la foi. Les djihadistes sont des monstres sanguinaires qu’il faut mettre hors d’état de nuire, tonnait le criminologue. Les djihadistes sont les produits d’un désordre mondial dont l’Occident est responsable, corrigeait le géopoliticien. Les djihadistes dont des personnalités fragiles qui ont connu trop de blessures narcissiques, diagnostiquait le psychologue. Les djihadistes sont des victimes de la crise, rectifiait l’économiste. Les djihadistes sont des gamins des cités qui ont mal tourné, complétait le sociologue. Les djihadistes sont la preuve que notre modèle d’intégration est en panne, abondait le politologue. Les djihadistes sont des héritiers de la vogue humanitaire, leur mobilisation est comparable à celle des étudiants qui s’engagent dans une ONG à l’autre bout du monde, faisait valoir l’anthropologue (…) Les djihadistes sont de purs produits de notre société du spectacle, ils sont simplement en quête de célébrité, Charlie est leur Koh-Lanta à eux, résumait le médiologue…

Comme cela a été maintes fois documenté, les jeunes gens qui rejoignent ce combat sont loin d’être tous des déshérités. Dès les années 1990, la présence des scientifiques était si forte parmi les islamises qu’on a pu désigner cette galaxie comme « l’islam des ingénieurs ». Cela vaut encore largement aujourd’hui, en France ou ailleurs,

Aux origines du destin terroriste, il y aurait forcément la frustration sociale et la misère intellectuelle. Mille fois démenti par les faits, ce cliché n’en finit pas d’exercer son emprise sur les esprits.

« Ce déni, cet embarras, cette perplexité montrent en fait à quel point nous sommes sortis de la religion. Nous en sommes tellement loin que le pouvoir de mobilisation qu’elle conserve nous échappe », écrit le philosophe Marcel Gauchet.

Car contrairement à ce que pensent ceux qui raisonnent dans un cadre strictement national, en termes d’intégration ou de « multiculturalisme », les conflits qui se déploient sous le signe du religieux ne dressent pas une identité particulière contre une appartenance universaliste (républicaine, par exemple), ils mettent face à face plusieurs universalismes rivaux et incompatibles. De ce point de vue, l’islam apparaît désormais comme une seule puissance spirituelle dont l’universalisme surclasse l’internationalisme de la gauche sociale et défie l’hégémonie du capitalisme mondial.

(…) la gauche française (…), sa culture s’est toutefois largement bâtie sur une volonté d’éradication du religieux, et donc aussi sur une tendance à l’escamoter (…) Et la gauche française est devenue l’une des plus antireligieuses du monde, comparées, par exemple, à ses homologues italienne ou britannique.

« (…) entre islam spirituel et islam légalitaire, le conflit est aujourd’hui déclaré. » Tel est la ligne de front qui traverse l’islam depuis des siècles, constatait Jambet, non sans déplorer que la domination croissante des intégristes marque « la tragédie de l’islam, qui se pétrifie et s’ossifie aujourd’hui dans le pur légalisme », c’est-à-dire dans le seul respect de la charia (…) Spécialiste de la poésie mystique persane et de la révolte gnostique, Christian Jambet à été l’élève de l’orientaliste Henry Cobin, théologien de renom, familier de l’Iran, grand connaisseur des messianismes chiites, disparu en 1978.

C’est bien sur ce front du texte que se joue la résistance aux djihadistes (…) ces penseurs musulmans s’efforçaient de fonder un islam où les textes exigeraient sans cesse une lecture critique (…) Il s’inscrit dans un mouvement de « réveil », désigné en arabe par le terme Nahda (…) l’islamisme est né au XIXe siècle, en réaction aux tentatives de réforme de la Nahda, et sa virulence actuelle signifie l’échec de ces tentatives. En cela, les mouvements islamistes sont moins « archaïques », que postmodernes, puisqu’ils représentent une rébellion contre le projet de modernisation de l’islam.

Or ces penseurs sont bien conscients, eux, que les attaques menées au nom de l’islam aux quatre coins du monde ont précisément quelque chose à voir avec le devenir de cette religion, et plus généralement avec l’état actuel du monde musulman. Ils savent parfaitement que nombre de djihadistes ont fréquenté des lieux de prière et d’enseignement situés dans de grandes villes arabes, et même parfois occidentales,

(…) à la fin de mais 2014, l'université Al-Azhar refusait encore de qualifier de « mécréants » les dirigeants de Daesh, arguant qu’ils demeuraient musulmans malgré leurs péchés. C'est seulement quelques semaines plus tard, après que l'Etat islamique eut brûlé vif un pilote jordanien dans une cage et après que ses combattants eurent tué des soldats égyptiens dans le Sinaï, que la puissance institution sunnite daigna condamner Daech…au motif que brûler les gens vifs ne fait pas partie de l’arsenal pénal islamique (…) « L’Occident domine le courant déliquescent et, dans le même temps, domine le courant dur et extrémiste, et ceci participe d’un jeu international contre la Oumma islamique », déclaraient ses dignitaires à l’automne 2014.

