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mardi 7 juillet 2020

"La naissance de la tragédie" de Friedrich Nietzsche (1872)

C’est dans ce don d’apercevoir parfois les hommes et les choses comme de simples fantômes ou des rêves, que Schopenhauer reconnaît la marque de l’aptitude philosophique.

Pour supporter de vivre, les Grecs ont dû, de toute nécessité, créer des dieux…

… une civilisation apollinienne dont la tache a toujours été de détruire d’abord le royaume des Titans, de tuer des monstres et de dominer les abîmes redoutables de la méditation philosophique et les périls d’une aptitude aigüe à souffrir, en faisant appel à des chimères énergiques et à des illusions bienheureuses.

Mais Apollon nous apparaît derechef comme la divination du principe d’individuation dans lequel seul se réalise la fin éternellement accomplie de l’Unité primitive, sa rédemption par l’apparence ; il nous montre d’un geste sublime que le monde de la douleur est tout entier nécessaire afin que l’individu poussé par elle enfante la vision rédemptrice et, plongé dans cette contemplation, demeure paisible dans sa barque oscillante en pleine mer.

Apollon, divinité éthique, exige de ses fidèles qu’ils gardent la mesure, c’est-à-dire qu’ils commencent par se connaître eux-mêmes. C’est ainsi qu’outre la nécessité esthétique du beau, on reconnaît celle des impératifs : « Connais-toi toi-même » et « Rien de trop ! ».

C’est à cause de son amour titanesque pour les hommes que Prométhée fut condamné à être déchiré par des vautours ; c’est à cause de sa sagesse excessive, qui lui fit deviner l’énigme du Sphinx, qu’Œdipe fut précipité dans un tourbillon affolant de crimes…

(…) nous pouvons en revanche admettre que nous sommes déjà des images et des projections esthétiques du véritable créateur de ce monde d’art, et que nous atteignons en tant qu’œuvres d’art notre plus haute dignité…

(…) on devrait pouvoir démontrer historiquement que toute période riche en chansons populaires a aussi été violemment secouée par des courants dionysiaques.

Mais dans la mesure où il interprète en images la musique, il repose, quant à lui, dans les eaux calmes de la contemplation apollinienne, quelles que soient l’agitation et la hâte de tout ce qu’il contemple autour de lui à travers le prisme de la musique.

C’est en ce sens que l’homme dionysiaque ressemble à Hamlet ; tous deux ont saisi une fois d’un regard lucide l’essence des choses ; ils ont connu ce qu’il en est, l’action désormais leur répugne ; car leur action ne peut rien changer à l’être éternel des choses, ils trouvent ridicule ou injurieux qu’on leur demande de remettre d’aplomb un monde sorti de ses gonds. La connaissance tue l’action ; pour agir il faut être enveloppé du voile de l’illusion. C’est là l’enseignement de Hamlet, et non pas cette sagesse banale qui veut que le rêveur, entravé par l’abus de la réflexion, et en quelque sorte par la surabondance des possibles, n’arrive plus à agir.

C’est alors, en ce péril extrême, que l’art s’approche de la volonté menacée, comme la fée qui sauve et qui guérit ; lui seul peut transformer ce dégoût pour l’horreur et l’absurdité de l’existence en images avec lesquelles on peut tolérer de vivre : je veux dire le « sublime », qui est la domestication de l’horrible par l’art, et le « comique », par lequel l’art nous soulage du dégoût causé par l’absurdité de l’existence.

… le malheureux Œdipe, est interprété par Sophocle comme une figure de l’homme noble.

Une âme noble ne saurait pêcher […] ; ses actions ont beau détruire les lois, l’ordre naturel et même le monde moral, elles tracent autour d’elles un cercle magique d’effets supérieurs qui édifient un monde nouveau sur les décombres de l’ancien effondré.

Car comment pourrait-on forcer la nature à livrer ses secrets, sinon en lui résistant victorieusement, c’est-à-dire en faisant ce qui est contre nature ? […] le même homme qui résout l’énigme de la nature (sphinx), brisera aussi les lois les plus sacrées de la nature en devenant le meurtrier de son père et l’époux de sa mère.


(…) Prométhée qui est véritablement, par sa pensée génératrice, un hymne à l’impiété, c’est cette profonde aspiration d’Eschyle à la justice : d’une part la souffrance indicible de l’individu audacieux, d’autre part la détresse divine, voire le pressentiment d’un crépuscule des dieux…

L’artiste titanesque trouvait en soi l’orgueilleuse présomption de pouvoir créer des hommes, en vertu de sa sagesse supérieure, qu’il devait, à vrai dire, expier par un martyre éternel ; l’âpre orgueil de l’artiste – tel est le contenu et l’âme du poème d’Eschyle, alors que Sophocle, dans son Œdipe, prélude à l‘hymne victorieux du saint.
La légende de Prométhée […] qui sait si ce mythe ne possède pas pour l’âme aryenne la même importance caractéristique que le mythe du péché originel pour l’âme sémitique ?

Pensée amère qui contraste étrangement, par la dignité qu’elle confère au crime, avec le péché originel des Sémites, dans lequel la curiosité, les faux-semblants, l’entraînement, la concupiscence, bref une série de défauts féminins sont considérés comme l’origine du mal.

[…] du coup le fondement moral de la tragédie pessimiste est trouvé, c’est la justification du mal humain, tant de la faute humaine que de la douleur qu’elle cause.

Si l’on a saisi le sens profond de la légende de Prométhée, on sentira aussi ce que cette représentation pessimiste a de non-apollinien. Car Apollon justement cherche à apaiser les êtres individuels en traçant autour d’eux des limites…

(…) il nous faut […] considérer l’état d’individualisation comme la source et l’origine de toute douleur, et condamnable en soi. Les dieux olympiens sont nés du sourire de Dionysos, les hommes de ses larmes.

(…) l’idée que l’individuation est le fondement de tout mal et que l’art représente le pressentiment et la joyeuse espérance qu’un jour le charme de l’individuation sera rompu et l’unité restaurée.

(…) l’on serait tenté de vanter comme un progrès par rapport à Sophocle la tendance fondamentale d’Euripide qui veut établir une corrélation entre l’œuvre d’art et son public.

Pourquoi l’artiste serait-il tenu de s’accommoder à une force dont la valeur ne réside que dans le nombre ? Et s’il se sent supérieur […] comment ressentirait-il plus de respect pour l’expression collective de toutes ces aptitudes inférieures que pour l’individu le mieux doué… ?

Euripide lui-même […] n’était qu’un masque : la divinité qui s’exprimait par sa bouche n’était ni Dionysos, ni Apollon, mais un démon tout nouveau, appelé Socrate. Telle est l’antinomie nouvelle : dyonysisme et socratisme, et la tragédie grecque est morte de cette antinomie.

(…) son principe esthétique d’après lequel tout doit être conscient pour être beau est, je l’ai dit, le parallèle du principe socratique que tout doit être conscient pour être bon.

Socrate découvrait, à sa surprise, que ces hommes célèbres n’avaient pas de connaissances sûres et justes, même en ce qui touchait à leur profession qu’ils n’exerçaient que par instinct. « Que par instinct » nous touchons ici au cœur et au centre de la tendance socratique.

Dans certaines circonstances, quand sa raison prodigieuse hésitait, il retrouvait son assurance, grâce à la voix divine qui lui parlait alors. Cette voix, quand elle se fait entendre, l’avertir toujours de s’abstenir de certains actes. Chez cette nature anormale, la sagesse instinctive ne se manifeste que pour s’opposer de temps à autre à la connaissance consciente. Tandis que chez tous les hommes productifs l’instinct est une force affirmative et créatrice, et la conscience une force critique et négative, chez Socrate l’instinct devient critique – et la conscience créatrice - c’est une véritable monstruosité par carence.

(…) le résultat fut que le jeune dramaturge Platon commença par brûler ses poèmes afin de pouvoir devenir le disciple de Socrate.

Armée du fouet de ses syllogismes, la dialectique optimiste expulse la musique de la tragédie, c’et-à-dire détruit l’essence de la tragédie qui ne se comprend que si elle est une manifestation et une représentation symboliques d’états dionysiaques, une incarnation visible de la musique, le monde de rêve qui se dégage de l’ivresse dionysiaque.

Finalement dans sa prison, […] cette parole adressée à Socrate en rêve [..] « Peut-être y a-t-il un domaine de la sagesse d’où le logicien est banni. Peut-être même l’art est-il le corrélatif et le complément nécessaire de la science ».

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