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mardi 9 juin 2020

"Prélude à la symphonie du nouveau monde" de Xavier Emmanuelli (1998)

Or l’écrasant, dans la réalité, c’est le silence. C’est lui, justement, qui rend certaine l’Apocalypse. On ne perçoit plus ce bruit de fond qui constitue l’arrière-plan de la vie des hommes d’aujourd’hui et de toujours.
Quelques bruits se détachent, pierres retournées, rares gémissements des toux éparses, comme dans un monde de fantômes. Des survivants et les sauveteurs eux-mêmes ne semblent être que des revenants. Et de fait, ils agissent avec lenteur. Ils cherchent leurs gestes, autant par précaution que par une sorte d’hésitation. Car, dans la catastrophe, « on n’a pas la suite ». Les repères quotidiens ne sont plus là.

Cela me redit sans cesse l’irremplaçable force de l’incarnation, l’importance d’éprouver le monde par notre présence de chair et d’os. Nos sensations, enracinent notre présence et, par là, le meilleur de ce que nous pouvons apprendre sur le mystère, l’épreuve, mais aussi la grâce d’être au monde. (…) Une seule expérience directement vécue vaut des centaines de livres. Non parce qu’elle remplace le savoir, mais parce qu’elle permet de le traiter. Sans elle, il reste un dépôt inerte.

Dans les situations, de désastres collectifs, les seuls qui savent d’emblée quoi faire, ce sont les opérateurs de prises de vues (…) Eux savent tout de suite ce qu’ils viennent chercher, l’émotion qui-sera-sur l’image, l’image-qui-devra-rendre-compte-de l’émotion préconçue ou attendue sur le sujet, dont on pourra faire une « image émouvante ». C’est simplement qu’ils arrivent avec ce qu’ils viennent chercher, non afin de se mettre à la disposition de ce qui va s’imposer à eux. On pourrait croire que leur métier est par définition de s’ouvrir à ce qui fait irruption (…) au contraire, leur travail est de techniquer ce qui advient, de le réduire aux dimensions, cadre, timing, codes, au format qu’on attend d’eux qu’ils respectent pour produire le produit attendu (…) non seulement leur tâche n’est pas d’intervenir, mais encore, en cherchant ce qui fait une image, leur travail consiste à ne tenir le réel que pour la matière première de leur travail de traitement  de l’information : cela les tient une deuxième fois à distance. Ils doivent d’une part la conserver entre eux et leur « sujet », d’autre part travailler dessus pour créer une distance : sans cela, il n’y a pas d’image lisible.

La mise en relation médiatique de la planète par les médiations de masse place des êtres du monde entier sous la menace d’une déréalisation de masse, d’une progressive désincarnation.

L’élargissement de l’horizon des consciences a pour contrepartie un état d’esprit confusionnel où les morts de faim, les blessés de guerre et les victimes des éléments forment une immense nébuleuse, qui mêle les faits, les dates, les lieux, les causes, les peuples, et les noms propres. C’est peut-être cela la ruse du diable, loger un sentiment de découragement et de fatalité dans la confusion du malheur itératif qui afflige l’humanité.

… ce qu’on appelle une nouvelle ne retient l’attention que dans la mesure où elle est rupture d’une continuité (…) le régime de la nouveauté-choc permanente est l’essence même de la médiation télévisée. Il est constitutif de son existence et indispensable à sa survie.

… la télévision est un moyen de communication dont la masse est le référent original. En toute chose, la masse est le résultat du passé : ce n’est pas le germe de l’avenir.

La télé-présence est une double absence. Absence à l’événement qu’on se dit être en train de suivre et absence à soi-même, à son environnement réel et à ceux qui le partagent, par l’attention portée à ce « là-bas », qui exige de mettre entre parenthèses notre présence charnelle.

…la télévision oriente a priori la conscience vers la fascination et non vers son inverse, la prise de conscience de son environnement…

Tel est le risque majeur des péripéties présentes et prochaines de l’aventure humaine ; sombrer dans cette « fin du monde »  que représente pour l’instant la soumission planétaire au pouvoir immanent des médiations de masse, ou traverser cette Apocalypse, parvenir à surmonter ses fléaux, ceux de la désincarnation, de la submersion dans les paradis artificiels de l’imaginaire, de la vie par délégation et projection, sous perfusion, cette vie de corps et d’esprits techniqués, où nous courons tous le risque de voir se figer le temps et s’éloigner irrémédiablement les êtres.

N’est-on pas consommateur de psychotropes, non par frivolité, mais par tentative éperdue pour rejoindre la légèreté continuelle et omniprésente d’un monde sans poids ?

Les grands exclus nous présentent (…) la version aigüe de nos drames personnels, que nous vivons comme à feu doux, cette capacité de les tempérer étant justement l’apanage de la socialisation.

Un agenda n’est pas la liste des choses que l’on doit faire, mais la liste du rapport de ses actes personnels avec la collectivité.

Planifier sa vie, qui passe pour un effort d’agir sur le futur depuis le présent afin d’affirmer par là toute sa liberté, son autonomie, sa mobilité possibles, a pour effet très pervers de décolorer d’avance le futur ainsi pré-paré, pré-digéré, puisque le présent qui formera le temps d’exécution du programme sera un présent vécu d’avance selon le plan qu’on en a fait dans le passé, et sans cesse comparé à la ligne prétracée. Mis à part le divertissement assez limité qui consiste à comptabiliser et à mesurer les écarts entre le prévu et l’advenu - passe-temps assez comparable à celui des recueils de mots à barrer pour trajets de métro - l’épaisseur de ce qui reste à vivre dans ce travail de contrôleur paraît assez mince.

… l’état d’ « homme-enfant » (…) non pas un état de stagnation d’immaturité, mais l’état de celui qui, tout adulte qu’il est, garde de l’enfance, cette indépendance envers les convenances et les rites qui ferment chez ceux qui se veulent « grandis », « sérieux » et « responsables », la voie directe à l’élan intuitif. Les hommes-enfants sont pour moi ceux qui sont ce qu’ils font, et font ce qu’ils sont avant même d’avoir pris le temps d’y penser.

Tout est dans un élan vers l’autre aussi direct que possible, toute tergiversation liquidée - faute de quoi on n’a que le recours d’une recherche tâtonnante, sans autre aide que celle de la solitude et de la longueur du temps.

La compassion s’apprend, quoi qu’elle ne s’enseigne pas. Elle n’est pas une part de notre avoir mais un mode de notre être, que nous savons ou non reconnaître en nous. La compassion est quelque chose que nous sommes et, quand on la découvre, on ne découvre pas qu’on l’a, on découvre ce qu’on est. On apprend à l’approcher, à trouver où elle est cachée en soi-même, on apprend à se découvrir.

Tout ce qui nous tient à distance de la compassion nous fait risquer notre salut et celui de l’autre. Rien de plus facile pour nous que de troquer le confort des écrans contre l’inconfort de la présence réelle.

… une mutation n’est perceptible que par ceux qui ne la vivent pas. Si une mutation est strictement conforme à ce qui la définit, passage radical d’un état dans un autre, et non prolongement d’un état, elle transforme en même temps l’identité objective d’un être et les moyens subjectifs dont il disposait pour s’en donner compte-rendu.

Darwin a placé l’humanité sur un autre plan que celui, biologique, de son observation sur le passé, un plan que la matière de son discours ne contient pas, mais que le fait de son discours crée : le plan implicite, encore latent, où son discours est juché : non pas celui de la biologie, mais celui de la capacité humaine de l’organiser, de la surplomber, d’échapper à la biologie. Et, dit Darwin, c’est sur ce terrain que se poursuit l’évolution de l’espèce humaine tout entière…

Il n’y a qu’un sens de l’histoire, et ce n’est pas celui, horizontal, de l’amélioration de tous les hommes ensemble, mais celui, vertical, des approfondissements des énigmes de l’homme intérieur, éternel...

Le cerveau se restructure biologiquement chaque nuit. Le travail que notre organisme effectue pendant notre sommeil est un bouleversement concret des structurations synaptiques que se connectent de façon nouvelle selon les messages que nous avons émis, reçus, échangés dans la journée. Le vécu de chacune de nos journées ne se superpose pas seulement comme la dernière couche d’un empilement sur les précédentes qui resteraient inertes. La dernière venue ressaisit la totalité du corpus, même s’il ne change pas de fond en comble, parce que l’organisme opère une métamorphose de la qualité et de la nature des données, en révisant leur intensité, leur rang, leur place et leur ordre de traitement.

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