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samedi 29 août 2020

"Lettres à Théo" de Vincent Van Gogh (1872-1880)

Je ne connais pas encore de meilleure définition de l’« art » que celle-ci : l’art, c’est l’homme ajouté à la nature - la nature, la réalité, la vérité, dont l’artiste fait ressortir le sens, l’interprétation, le caractère qu’il exprime, qu’il dégage, qu’il démêle, qu’il libère, qu’il éclaircit.

Voilà maintenant que déjà depuis cinq ans peut-être, je ne le sais pas au juste, je suis plus ou moins sans place, errant çà et là (…) Mais dans le chemin où je suis je dois continuer, si je ne fais rien, si je n’étudie pas, si je ne cherche plus, alors je suis perdu. Alors malheur à moi.
Voilà comment j’envisage la chose ; continuer, continuer, voilà ce qui est nécessaire.

(…) tu ne dois pas penser que je renie ceci ou cela, je suis un espèce de fidèle dans mon infidélité (…) et puis il y a du Rembrandt dans l’Évangile ou de l’Évangile dans Rembrandt, comme on veut, cela revient plus ou moins au même (…) Cherchez à comprendre le dernier mot de ce que disent dans leurs chefs-d’œuvre les grands artistes, les maîtres sérieux, il y aura Dieu là-dedans.

(…) il y a l’autre fainéant, le fainéant bien malgré lui, qui est rongé intérieurement par un grand désir d’action (…) il sent par instinct : (…) A quoi donc pourrais-je être utile, à quoi pourrais-je servir ! Il y a quelque chose au-dedans de moi, qu’est-ce que c’est donc ? (…) Un oiseau en cage au printemps sait fortement bien qu’il y a quelque chose à quoi il serait bon…(27 ans)

Sais-tu ce qui fait disparaître la prison, c’est toute affection profonde, sérieuse. Être amis, être frères, aimer, cela ouvre la prison par puissance souveraine, par charme très puissant.

Je ne saurais te dire combien malgré que chaque jour il se présente et se présenteront encore de nouvelles difficultés, je ne saurais te dire combien je me sens heureux d’avoir repris le dessin.

Je sens qu’il est absolument nécessaire d’avoir sous les yeux de bonnes choses, et aussi de voir travailler les artistes. Car cela me fait davantage sentir ce qui me manque, et en même temps j’apprends le chemin pour y remédier.

(…) à mon avis, il faut commencer par professer quelque respect pour le médiocre et savoir que cela représente déjà quelque chose, qu’on n’arrive à cette médiocrité-là qu’au prix d’une grande somme d’efforts.

En général, les paysans et les bourgeois soupçonnent de méchanceté et noirs desseins tout homme qui se rend en des endroits, des coins et des trous qu’un autre préfère ne pas fréquenter, dans le seul espoir d’y découvrir des lieux pittoresques et des figures remarquables.

L’amour est quelque chose de positif, de puissant, de si profond qu’il est tout autant impossible d’étouffer son amour que d’attenter à sa vie. Si tu me répliques : « Il y a pourtant des gens qui attentent à leurs jours » je te répondrai simplement : « Je ne crois vraiment pas être de cette sorte-là. »  (28 ans)

Je ne prétends pas que je deviendrai quelqu’un d’extraordinaire, mais quand même quelqu’un « d’ordinaire », et j’entends par « ordinaire » que mon œuvre sera saine et raisonnable, qu’elle aura une raison d’être et qu’elle servira à quelque chose.

L’ambition et la cupidité sont les ennemies jurées de l’amour.

Les passions sont les voiles de la barque, vois-tu. Celui qui, à l’âge de vingt ans, s’abandonne tout à fait à son sentiment, capte trop de vent, sa barque se remplit d’eau et - il sombre - à moins qu’il ne finisse par remonter à la surface. Par contre celui qui hisse la voile Ambition et Cie et par une autre, cingle en ligne droite à travers la mer de la vie, sans avoir d’accidents à déplorer, sans se perdre en zigzag, jusqu’à ce qu’il se trouve finalement dans une situation telle qu’il se rende compte qu’il n’a pas assez de voile et qu’il se dise : je donnerais tout ce que j’ai pour un mètre carré de voile en plus, mais je ne l’ai pas ! Et il désespère. Alors, il se prend à réfléchir et il s’avise qu’il peut faire appel à une autre force : il se souvient de la voile qu’il a mépriése et qu’il avait rangée avec le lest. Et c’est cette voile qui le sauve.
La voile « amour » doit le sauver (…) J’affirme qu’on a besoin d’amour pour travailler et pour devenir un artiste, un artiste qui cherche à mettre du sentiment dans son œuvre : il lui faut d’abord sentir lui-même et vivre avec son cœur.