Mais c’est néanmoins l’islam obscurantiste enseigné toutes ces dernières décennies dans la plupart des lieux de diffusion de la doctrine, de la culture de la piété.

« (…) sont sacralisés des évènements et des textes qui sont, en réalité, le fruit de contingences historiques où les enjeux de pouvoir et les intérêts égoïstes ont été prépondérants. » (Rachid Benzine, in Libération, 16/10/1024)

Dans la bouche de Vidal-Naquet, grande conscience de la gauche anticolonialiste française, ces quelques mots soulignent un fait crucial pour notre propos : il aura fallu trois décennies, et la montée en puissance de l’islamisme en Algérie contemporaine, pour que les intellectuels de gauche, qui avaient soutenu le FLN pendant la guerre d’indépendance, reconnaissent le rôle joué par la religion à cette époque.

(…) les soutiens occidentaux du FLN n’étaient le plus souvent en contact qu’avec ce qu’on nommait la « représentation extérieure » du mouvement nationaliste algérien, dont les principaux porte-parole utilisaient souvent un vocabulaire familier, républicain ou marxiste, mettant en avant des valeurs humanistes et l’espérance socialiste.

Pierre Maillot aura mis très longtemps à pouvoir évoquer ce qu’il nomme « les deux guerres d’Algérie » : « La première était celle que nous avions vécue. Guerre diplomatique, guerre médiatique qui avait gagné au FLN l’ensemble des forces de progrès à travers le monde. C’est cette cause-là que nous avions défendue. Mais une autre guerre avait été menée par le FLN, intérieure à l’Algérie et au monde arabe, non déclarée, non médiatisée, guerre secrète. Dans cette guerre-là, il n’était pas question de combattre pour le socialisme, la réforme agraire, la libération de la femme, les libertés démocratiques. Mais il s’agissait de libérer la terre de l’islam de la présence de l’infidèle, de reprendre la reconquête qui remonte aux Croisades. Il s’agissait de djihad. »

(…) l’anecdote est emblématique, ils ont pris conscience très tardivement que le titre choisi par le FLN pour son journal, El Moudjahid, signifiait non pas « Le combattant », comme ils l’avaient cru, mais « Le combattant de la foi »…

Avec le recul, voici donc que les choses remontent à la conscience. Ils se souviennent que, pour parler des étrangers, les « frères » algériens utilisaient le mot « gaouris » qui désigne les « infidèles ».

En 1963, le code de la nationalité fait de l’islam et du patriarcat musulman le fondement exclusif de l’« identité algérienne ». Et la Constitution de la nouvelle République affirme que l’Algérie « tient sa forme spirituelle essentielle de l’islam », lui-même proclamé religion d’Etat.

A l’époque, les quelques voix discordantes sont vite étouffés. Les militantes et les militants engagés aux côtés du FLN traversent bien sûr quelques périodes de doute. Mais depuis toutes ces années, ils s’étaient tellement convaincus que le cœur du mouvement nationaliste algérien battait pour l’émancipation universelle et le socialisme sans frontières…

A son retour en France, Monique Gadant, professeur de philosophie qui a vécu près de vingt ans avec l’un des dirigeants du Parti communiste algérien, dira : « personne ne voulait savoir les pratiques policières, la torture, l’absence totale de démocratie. Sauf la droite et l’extrême droite. »

« La Révolution algérienne est fondée et bâtie sur le respect des principes de l’islam, et c’est uniquement à ce titre que la Révolution a été acceptée et encouragée par le peuple algérien… » proclamait ainsi un texte de la rébellion algérienne.

Reconquérir une fierté, c’était tourner le dos à la France coloniale, certes, mais c’était surtout retourner aux sources de l’islam. « Mériter le nom de musulman (…) »

Dire de tel ou tel « il fait maintenant ses prières » était l’équivalent de « il s’est rallié à la cause »…

Or, comme l’écrit Monique Gadant, « au niveau du vécu - pour bon nombre de combattants d’origine paysanne - le djihad était davantage une lutte contre « l’infidèle » que contre l’impérialisme français », et le départ des colons était envisagé comme un retour à « l’âge d’or » de l’islam.

Du reste, les dirigeants du FLN ne tarderont pas à refouler la question de la lutte des classes et des inégalités sociales, au motif que les Algériens étaient tous des musulmans, et qu’une nation de « frères » ne se divise pas. Ainsi le « socialisme » algérien n’eut-il vraiment de réalité que dans la tête d’une gauche qui ne demandait qu’à y croire, conclut Monique Gadant : « La gauche française a surtout retenu du nationalisme algérien ce qu’elle pouvait réinterpréter dans les termes de ses idéologies. Elle a, par contre, facilement gommé, par laïcisme et ethnocentrisme, ce qui faisait du nationalisme algérien un nationalisme arabe : sa référence constante aux valeurs arabo-islamiques. »

Si des bibliothèques entières sont consacrées, à l’histoire politique et militaire, sociale et économique de l’Algérie, les travaux qui étudient la question religieuse, pourtant centrale depuis les débuts du mouvement nationaliste algérien, se comptent sur les doigts d’une main.

« S’il n’y a pas eu de bilan, c’est peut-être parce que c’était trop dur à avaler », soupirait une ancienne militante de la cause algérienne.

Parmi les petits soldats français du FLN, beaucoup sont revenus sans se faire d’illusions. Sans faire de bruit, surtout puisqu’ils ont poussé le dévouement très loin, sacrifiant carrière et vie personnelle, subissant parfois la brutalité d’un nouveau régime qui ne leur aura guère manifesté de gratitude.

Pour les Français qui s’étaient investis dans le soutien à l’indépendance algérienne, et dont l’espérance s’était brisée sur la réalité du nouveau pouvoir FLN, témoigner revient à trahir, rompre l’unanimité anticolonialiste signifie hurler avec les loups impérialistes et racistes.

(…) pour beaucoup de femmes et d’hommes qui sont aujourd’hui au pouvoir, dans les ministères, les médias ou le monde intellectuel, cette période fut fondatrice et demeure centrale. La guerre d’Algérie constitue bien souvent leur premier souvenir politique, l’événement qui a déclenché telle prise de conscience quand ils étaient adolescents, tel désir d’engagement lorsqu’ils entraient à l’université.

(…) l’anticolonialisme en général et la lutte contre la guerre d’Algérie en particulier ont été « le terrain même de l’entrée en politique des soixante-huitards », pour reprendre les mots d’un de ses représentants les plus emblématiques, Henri Weber, ancien leader trotskiste devenu dirigeant socialiste.

En 1980 (…), l’ancien président algérien, symbole de la révolution et de l’indépendance, accordait un long entretien au Monde (…) « Le noyau dur de ce que nous sommes, le noyau irréductible, l’islam a tenu bon, et rien jusqu’ici, y compris nos propres abandons, n’a pu l’entamer. » Prenant ses distances avec le nationalisme, cette « invention de l’Occident », Ben Bella présente désormais l’islamisme comme la seule révolte authentique contre la domination économique et culturelle de ce même Occident : « Plus que l’arabisme, c’est l’islamisme qui offre le cadre le plus satisfaisant, non seulement parce qu’il est plus large et donc plus efficace, mais aussi et surtout parce que le concept culturel, le fait de civilisation doit commander tout le reste (…). »

« (…) ces millions d’hommes dans les rues invoquant Allah, les mollahs dans les cimetières clamant la révolte et la prière, ces sermons distribués sur cassettes, et ce vieil homme (Khomeyni) qui chaque jour traverse la rue d’une banlieue de Paris pour s’agenouiller en direction de la Mecque : tout cela, il nous était difficile de l’appeler « révolution ». Aujourd’hui, nous nous sentons dans un monde plus familier : il y a eu des barricades », note Foucault en février 1979 dans un article intitulé « Une poudrière appelée islam ».

En 1979, lorsqu’on lui dit qu’il se produit une révolution à Téhéran, la gauche européenne entend ceci : la société iranienne étouffe sous une oppression impérialiste et des injustices économiques qui ont conduit à l’exaspération de la lutte des classes. Et à ses yeux, quand bien même cette guerre sociale devrait emprunter quelque détour religieux ou « archaïque », elle ne manquera pas d’engendrer un ordre laïc.

Foucault identifie clairement une rébellion spirituelle qu’il faut comparer non aux révolutions contemporaines mais aux soulèvements religieux de l’Europe moderne.

