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jeudi 4 juin 2020

« Laterna magica » d’Ingmar Bergman (1987)

Quand je suis né, en juillet 18, ma mère avait la grippe espagnole. J’étais en piteux état et il a fallut me faire baptiser d’urgence, à l’hôpital.

(…) ma mère était morte quelques minutes plus tôt (…) Je suis resté assis là pendant des heures (…) je ne crois pas non plus que je pensais, je ne crois même pas que je m’observais ou que je me mettais en scène - cette maladie professionnelle qui m’a suivi impitoyablement à travers toute la ma vie et qui a si souvent escamoté ou désagrégé mes expériences les plus profondes.

Une répétition, c’est du travail bien fait, pas une thérapie privée pour metteur en scène et comédiens (…) Je veux le calme, je veux de l’ordre, je veux de l’amabilité. Ainsi seulement pourrons nous approcher l’illimité (…) La même représentation reprise tous les soirs, la même mais qui pourtant change chaque soir est nouvelle naissance (…) Mon travail consiste donc à gérer des textes et des horaires de travail (…) Toute allusion à la vie privée est exclue. J’observe, j’enregistre, je constate, je contrôle.

Comme on le sait, la tâche la plus importante du comédien, c’est de se brancher sur son partenaire. Sans toi, pas de moi

Je ne laisse cependant rien voir. C’est une faute professionnelle que de laisser transparaître ses malheurs personnels pendant le travail.

Le dimanche, Erland et moi, nous nous trouvons dans mon bureau au théâtre et nous parlons de Jean-Sebastien Bach. Le maître rentrait de voyage, pendant son absence, sa femme et deux de ses enfants étaient morts. il écrivit dans son journal. « Ô mon Dieu, que ma joie demeure ».

Patience et bonne humeur. Rire plutôt que gronder. Ça ira plus vite ainsi…

(…) bien sûr, on peut faire du théâtre sans amour, mais du théâtre qui ne vit pas, qui ne respire pas. Sans amour, rien n’est possible. Sans toi, pas de moi.

On a blasphémé en remplaçant le nom de Dieu par celui du Diable pendant le bénédicité : que le Diable nous bénisse, que le Diable tourne vers nous son visage et nous donne de quoi baiser. « Nous », c’est mon frère et moi qui sommes de temps en temps unis dans des actions communes, mais séparés le plus souvent par une haine brûlante. Dag jugeait que je mentais et que je me défilais et que je m’en tirais toujours. De plus, j’étais gâté puisque c’était moi le préféré de père. Moi, je trouvais que mon frère, qui avait quatre ans de plus que moi, jouissait de privilèges injustes ; il avait le droit de ne pas aller se coucher le soir, il pouvait voir des films interdits aux enfants, il lui était possible de me donner une rouste quand ça l’arrangeait (…) J’ai pris une lourde carafe d’eau et je suis monté sur une chaise derrière la porte de notre chambre commune à Varom. Quand mon frère a ouvert la porte, j’ai laissé choir la carafe sur sa tête. Elle s’est brisée, mon frère est tombé, le sang a jailli de la blessure ouverte. Quelques mois plus tard, il m’a attaqué sans préavis et il m’a cassé deux incisives. J’ai répondu à ça en mettant le feu à son lit. Le feu s’est éteint de lui-même et les hostilités se sont arrêtées là, pour l’instant.

Faire brusquement caca dans sa culotte, c’est une expérience qui vous traumatise. Même si n’arrive pas souvent, c’est un souci permanent. Avec les années, j’ai patiemment appris à dominer assez mes ennuis pour être à même de poursuivre mes activités sans trop de perturbations. C’est comme si, au point le plus sensible de mon corps, on logeait un démon malintentionné (…) Il n’existe pas un médicament qui puisse me venir en aide : ou bien ils m’endorment, ou bien ils agissent trop tard. Un sage docteur m’a dit que je devais accepter mon handicap et m’en arranger. C’est ce que j’ai fait.

Depuis plus de vingt ans, je souffre d’insomnies chroniques.

