Nombre total de pages vues

jeudi 23 juillet 2020

"Tristes Tropiques" de Claude Lévi-Strauss (1955)

De façon spontanée ou réfléchie, je n’ai jamais pu le savoir, il avait contribué avec quelques autres à l’établissement d’une confrérie internationale de surhommes dont ils étaient cinq ou six à faire partie : lui-même, Keyserling, Ladislas Reymond, Romain Rolland, et, je crois, pour un temps Einstein. La base du système était que chaque fois qu’un des membres publiait un livre, les autres, dispersés à travers le monde, s’empressaient de le saluer comme une des plus hautes manifestations du génie humain.

Là, j’ai commencé à apprendre que tout problème, grave ou futile, peut-être liquidé par l’application d’une méthode, toujours identique, qui consiste à opposer deux vues traditionnelles de la question ; à introduire la première par les justifications du sens commun, puis à les détruire au moyen de la seconde ; enfin à les renvoyer dos à dos grâce à une troisième qui révèle le caractère également partiel des deux autres.

Ces exercices deviennent vite verbaux, fondés sur un art du calembour qui prend la place de la réflexion ; les assonances entre les termes, les homophonies et les ambiguïtés fournissant progressivement la matière de ces coups de théâtre spéculatifs à l’ingéniosité desquels se reconnaissent les bons travaux philosophiques.

Pour préparer le concours et cette suprême épreuve (…) mes camarades et moi nous proposions les sujets les plus extravagants. Je me faisais fort de mettre en dix minutes sur pied une conférence d’une heure, à solide charpente dialectique, sur la supériorité respective des autobus et des tramways.

De ce point de vue, l’enseignement philosophique exerçait l’intelligence en même temps qu’il desséchait l’esprit.

Le savoir-faire remplaçait le goût de la vérité.

Mais, vers 1928, les étudiants de première année des divers ordres se répartissaient en deux espèces, on pourrait presque dire en deux races séparées : droit et médecine d’une part, lettres et sciences de l’autre.
Si peu séduisant que soient les termes extroverti et introverti, ce sont sans doute les plus propres à traduire l’opposition. D’un côté une « jeunesse » (au sens où le folklore traditionnel prend ce terme pour désigner une classe d’âge) bruyante, agressive, soucieuse de s’affirmer même au prix de la pire vulgarité, politiquement orientée vers l’extrême-droite (de l’époque) ; de l’autre, des adolescents prématurément vieillis, discrets, retirés, habituellement « à gauche », et travaillant à se faire déjà admettre au nombre de ces adultes qu’ils s’employaient à devenir.

Quant au mouvement de pensée qui allait s’épanouir dans l’existentialisme, il me semblait être le contraire d’une réflexion légitime en raison de la complaisance qu’il manifeste envers les illusions de la subjectivité. Cette promotion des préoccupations personnelles à la dignité des problèmes philosophiques risque trop d’aboutir à une sorte de métaphysique pour midinette…

(…) cette mission dévolue à la philosophie […] qui est de comprendre l’être par rapport à lui-même et non point par rapport à moi.

Un continent à peine effleuré par l’homme s’offrait à des hommes dont l’avidité ne pouvait plus se contenter du leur. Tout allait être remis en cause par ce second péché : Dieu, la morale, les lois.

Vérifiés, l’Eden de la Bible, l’Age d’Or des anciens, les pastorales et les îles Fortunées ; mais livrés au doute aussi par le spectacle d’une humanité plus pure et plus heureuse.

Ceux qui déclarent New-York laide sont seulement victimes d’une illusion de la perception. N’ayant pas encore appris à changer de registre, ils s’obstinent à juger New-York comme une ville…

La beauté de New-York ne tient donc pas à sa nature de ville, mais à sa transposition, pour notre œil inévitable si nous renonçons à nous raidir, de la ville au niveau d’un paysage artificiel où les principes de l’urbanisme ne jouent plus : les seules valeurs significatives étant le velouté de la lumière, la finesse des lointains, les précipices sublimes au pied des gratte-ciel, et des vallées ombreuses parsemées d’automobiles multicolores, comme des fleurs.

Un esprit malicieux a défini l’Amérique comme un pays qui a passé de la barbarie à la décadence sans connaître la civilisation.

Pour les villes européennes, le passage des siècles constitue une promotion ; pour les américaines, celui des années est une déchéance. Car elles ne sont pas seulement fraîchement construites : elles sont construites pour se renouveler avec la même rapidité qu’elles furent bâties, c’est-à-dire mal.

En 1935, les Paulistes se vantaient qu’on construisît dans leur ville, en moyenne, une maison par heure. Il s’agissait alors de villas ; on m’assure que le rythme est resté le même, mais pour les immeubles.

(…) ces qualités traditionnellement françaises : culture générale, vivacité et clarté, esprit logique et talent littéraire…

(…) comment l’ethnographe peut-il se tirer de la contradiction qui résulte des circonstances de son choix ? Il a sous les yeux, il tient à sa disposition une société : la sienne ; pourquoi décide-t-il de la dédaigner et de réserver à d’autres sociétés – choisies parmi les plus lointaines et les plus différentes – une patience et une dévotion que sa détermination refuse à ses concitoyens ?