(…) l’islam n’était pas en quelque sorte un simple véhicule pour des aspirations ou des idéologies qui, au fond, seraient autres.

(…) en février 1979. « Le problème de l’islam comme force politique est un problème essentiel pour notre époque et pour les années qui vont venir », résumait-il quelques semaines auparavant.

Le plus souvent, donc, là où il aurait fallu entendre le témoignage d’un philosophe frappé par la puissance politique de la spiritualité, on s’est contenté de railler un intellectuel cédant aux sirènes de l’islamisme, et finissant par soutenir le régime des mollahs. Dès le mois d’octobre 1978, du reste, le journaliste philosophe exprimait clairement son inquiétude à l’égard d’un futur pouvoir islamique : « On dit souvent que les définitions du gouvernement islamique sont imprécises. Elles m’ont paru au contraire d’une limpidité très familière, mais, je dois dire, assez peu rassurante (…)  Je dirais même que c’est un phénomène qui risque de se répandre », prévient-il, donnant l’exemple de l’Afghanistan.

Un spectre hante la gauche : le marxisme. La plupart du temps, tout se résume à quelques formules que chacun croit pouvoir asséner comme des thèses impérissables. Au premier rang de ces formules se tient la plus célèbre, celle dont Foucault disait justement qu’elle faisait tant rire les Iraniens : « La religion est l’opium du peuple. »
Selon l’auteur du Capital, la croyance religieuse ne serait qu’une drogue qui aide les opprimés à tenir le coup, à supporter l’exploitation dont ils sont victimes. Que le mal soit guéri, et le remède devient inutile.

Ce que Hegel nomme l’Esprit représente la totalité du réel lui-même.

Nous sommes parvenus au terme de cette histoire, affirme Hegel, c’est-à-dire au moment où l’Esprit a surmonté ses contradictions et se manifeste à travers des formes abouties : l’Etat moderne, d’une part, la philosophie, l’art et la religion d’autre part. Pour Hegel, la religion est donc l’une des formes qui témoignent du fait que l’Esprit s’est enfin réconcilié avec lui-même. De ce point de vue, le christianisme constitue la religion vraie, car elle est la religion de l’Esprit.
Marx et ses amis (…) souhaitent donc n’en conserver que l’approche dialectique. Autrement dit, cette façon d’envisager l’histoire comme un processus toujours en mouvement, et travaillé par des contradictions qui le font avancer.

(…) contre l’idéalisme hégélien, qui fait de l’Idée la cause de toute réalité, Feuerbach revendique une position matérialiste (…) c’est le réel qui est au principe de toute pensée (…) la foi n’a aucune réalité en dehors des hommes et de leur conscience.

Feuerbach empreinte à Hegel une notion qui sera également centrale pour Marx : celle d’aliénation. Cette notion désigne le mécanisme par lequel l’homme, en projetant dans le ciel sa propre capacité d’infini, sort de lui-même, devient étranger à soi, bref s’aliène.

« Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence humaine n’est point chose abstraite, inhérente à l’individu singulier. Elle est, dans sa réalité, l’ensemble des relations sociales », écrit Marx en 1845.
Pour en finir avec le vieil idéalisme de Hegel, mais aussi avec le pseudo-matérialisme de Feuerbach, il convient de regarder la réalité effective.

L’idéologie c’est cet ensemble de représentations qui passent pour autonomes et auxquels on s’en remet comme à une force extérieure.

Marx dans ses « Thèses sur Feuerbach », justement : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de transformer. »

« Le problème religieux se présente au point de départ de la pensée marxiste », tranchait Jean-Yves Calvez dans son livre sur La Pensée de Karl Marx, publié une première fois en 1956,
(…) formé chez les jésuites, il sera ordonné prêtre un an après la publication de son Karl Marx…

Penser l’émancipation, c’est d’abord penser l’aliénation. La religion étant la mère de toutes les aliénations, plus son emprise est forte, plus la perspective de l’émancipation paraît lointaine.

« (…) le privilège absolu que Karl Marx accorde toujours à la religion, à l’idéologie comme religion, mystique ou théologie, dans son analyse de l’idéologie en général », dit Derrida.

La religion ne se « supprime » pas comme ça. C’est ainsi qu’au moment de la Commune de Paris. Marx condamnera les violences anticléricales. Et Engels se moquera, lui, de ceux qui voudraient « transformer les hommes en athées par ordre du mufti »…

Non, la religion ne saura être abolie sous l’effet d’un coup de baguette magique, et encore moins à coups de bâton. Son influence cessera seulement quand les hommes auront balayé le système capitaliste en instaurant la propriété collective des moyens de production.