Il existe parfois un bonheur propre au metteur en scène de cinéma. C’est quand une expression qui n’a jamais été répétée naît, juste au bon moment, et que la caméra l’enregistre. C’est précisément ce qui arrive ce jour-là. Sans avoir été préparé et sans avoir répété, Alexandre devient soudain très pâle, une pure douleur se dessine sur son visage. La caméra enregistre. L’insaisissable douleur a été là quelques instants et elle n’est jamais revenue, avant elle n’était pas là non plus, mais la pellicule a justement enregistré ce passage. Et je trouve alors que ça vaut la peine de respecter une discipline pendant des jours et des mois et d’essayer de tout prévoir. Il se peut que je vive pour ces brefs instants. Comme un pêcheur de perles.

Je me cramponnais à l’échafaudage, pris de vertige, mais ivre de pouvoir : tout cela était ma création, c’était la réalité que j’avais prévue, planifiée et mise en œuvre.

ll m’initia aux secrets du montage en m’apprenant, entre autres, une vérité fondamentale : le montage se fait dès le tournage, le rythme se crée dès le moment de l’écriture du scénario. Je sais bien que des metteurs en scène font le contraire.

Toute forme d’improvisation m’est étrangère. S’il m’arrive parfois d’être obligé de prendre des décisions sans avoir le temps de réfléchir, je transpire et je me fige de peur. Faire un film, c’est pour moi planifier une illusion dans le moindre détail…

Le film, quand ce n’est pas un documentaire, est un rêve. C’est pourquoi Tarkovski est le plus grand de tous. Il se déplace dans l’espace des rêves avec évidence, il n’explique rien, d’ailleurs, que pourrait-il expliquer ? C’est un visionnaire qui a réussi à mettre en scène ses visions grâce au média qui est le plus lourd, mais aussi le plus souple de tous. J’ai frappé toute ma vie à la porte de ces lieux où lui se déplace avec tant d’évidence. Quelques rares fois seulement, je suis arrivé à m’y glisser. La plupart de mes efforts conscients ont abouti à des échecs gênants : L’œuf du serpent, Le lien, Face à face et ainsi de suite. Fellini, Kurosawa et Bunuel circulent dans les mêmes quartiers de Tarkovski. Antonioni était sur le bon chemin, mais il s’est perdu, étouffé par son propre ennui.

Je déteste Dieu et Jésus, surtout Jésus qui me dégoûte avec son ton gnangnan, sa cène bavocheuse et son sang. Dieu n’existe pas, personne ne peut prouver que Dieu existe (…) L’histoire que raconte Jésus qu’il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon père, moi, je n’y crois pas. D’ailleurs, je n’ai aucune envie d’y croire. Si j’arrive enfin à sortir des demeures de mon propre père, je n’ai aucune envie de déménager chez un autre qui est probablement pire.

Une heure plus tard, je me retrouve dans le service psychiatrique de l’hôpital Karolinska sjukhuset (…) Mes trois semaines dans ce service se passent d’une façon agréable (…) Lentement, imperceptiblement, ma compagne la plus fidèle s’en va, cette anxiété héritée à la fois de ma mère et de mon père qui se trouve au cœur même de mon identité, mon démon, mais aussi mon ami et mon aiguillon. Ce n’est pas seulement pas la souffrance, l’angoisse et le sentiment d’une humiliation irréparable qui s’atténuent, mais c’est aussi la force motrice de ma créativité qui s’obscurcit et s’estompe (…) Pour m’élever contre les prescriptions du professeur, j’arrête brutalement de prendre aussi bien du valium que du mogadon. L’effet est immédiat. Toute l’angoisse refoulée remonte comme la flamme d’une lampe à souder, les insomnies sont totales, mes démons se déchaînent et je crois que je vais être mis en lambeaux par mes déflagrations internes.

(…) comme j’ai besoin d’un certain sentiment de sécurité pour pouvoir faire quelque chose dans mon métier (…) je me vois dans l’obligation d’aller le chercher quelque part ailleurs qu’en ce pays (…) Si je ne peux plus travailler, mon existence n’a aucun sens.

