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vendredi 24 juillet 2020

"L'innommable" de Samuel Beckett (1949)

(…) je suis une grande boule parlante, parlant de choses qui n’existent pas ou qui existent peut-être, impossible de le savoir, la question n’est pas là.

(…) pour ce qui est de penser, je le fais juste assez pour ne pas me taire, on ne peut pas appeler ça penser.

(…) je voudrais me taire […] Ce serait la bonne vie, la vie enfin […] Oui, j’ai un pensum à faire avant d’être libre, libre de ma bave, libre de me taire, de ne plus écouter…

C’est de moi maintenant que je dois parler, fût-ce avec leur langage, ce sera un commencement, un pas vers le silence, vers la fin de la folie, celle d’avoir à parler et de ne le pouvoir, sauf de choses qui ne me regardent pas, qui ne comptent pas, je ne crois pas, dont ils m’ont gavé pour m’empêcher de dire qui je suis…

M’avoir collé un langage dont ils s’imaginent que je ne pourrai jamais me servir sans m’avouer de leur tribu, la belle astuce. Je vais le leur arranger, leur charabia.

Moi qui murmurais, quand j’y pensais, à chaque inhalation, Voilà l’oxygène qui rentre, et, en expirant, Voilà les saletés qui s’en vont et le sang qui devient vermeil. Le teint bleu. L’obscène protrusion de la langue. La tuméfaction de la pine. Tiens, la pine, je n’y pensais plus. Quel dommage que je n’aie plus de bras, il y aurait peut-être quelque chose à en tirer. Non, c’est mieux ainsi. A mon âge, me remettre à me masturber, ce serait indécent. Et puis ça ne donnerait rien. Après tout, qu’est-ce que j’en sais ? A force de tractions bien rythmées, en pensant de toutes mes forces à un cul de cheval, au moment où la queue se soulève, qui sait, j’arriverais peut-être à un petit quelque chose.

Les organes de digestion et d’évacuation, quoique paresseux, s’agitent par moments, témoin les soins dont je suis l’objet. C’est encourageant. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.

Mais cette sensation que j’aime tant, de la bâche qui pèse sur ma tête, je ne l’ai pas non plus. Ma tête serait-elle devenue insensible ? Aurais-je eu une attaque, pendant que je réfléchissais ? Je ne sais pas ! Je vais patienter, sans me poser de questions, en faisant bien attention.

Tels reçus, par l’oreille, ou hurlés dans l’anus, à travers un cornet, tels je les redonnerai, les mots, par la bouche, dans toute leur pureté, et dans le même ordre, autant que possible.

Quelquefois je me dis que moi aussi je suis dans une tête, c’est l’effroi qui me le fait dire, et le désir d’être en sûreté, entouré de toutes parts d’os épais.

Et je ne serais bientôt plus qu’un réseau de fistules charriant le plus bienfaisant de la raison.

Il lui a poussé une tête, depuis l’oreille, pour qu’il enrage mieux, ça doit être ça. La tête est là, collée à l’oreille, remplie de rage seulement, c’est tout ce qui importe, pour le moment. C’est un transformateur, où le bruit se fait rage et épouvante, sans le secours de la raison.

Cette langue de catéchiste, mielleuse, fielleuse, c’est la seule qu’ils sachent parler. Qu’il s’en aille, qu’il essaie de s’en aller, loin de ce bruit lacérant, c’est tout ce qu’ils demandent, pour l’instant. Où qu’il aille, étant au centre, il ira vers eux.

Alors la voix reprendra, faible d’abord, mais de moins en moins, du côté d’où ils veulent qu’il s’éloigne, pour qu’il se croie poursuivi et reprenne son chemin, vers eux. Ainsi ils l’amèneront jusqu’à la cloison, voire au point précis d’icelle où ils ont fait d’autres trous, par où passer le bras et s’en saisir. Que tout ça est physique. Arrivé là, ne pouvant aller plus loin, à cause de l’obstacle, et n’en pouvant plus sans plus, et n’ayant pas besoin d’aller plus loin, pour le moment, à cause du grand silence qui se sera fait, il se laissera tomber, à supposer qu’il fût debout, mais même un reptile peut se laisser tomber, après une longue fuite, ça peut se dire, sans impropriété.

Cette minuscule tâche, seule au milieu du gouffre, c’est lui. Le voilà maintenant dans un gouffre. On aura tout essayé.

Le cœur lui en démarrerait, c’est une valse, il entendrait valser son cœur, tra boum la la la, corunefois, tra boum la la, ré mi ré de pan pan, qu’on n’aurait pas  à s’en formaliser.


(…) ça doit jouer un rôle, cette histoire de rester là où l’on se trouve, mourant, vivant, naissant, sans pouvoir avancer, ni reculer, ignorant d’où on vient, où on est, où on va, et qu’il soit possible d’être ailleurs, d’être autrement, sans rien supposer, rien se demander, on ne peut pas, on est là, on ne sait qui, on ne sait où, la chose reste là, rien ne change, en elle, autour d’elle, apparemment, apparemment. Il faut attendre la fin, il faut que la fin vienne, et dans la fin ce sera, dans la fin enfin ce sera peut-être la même chose qu’avant, que pendant le long temps où il fallait aller vers elle, ou s’en éloigner, ou l’attendre en tremblant ou joyeusement…

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