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lundi 27 juillet 2020

"La défaite de la pensée" d'Alain Finkielkraut (1987)

Prenant à contre-pied sa propre étymologie (« nascor », en latin, veut dire « naître »), la nation révolutionnaire déracinait les individus et les définissait par leur humanité plutôt que par leur naissance. Il ne s’agissait pas de restituer une identité collective à des êtres sans coordonnées ni repères ; il s’agissait, au contraire, en les délivrant de toute appartenance définitive, d’affirmer radicalement leur autonomie.

Ni Dieu ni père, ils ne dépendaient pas plus du ciel que de l’hérédité.

Or, répondent les défenseurs de la tradition, il n’y a jamais en de contrat : un citoyen n’appartient pas à sa nation en vertu d’un décret de sa volonté souveraine.

Car la société ne naît pas de l’homme, aussi loin qu’on remonte dans l’histoire, c’est lui qui naît dans une société déjà donnée.

En proclamant leur amour du préjugé, contre-révolutionnaires français et romantiques allemands réhabilitent le terme le plus péjorant de la langue des Lumières…

Présence du « nous » dans le « je » […], véhicules privilégiés de la mémoire populaire, […] les préjugés constituent le trésor culturel de chaque peuple.

Il est ainsi démontré que le sentiment national résulte non d’une détermination inconsciente, mais d’une libre décision. Et les habitants d’Alsace-Lorraine restituent ainsi à l’idée périmée de contrat une actualité tout à fait paradoxale.

« Une nation […] se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours ». (Renan in « Qu’est-ce qu’une nation ? »)

Éclairer l’humanité pour conjurer les risques de régression dans la barbarie : Lévi-Strauss reprend à son compte la solennelle ambition des fondateurs de l’Unesco, mais il le retourne contre la philosophie à laquelle ceux-ci font allégeance. Dans le procès intenté à la barbarie, les Lumières siègent désormais au banc des accusés, et non plus à la place […] du procureur. L’objectif demeure le même : détruire le préjugé, mais pour l’atteindre il ne s’agit pas d’ouvrir les autres à la raison, il faut s’ouvrir soi-même à la raison des autres.

Le Mal provenait selon Condorcet de la scission du genre humain en deux classes : celle des hommes qui croient, et celle des hommes qui raisonnent.

Accéder à l’indépendance, c’était d’abord, pour eux, retrouver leur culture. Il est logique que la majorité des Etats nés sous de tels auspices se soient fixés pour objectif de concrétiser ces retrouvailles. C’est-à-dire d’arrimer solidement les individus au collectif. De cimenter l’unité de la nation. […] Bref, d’assurer le triomphe définitif de l’esprit grégaire sur les autres manifestations de l’esprit.

Si, avec une régularité sans faille, ces mouvements de libération ont secrété des régimes d’oppression, c’est parce qu’à l’exemple du romantisme politique, ils ont fondé les relations interhumaines sur le modèle mystique de la fusion, plutôt que sur celui juridique – du contrat, et qu’ils ont pensé la liberté comme un attribut collectif, jamais comme une propriété individuelle.

L’acteur social postmoderne applique dans sa vie les principes auxquels les architectes et les peintres du même nom se réfèrent dans leur travail : comme eux, il substitue l’éclectisme aux anciennes exclusives…

La liberté est impossible à l’ignorant. Ainsi, du moins, pensaient les philosophes des Lumières. On ne naît pas individu, disaient-ils, on le devient, en surmontant le désordre des appétits, l’étroitesse des intérêts particuliers, et la tyrannie des idées reçues.

(…) fondée sur les mots, la culture au sens classique a le double inconvénient de vieillir les individus en les dotant d’une mémoire qui excède celle de leur propre biographie, et de les isoler, en les condamnant à dire « Je », c’est-à-dire à exister en tant que personnes distinctes […] la chaleur fusionnelle remplace la conversation, cette mise en rapport des êtres séparés ; extatique, le « je » se dissout dans le Jeune. Cette régression serait parfaitement inoffensive, si le jeune n’était maintenant partout…

(…) c’est le monde qui court éperdument après l’adolescence.

(…) quelle espèce de maléfice a pu frapper notre génération pour que soudainement, on ait commencé à regarder les jeunes comme les messagers de je ne sais quelle vérité absolue. Les Jeunes, les jeunes, les jeunes… On eût dit qu’ils venaient d’arriver dans leurs navires spatiaux…

(…) c’est l’univers du discours lui-même qui est remplacé par celui des vibrations et de la danse.

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