Volontiers subversif parmi les siens et en rébellion contre les usages traditionnels, l’ethnographe apparaît respectueux jusqu’au conservatisme, dès que la société envisagée se trouve être différente de la sienne.

Nous reconnaissons implicitement une position privilégiée à notre société, à ses usages et à ses normes, puisqu’un observateur relevant d’un autre groupe social prononcera devant les mêmes exemples des verdicts différents. Dans ces conditions, comment nos études pourraient-elles prétendre au titre de science ? Pour retrouver une position d’objectivité, nous devrons nous abstenir de tous jugements de ce type. Il faudra admettre que, dans la gamme des possibilités ouvertes aux sociétés humaines, chacune a fait un certain choix et que ces choix sont incomparables entre eux : ils se valent. Mais alors surgit un nouveau problème : car si, dans le premier cas nous étions menacés par l’obscurantisme sous forme d’un refus aveugle de ce qui n’est pas nôtre, nous risquions maintenant de céder à un éclectisme qui d’une culture quelconque, nous interdit de rien répudier : fût-ce la cruauté, l’injustice et la misère contre lesquelles proteste parfois cette société même, qui les subit. Et comme ces abus existent aussi parmi nous, quel sera notre droit de les combattre à demeure, s’il suffit qu’ils ne produisent ailleurs pour que nous nous inclinions devant eux ?

On serait tenté d’opposer deux types de sociétés : celles qui pratiquent l’anthropophagie, c’est-à-dire qui voient dans l’absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci, et même de les mettre à profit ; et celles qui, comme la nôtre, adoptent ce qu’on pourrait appeler « l’anthropémie » (du grec « émein », vomir) ; placées devant le même problème, elles ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables hors du corps social en les tenant temporairement ou définitivement isolés, sans contact avec l’humanité, dans des établissements destinés à cet usage.

Rousseau, le plus ethnographe de philosophes : s’il n’a jamais voyagé dans des terres lointaines, sa documentation était aussi complète qu’il était possible à un homme de son temps…

L’homme naturel n’est ni antérieur, ni extérieur à la société.

Les autres sociétés ne sont peut-être pas meilleures que la nôtre ; même si nous sommes enclins à le croire, nous n’avons à notre disposition aucune méthode pour le prouver. A les mieux connaître, nous gagnons pourtant un moyen de nous détacher de la nôtre, non point que celle-ci soit absolument ou seule mauvaise, mais parce que c’est la seule dont nous devions nous affranchir…

Tout l’Islam semble être, en effet, une méthode pour développer dans l’esprit des croyants des conflits insurmontables, quitte à les sauver par la suite en leur proposant des solutions d’une très grande (mais trop grande) simplicité.

Vous inquiétez-vous de la vertu de vos épouses ou de vos filles pendant que vous êtes en campagne ? Rien de plus simple, voilez-les et cloîtrez-les.

La fraternité islamique est la converse d’une exclusive contre les infidèles qui ne peut pas s’avouer, puisque, en se reconnaissant comme telle, elle équivaudrait à les reconnaitre eux-mêmes comme existants.

(…) ils ont successivement le bouddhisme, le christianisme et l’Islam ; et il est frappant que chaque étape, loin de marquer un progrès sur la précédente, témoigne plutôt d’un recul. Il n’y a pas d’au-delà pour le bouddhisme ; tout s’y réduit à une critique radicale, comme l’humanité ne devait plus jamais s’en montrer capable, au terme de laquelle le sage débouche dans un refus du sens des choses et des êtres : discipline abolissent l’univers et qui s’abolit elle-même comme religion. Cédant de nouveau à la peur, le christianisme rétablit l’autre monde, ses espoirs, ses menaces et son dernier jugement. Il ne reste plus à l’islam qu’à lui enchaîner celui-ci : le monde temporel et le monde spirituel se trouvent rassemblés. L’ordre social se pare de prestiges de l’ordre surnaturel, la politique devient théologie.

L’homme ne crée vraiment grand qu’au début ; dans quelque domaine que ce soit, seule la première démarche est intégralement valide.

On ne saurait imaginer de contraste plus marqué que celui du Sage et du Prophète. Ni l’un ni l’autre ne sont des dieux, voilà leur unique point commun. A tous autres égards ils s’opposent : l’un chaste, l’autre puissant avec ses quatre épouses ; l’un androgyne, l’autre barbu ; l’un pacifique, l’autre belliqueux ; l’un exemplaire et l’autre messianique. Mais aussi, douze cents ans les séparent ; et c’est l’autre malheur de la conscience occidentale que le christianisme qui, né plus tard, eût pu opérer leur synthèse, soit apparu « avant la lettre » - trop tôt – non comme une conciliation à posteriori de deux extrêmes…

(…) en s’interposant entre le bouddhisme et le christianisme, l’Islam nous a islamisés, quand l’Occident s’est laissé entraîner par les croisades à s’opposer à lui et donc à lui ressembler plutôt que se prêter – s’il n’avait pas existé – à cette lente osmose avec le bouddhisme qui nous eût christianisés davantage, et dans un sens d’autant plus chrétien que nous serions remontés en deçà du christianisme même. C’est alors que l’occident a perdu sa chance de rester femme.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire