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jeudi 3 septembre 2020

"Le livre du rire et de l’oubli" de Milan Kundera (1979)

Car le grand secret de la vie ne lui était pas inconnu : les femmes ne recherchent pas le bel homme. Les femmes recherchent l’homme qui a eu de belles femmes.

Ils vont le contraindre à rejeter loin de lui sa vie et à devenir une ombre, un homme sans passé, un acteur sans rôle et à changer en ombre même sa vie rejetée, même ce rôle abandonné par l’acteur. Ainsi métamorphosé en ombre, ils le laisseront vivre.

J’ai calculé qu’à chaque seconde deux ou trois nouveaux personnages fictifs reçoivent ici-bas le baptême.

Vous savez ce qui se passe quand deux personnes bavardent. L’une parle et l’autre lui coupe la parole : « C’est tout à fait comme moi, je… » et se met à parler d’elle jusqu’à ce que la première réussisse à glisser à son tour : « c’est tout à fait comme moi, je… »
Cette phrase, « c’est tout à fait comme moi, je… » semble être un écho approbateur, une manière de continuer la réflexion de l’autre, mais c’est un leurre : en réalité c’et une révolte brutale contre une violence brutale, un effort pour libérer notre propre oreille de l’esclavage et occuper de force l’oreille de l’adversaire. Car toute la vie de l’homme parmi ses semblables n’est rien d’autre qu’un combat pour s’emparer de l’oreille d’autrui.

La graphomanie (manie d’écrire des livres) prend fatalement les proportions d’une épidémie lorsque le développement de la société réalise trois conditions fondamentales :
1) un niveau élevé de bien-être général, qui permet aux gens de se consacrer à une activité inutile ;
2) un haut degré d’atomisation de la vie sociale et, par conséquent, d’isolement général des individus ;
3) le manque radical de grands changements sociaux dans la vie interne de la nation (de ce point de vue, il me parait symptomatique qu’en France où il ne se passe pratiquement rien le pourcentage d’écrivains soit vingt et une fois plus élevé qu’en Israël. Bibi s’est d’ailleurs fort bien exprimée en disant que, « vu de l’extérieur », elle n’a rien vécu. Le moteur qui la pousse à écrire, c’est justement cette absence de contenu vital, ce vide.

« Les jupes de leur mère sont pour eux la voûte céleste. » Cette dernière phrase lui plut beaucoup et il la répéta plusieurs fois : « Poètes, ce que vous voyez au-dessus de votre tête, ce n’est pas le ciel, mais la jupe gigantesque de votre mère ! Vous vivez tous sous la jupe de votre mère ! »

C’est ça le mystère de la poésie. Nous nous consumons dans la femme aimée, nous nous consumons dans l’idée à laquelle nous croyons, nous brûlons dans le paysage qui nous émeut.

La plaisanterie est une barrière entre l’homme et le monde. La plaisanterie est l’ennemi de l’amour et de la poésie.

(…) l’amour est une interrogation continuelle. Oui, je ne connais pas de meilleure définition de l’amour.

En 1972, quand Karel Gott, chanteur tchèque de musique pop, partit à l’étranger. Husak eut peur. Il lui écrivit aussitôt à Francfort […] une lettre personnelle, dont je cite un passage littéralement sans rien inventer : « Cher Karel, nous ne vous en voulons pas. Revenez, je vous en prie, pour vous nous ferons tout ce que vous souhaiterez. Nous vous aiderons, vous nous aiderez… »
Réfléchissez un instant à ceci : Husak, sans sourciller, a laissé émigrer des médecins, des savants, des astronomes, des sportifs, des metteurs en scène, des cameramen, des ouvriers, des ingénieurs, des architectes, des historiens, des journalistes, des écrivains, des peintres, mais il ne pouvait pas supporter l’idée que Karel Gott quitte le pays. Parce que Karel Gott représentait la musique sans mémoire, cette musique où sont à jamais ensevelis les os de Beethoven et d’Ellington, les cendres de Palestrina et de Schönberg.        
Le Président de l’oubli et l’idiot de la musique faisaient la passe. Ils travaillaient à la même œuvre.

(…) Hertz, metteur en scène à l’opéra de la ville d’Europe centrale où il avait lui-même passé sa jeunesse. Hertz obligeait les chanteuses à interpréter nues devant lui tout leur rôle lors de répétions spéciales avec jeux de scène. Pour vérifier la position de leur corps, il les forçait à se planter un crayon dans le rectum. Le crayon saillait vers le bas dans le prolongement de la colonne vertébrale, si bien que le pointilleux metteur en scène pouvait ainsi contrôler la démarche, le mouvement, le pas et le maintien du corps de la cantatrice avec une précision scientifique.

« Il y a bien des années, dans mon ancien pays, nous avons composé avec des copains une anthologie des paroles que nos maîtresses prononçaient pendant l’amour. Sais-tu quel est le mot qui revenait le plus souvent ? »
Edwige n’en savait rien.
« Le mot « non ». Le mot « non » répété plusieurs fois de suite : « non, non, non, non, non, … ». La fille venait pour faire l’amour, et quand le garçon la prenait dans ses bras elle le repoussait en disant « non », de sorte que l’acte d’amour, éclairé par la lueur rouge de ce mot qui est le plus beau de tous, devenait une petite imitation du viol. Même quand elles approchaient de la jouissance, elles disaient « non, non, non, non, non » et il y en avait beaucoup qui jouissaient en criant « non ».

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