Frappé, impitoyablement, par cette maladie ou cette obsession. Quasiment tenu à la répétition de cet acte (…) J’avais devant les yeux ces perspectives d’avenir et je continuai, avec terreur et volupté, mes manipulations (…) Dans mon désespoir, je me tournai vers Jésus et je demandai à mon père de faire ma première communion un an plus tôt que prévu (…) La nuit qui précéda ma première communion, je tentai de toutes mes forces de vaincre mon démon. La lutte se poursuivit jusqu’au matin, mais je perdis le combat. Jésus me punit en m’envoyant un énorme furoncle infecté au milieu de mon front pâle. Quand je reçu les sacrements, mon estomac se contracta et je faillis vomir (…) Tout le monde faisait l’amour sauf moi qui me masturbais, qui étais pâle (…) Et puis je marchais la tête penchée, j’étais maigre, j’étais irritable et toujours furieux, je gueulais, je criais, je semais le trouble et la bagarre, je ramassais mauvais notes et gifles (…) Et moi, j’avais des furoncles, je n’étais pas habillé comme il fallait, je bégayais, je riais fort et je riais pour rien, quel que soit le sport, j’étais gauche je n’osais pas plonger la tête la première et je discourais volontiers sur Nietzsche, mais ce talent de société ne me servait pas à grand-chose sur ces rochers où l’on se baignait (…) J’étais toujours plongé dans les livres, je lisais souvent sans comprendre, mais j’étais sensible aux accents : Dostoïevski, Tolstoï, Balzac, De Foe, Swift, Flaubert, Nietzsche et, comme je l’ai déjà dit, Strindberg.

Je n’éprouvais aucun amour pour personne, ni pour rien et surtout pas pour moi (…) un poupon difficile, qui avait ses sautes d’humeur, était méchant et qui parlait, parlait, parfois c’était amusant, parfois c’était tout simplement bête ou bien tellement puéril qu’on pouvait se demander si vraiment il avait quatorze ans (…) Quand la pression du presbytère devenait trop forte, je la frappais et elle me frappait. Nous étions de force égale, mais il y avait plus de rage en moi et nos batailles se terminaient par ses larmes et par mon départ. On se réconciliait toujours. Une fois, elle a eu un œil au beurre noir, un autre fois, une lèvre fendue. Ça l’amusait d’exhiber ses blessures à l’école. Si quelqu’un lui demandait qui l’avait maltraitée ainsi, elle répondait que c’était son amant. Tout le monde riait puisque personne n’imaginait que le fils du pasteur, maigre et bégayant comme il l’était, pouvait être capable de tels débordements de virilité et montrer tant de tempérament.

Je découvrais avec étonnement que mes sens enregistraient la réalité extérieure, mais que mes impulsions ne parvenaient jamais jusqu’à mes sentiments. Mes sentiments vivaient dans une chambre close et je ne m’en servais que sur commande et toujours avec préméditation.

L’été où j’ai eu seize ans, on m’envoya en Allemagne, comme Austaschkind. C’est-à-dire pour un échange (…) Le dimanche, la famille se rendait au temple. Le sermon du pasteur me surprenait. Ce n’était pas un commentaire à partir des Évangiles, mais de Mein Kampf.

A Weimar allait se tenir la journée du parti, une manifestation gigantesque, présidée par Hitler (…) Moi et la famille du pasteur, nous fûmes placés près de la tribune d’honneur (…) A trois heures précises, on entendit approcher quelque chose qui ressemblait à une tempête. Le bruit sourd, terrifiant, se répandait à travers les rues, battait les façades des maisons. Loin, tout au fond, dans le prolongement de la place, un cortège de voiture noires rampait. Le fracas montait, il couvrit l’orage qui venait d’éclater, la pluie tombait comme un rideau transparent, les coups de tonnerre claquaient au-dessus de la Place des fêtes. Personne ne s’occupa de l’orage, toute l’attention toute l’exaltation, toute cette béatitude, se concentraient autour d’un seul personnage. Il se tenait, immobile, dans l’énorme voiture noire qui accomplit un large tour de place. Il se retourna, regarda ces gens hurlant, pleurant, possédés (…) Je n’avais jamais vu quelque chose qui ressemblât à cette formidable explosion de force. Comme tous les autres, j’ai crié, comme tous les autres, j’ai tendu le bras, comme tous les autres, j’ai hurlé, comme tous les autres, j’ai adoré (…) Pendant des années, je fus du côté de Hitler, me réjouissant de ses succès et pleurant ses défaites. Mon frère fut l’un des donateurs et l’un des organisateurs du parti national-socialiste suédois, mon père vota à plusieurs reprises pour les national-socialistes (…) j’ai déboulé sans avoir été ni vacciné ni préparé, dans une réalité scintillante d’idéalisme et de culte des héros. