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dimanche 30 août 2020

"Les sept plumes de l’aigle" de Henri Gougaud (1995)

J’ai relevé la tête. J’ai retrouvé l’air du jour, le soleil. J’ai vu mon reflet tourmenté par la pluie de gouttelettes qui retombaient à l’eau. Je n’étais plus qu’un petit homme. Presque rien. Je me suis frotté les yeux. La montagne, le ciel, l’herbe m’ont paru tout proches, complices, attentifs. J’ai plongé à nouveau et j’ai plongé encore jusqu’à m’enivrer de cette découverte : au-dedans, j’étais un dieu, au-dehors j’étais un nain. Au-dedans, j’étais dans la vie, au-dehors dans sa banlieue. Au-dedans j’étais en paix, au-dehors j’étais en doute.

Il aurait suffi d’un peu d’oubli de soi, d’un rien d’amour. Si vous aimez les choses, elles viennent, elles vous parlent, elles se mettent d’elles-mêmes à votre service. L’amour que vous donnez à un caillou provoque l’éveil de l’amour endormi dans ce caillou, parce que dans toute chose il y a de l’amour endormi, du désir d’échange, des élans de gratitude qui n’attendent que d’être réveillés.

Tu vois, Luis, c’est ça un cerveau. Un vieux salaud qui te tient par les couilles et qui te raconte n’importe quoi pour t’empêcher de sortir de sa prison (…) La vie est plus vaste que lui ? Qu’importe, il la réduit à sa dimension de caserne. Ce qui vit hors de lui est nul, voilà sa loi.

Je partais seul, à l’heure tendre et forte où le jour sort des brumes. J’aimais cette heure-là. Je me sentais dans la lumière triomphante et pourtant encore embarrassée des timidités de l’aube, comme à la naissance du monde.

Évite la tiédeur. Brûle-toi si tu veux, gèle si ça te chante, mais choisis. Si tu te brûles, sois la braise. Si tu te gèles, sois la glace.

Aucun n’avait un aigle au-dessus de la tête. Si l’un d’eux avait eu ce veilleur attentif, il aurait pu se voir parmi ses compagnons, il aurait pu sortir de lui-même, il aurait pu rencontrer vraiment la grotte, son savoir son histoire et ses rêves profonds (…) l’attention de l’aigle. Elle seule permet de percevoir les choses dans leur nudité simple, de se nourrir de tout, d’entrer en amitié avec tout ce qui vient, avec tout ce qui est, les herbes, les poissons, les montagnes, la terre.

(…) il faut sans cesse s’efforcer de vivre l’heure qui vient comme si c’était la dernière.

(…) un jeu qui te permet de fuir les combats inutiles. Et pourquoi dois-tu fuir les combats inutiles ? Non parce que tu es un homme de paix, mais parce que tu veux avoir la paix. Si tu étais un homme de paix, tu chercherais à convaincre l’autre de vivre en paix, ce qui te conduira tout droit à de nouvelles bagarres. Non, tu veux avoir la paix parce que tu as besoin de forces. Et tu as besoin de forces parce qu’il en faut beaucoup pour voyager dans les mystères de la vie.

-(…) en vérité, quand un mendiant te tend la main, c’est pour t’aider à sortir de quelque part. C’est donc à toi de lui dire merci.
-A sortir d’où, Chura ?
-De ton trou d’indifférence, de ton sommeil, de ta misère intime.

Quand tu es sorti de ta conscience carrée, tout à l’heure, ton corps a rencontré le monde, et le monde a rencontré ton corps. (…) La conscience carrée (…) est ainsi faite qu’elle ne veut pas goûter, elle veut comprendre. Elle ne veut pas jouer, elle veut travailler. Elle ne veut pas l’inexprimable, elle veut des preuves.  Elle ne veut pas être libre, elle veut être sûre. Elle doit être respectée, elle a des droits, et des pouvoirs. Mais veille à ne pas lui laisser tous les droits, ni tous les pouvoirs. Veille à ce qu’une porte reste toujours ouverte dans un coin de ta conscience carrée. Il faut que tu puisses sortir dans le jardin.

« Ne cours pas après la connaissance, Luis, la connaissance est toujours là où tu es. » Ce n’est pas El Chura qui m’a dit cela, c’est l’ombre. Elle était vraiment comme une femme amoureuse.

Nous avons fait l’amour avec l’impudeur prodigieuse des êtres qu’aucun savoir ne borne.

Tous les ânes vont aux chardons, tous les chiots à la mamelle. Les hommes, eux, vont au savoir. Leur destin est de découvrir, d’éclore toujours plus amplement de déployer sans fin leur esprit, leur conscience. Leur chemin est obscur, étrange, talentueux. Ils peuvent certes s’égarer, s’embourber dans l’absurde et maudire leur vie. Il m’est arrivé de me perdre, comme à tout voyageur. Mais Dieu merci, même au plus noir des marécages je n’ai jamais désespéré jusqu’à nier l’existence des routes.

Oublie tes peurs, tes opinions. Sens les choses et laisse venir. Accueille tout, ne pense pas.

Quand on attend, rien ne vient, D’ailleurs qu’est-ce qui pourrait venir ? Tout est là, toujours ! Il suffit d’ouvrir et de capter, c’est tout.

Elle avait un visage de Vierge, un corps dont les courbes semblaient amoureuses de l’air autour d’elle…

J’aurais pu sombrer dans la folie, ou me laisser fasciner par les forces obscures, pactiser avec elles, essayer de les apprivoiser. Il y a des pouvoirs. J’aurais pu être tenté de devenir magicien noir. J’ai choisi, ce jour-là, mon camp. Et j’ai su pour toujours qu’il est des frontières que l’on ne doit pas franchir sans tenir ferme la main de son ange gardien, sous peine de voir son âme aussitôt racornie comme un brin de paille au feu.

-     Je ne me prends pas pour le nombril du monde mais je suis en effet ce que vous dites, don Pancho : impatient, indien et artiste. Où est le mensonge ?
Il a soupiré, la mine contrite, apparemment accablé par mon ignorance crasse.
-     Qui dit « je » par ta bouche ? Toi ? Non. Un vague personnage, un passant éphémère qui veut à toute force être reconnaissable, avoir droit de cité, jouer un rôle dans le monde. Et pourquoi ce fantôme s’acharne-t-il ainsi à se montrer, dis-moi ? Parce qu’il ne puise d’existence que dans le regard des autres. Il n’est pas doué de vie véritable. (…) Ton Être ne dit pas : «  Je suis ceci, cela, clochard, peintre, ministre, espagnol ou chinois », il n’est pas tel ou tel : il est.
Il est là, il t’attend dans ton corps présent, prêt à t’inonder de toutes les bontés désirables. Le présent, Luis ! Tous les mystères, toutes les richesses, toutes les réponses du monde sont dans ce mot.

Cesse de croire que tu es ce que tu penses. Tu n’es pas ce que tu penses. Cesse de réduire ton être à la dimension de ton crâne.

Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles qu’on n’ose pas les faire. C’est parce qu’on ose pas les faire qu’elles sont difficiles.

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