Je me passionne de plus en plus pour le dessin, comme un marin pour la mer.

Il aurait raison de m’adresser des reproches si je ne travaillais pas, mais à un homme qui travaille dur, sans désemparer, il n’est pas permis de jeter des amabilités du genre. « Je suis convaincu que tu n’es pas un artiste. » « Il n’y a pas à dire, tu as commencé trop tard. »
« Tu dois songer à gagner ton pain. »

Écoute, à mon sens, la véritable politesse est basée sur la bienveillance envers tout le monde, sur le besoin de l’homme, qui a du cœur au ventre, de sentir qu’il existe pour les autres et de servir à quelque chose, enfin, sur le besoin universel de vivre en société, non dans la solitude. Moi aussi, je fais de mon mieux, je ne dessine pas pour ennuyer les gens, mais pour les amuser, pour attirer leur attention sur ce qui en vaut la peine et qu’on ne voit pas toujours.

Mauve m’en veut d’avoir déclaré : « Je suis un artiste. » Je ne retire pas cette affirmation, parce qu’il est évident qu’elle implique : toujours chercher, sans jamais trouver la perfection. C’est exactement le contraire de : « Oh ! je le sais déjà, j’ai trouvé une solution. » Autant que je sache, cette phrase signifie : Je cherche, je poursuis ardemment mon but, je prends la chose vraiment à cœur.

Les pêcheurs savent que la mer est dangereuse et la tempête redoutable, mais ils n’ont jamais admis que les dangers fussent des raisons suffisantes pour rester sur la plage. Ils abandonnent cette sagesse à ceux qui la trouvent à leur goût. Que la tempête se lève, que la nuit tombe ; qu’est-ce qui est plus redoutable, le danger ou la peur du danger ?

Je veux faire des dessins qui frappent…Enfin, je veux en arriver à ce qu’on dise de mon œuvre : cet homme est doué d’une sensibilité très délicate. En dépit de ma soi-disant grossièreté, ou à cause d’elle, comprends-tu ?

Que suis-je aux yeux de la plupart des gens ? Une nullité (…) C’est mon ambition ; malgré tout, elle s’inspire moins de la rancœur que de l’amour, et davantage de la sérénité que de la passion. S’il   est vrai que j’ai parfois des ennuis par-dessus la tête, il n’est pas moins vrai qu’il subsiste en moi une harmonie et une musique calmes et pures. Je découvre des sujets de tableau ou de dessin dans la maisonnette la plus pauvre, dans le coin le plus crasseux. C’est par une pente irrésistible que mon esprit est poussé dans ce sens-là.

(…) je considère que ma chance est au contraire de n’avoir pris le pinceau que quand mes illusions romantiques appartenaient déjà au passé. J’ai évidemment un retard à rattraper et je dois travailler ferme - mais voilà, travailler est une nécessité quand les illusions perdues appartiennent au passé, et c’est l’une des rares joies qui nous restent.

Mais les belles choses demandent de la peine, des désillusions et de la ténacité.

(…) on se sent parfois désemparé, il s’agit alors de se ranimer, de reprendre courage, même si l’on aboutit à un résultat différent de celui qu’on espérait atteindre.

Je trouve belle la sentence de Victor Hugo : les religions passent mais Dieu demeure.
Victor Hugo a dit : « Par-dessus la raison il y a la conscience « ; nous sentons bien que certaines actions sont bonnes et naturelles, tandis que, si l’on se met à raisonner et à calculer, cela paraît moins clair, bien des choses deviennent inexplicables. Il est vrai que la société dont nous faisons partie qualifie des actions de ce genre d’irréfléchies, de téméraires, de stupides, que sais-je encore - qu’en dire du moment que les forces mystérieuses de l’amour et de la sympathie se sont réveillées en nous.

Je me sens vieux chaque fois que je songe que la plupart des gens qui me connaissent me considèrent comme un raté ; il me semble qu’un jour ils pourraient avoir raison si certaines choses ne changent pas.

Tandis que, dans l’amitié où l’on sacrifie aux conventions, l’aigreur a tôt fait de naître. On ne se sent pas libre ; même lorsqu’on peut laisser la bride à ses sentiments véritables…

Tenir le présent et ne pas le laisser s’envoler sans s’efforcer d’en extraire d’abord quelque chose, voilà ce que commande le devoir, à mon sens (…) poussons à bout ce que nous pouvons pousser à bout, et aujourd’hui plutôt que demain.

Théo, quand je m’en irai, je ne serai pas en repos à son sujet, je serai inquiet parce que je sais très bien qu’elle ne se réveillera que lorsqu’il sera trop tard, qu’elle ne désirera ardemment connaître quelque chose de plus simple et de plus pur que lorsque cette chose sera hors de son atteinte.

Théo, pourquoi changerais-je ? Jadis, j’étais passif, doux et calme, il n’en est plus ainsi, mais je ne suis plus un enfant, je suis devenu ce que j’étais vraiment.
Prends Mauve, pourquoi est-il colérique et pas toujours commode, il s’en faut beaucoup. Je ne suis pas encore arrivé là où il en est, mais j’irai plus loin que je ne suis à présent. Crois-moi, quand on veut être actif, il ne faut pas craindre de faire certaines choses de travers, ne pas avoir peur de commettre quelques erreurs. Pour devenir meilleur, il ne suffit pas, comme la plupart le croient, de ne rien faire de mal.

Tu ne sais pas à quel point il est décourageant de fixer une toile blanche qui dit au peintre : tu n’es capable de rien ; la toile a un regard fixe idiot et elle fascine à ce point certains peintres qu’ils en deviennent idiots eux-mêmes.
Nombreux sont les peintres qui ont peur d’une toile blanche, mais une toile blanche a peur du véritable peintre passionné qui ose - et qui a su vaincre la fascination de ce tu n’es capable de rien.

(…) notre projet de vouloir produire une œuvre et devenir quelque chose …

Nous avons besoin de vivre davantage, à mon avis ; nous devons jeter par-dessus bord nos doutes et notre manque de confiance.

Ce qui t’assure un appui, vois-tu, c’est de ne pas te sentir isolé avec tes sentiments et tes pensées, puisque tu travailles et penses de concert avec d’autres.
Alors tu es capable d’en faire davantage, et tu te sens en même temps infiniment plus heureux.

Eh bien ! voilà pourquoi lorsque je t’écrivais l’autre jour, je disais que si tu quittais les Goupil, tu te sentirais mieux au moral probablement mais que la guérison serait très douloureuse. Tandis que la maladie même on ne le sent pas.

Pourtant si nous voulons vivre et travailler, il faut (…) pas se laisser aller aux femmes, et à la vraie vie, dans la mesure qu’on serait porté à désirer (…) Il y a et il y reste et il revient toujours par moments en pleine vie artistique la nostalgie de la vraie vie idéale et pas réalisable.
Et on manque parfois de désir de s’y rejeter en plein dans l’art, et de se refaire pour cela. On se sait cheval de fiacre, et on sait que ce sera encore au même fiacre qu’on va s’atteler. Et alors on n’en a pas envie, et on préfèrerait vivre dans une prairie avec un soleil, une rivière, la compagnie     d’autres chevaux également libres, et l’acte de la génération.

Nous ne nous sentons pas mourir, mais nous sentons la réalité de ce que nous sommes peu de chose, et que pour être un anneau dans la chaîne des artistes, nous payons un prix raide de santé, de jeunesse, de liberté, dont nous ne jouissons pas du tout, pas plus que le cheval de fiacre, qui traîne une voiture de gens qui s’en vont jouir eux du printemps.

Je sens que, même encore à l’heure qu’il est, je pourrais être un tout autre peintre, si j’étais capable de forcer la question des modèles, mais je me sens aussi la possibilité de m’abrutir et de voir passer l’heure de la puissance de production artistique, comme dans le cours de la vie on perd ses couilles. (…) Aussi, je me morfonds très souvent. Mais Gauguin et tant d’autres se trouvent exactement dans la même position, et nous devons surtout chercher le remède en dedans de nous, dans la bonne volonté et la patience. En nous contentant de n’être que des médiocrités. Peut-être ainsi faisant, préparons-nous une nouvelle voie. 

Nous ne sommes que des anneaux dans la chaîne.

(…) cependant entrevoit-on même une vague probabilité que dans l’autre côté de la vie nous nous apercevrons des bonnes raisons d’être de la douleur, qui vue d’ici occupe parfois tellement tout l’horizon qu’elle prend des proportions de déluge désespérant. De cela nous en savons fort peu, des proportions, et mieux vaut regarder un champ de blé, même à l’état de tableau.

(…) je te le redis encore que je considèrerai toujours que tu es autre chose qu’un simple marchand de Corot, que par mon intermédiaire tu as ta part à la production même de certaines toiles, qui même dans la débâcle gardent leur calme. (Lettre que Vincent Van Gogh portait sur lui le 29/07/1890)

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