(…) Marx : « la critique de la religion est la condition de toute critique ». Telle est du moins la conclusion à laquelle devrait parvenir la gauche. Car toute la gauche doit quelque chose à Marx.

Analysant la base sociale de l’islamisme, Chris Harman constate que ses principaux animateurs appartiennent à une classe de petits bourgeois cultivés et pourtant paupérisés, composée d’étudiants frustrés, de professeurs déclassés, de membres de professions libérales en colère…

(…) dans le monde arabe et musulman, « l’époque récente a connu un renforcement dramatique et la prédominance idéologique, sociale et politique de l’islam, fortement aiguillonné par la résurgence et l’expansion spectaculaires de l’intégrisme islamique », écrit ainsi le marxiste libanais Gilbert Achcar, avant d’ajouter, d’une plume tranchante : « L’intégrisme islamique, en règle générale, a crû sur le cadavre en décomposition du mouvement progressiste. » (…) Alors que la théorie de la libération avait d’emblée soutenu les mouvements progressistes, l’islamisme les a partout marginalisés, avant « d’incinérer les restes de la gauche », écrit encore Gilbert Achcar.

Pierre Rousset nommait cet héritage « la logique infernale de l’ennemi principal » (…) « Notre ennemi principal était l’impérialisme, on devrait soutenir mes talibans qui combattent les Américains, même s’ils massacrent d’autres musulmans et civils au nom du blasphème… Notre ennemi principal étant le racisme « postcolonial », on devrait soutenir la création religieuse, fût-elle raciste et xénophobe… » (…) Cette « logique de l’ennemi principal » (…) Les règles en ont été fixées par les marxistes russes, à l’époque du combat antitsariste.

(…) la gauche française envisage le plus souvent la question religieuse sous un angle hexagonal. Les rares fois où elle l’aborde, c’est pour en faire le symptôme d’un malaise purement français,

Le taghout est l’adoration des idoles, des faux dieux. C’est le discours d’un homme dénaturé, qui se rebelle contre Allah, lui tourne le dos.

On comprendra alors que tous les points communs, déjà soulignés ici, entre brigadisme d’antan et djihadisme actuel, masquent un conflit mortel entre deux visions du monde, deux idées de l’homme à la fois jumelles et irréconciliables (…) « Viva la muerte ! », « Vive la mort ! », tel était le cri de ralliement des franquistes qui se réclamaient eux aussi de la religion, chrétienne cette fois, pour bénir la terreur franquisme et imposer « l’ordre à coup de cimetières », selon l’expression de Marlaux.

Or les djihadistes la souhaitent ardemment, eux, la fin du monde. A leurs yeux, la mort n’est pas un sacrifice nécessaire à la victoire : elle est la victoire même. Ils ne désirent pas la vie, mais une bonne mort.

Loin de vouloir changer le monde, ils comptent bien en finir avec lui.

Paradoxe d’un mouvement révolutionnaire qui fait l’impasse sur le spirituel alors que son propre imaginaire est celui d’une relation séculière, et qu’il s’est déployé dans un mimétisme permanent à l’égard du messianisme  judéo-chrétien : à tous ceux qui ont incarné cette espérance, le prophétisme marxiste a fourni une interprétation du monde et une doctrine du salut, une vocation individuelle et une mystique collective, une hiérarchie de valeurs et une règle de vie, des textes sacrés et une scolastique, une orthodoxie et des hérétiques…

(…) le djihadiste défie tous les athées qui ont prétendu décapiter l’ordre divin : toi le bourgeois qui a cru pouvoir couper la tête de Dieu, regarde ce que je fais de la tienne ; toi le marxiste qui prétendais remettre l’humanité sur ses pieds, observe une dernière fis ton espérance, je vais la décapiter (…) Ainsi les exécutions systématiques, froides, machinales, perpétrées par les djihadistes de l’État islamique peuvent-elles être interprétées comme un défi adressé à tous ceux qui ont refoulé le religieux en se prosternant devant les divinités de l’Histoire, du Progrès et de la Technique, que ces idolâtres se soient réclamés de la modernité capitaliste ou de son « dépassement » socialiste. A sa manière, spectaculaire et sanglante, le djihadisme vient riposter à cet escamotage, qui rassemble en une même dénégation deux religions séculières : le fétichisme marchand et l’idolâtre collectiviste.

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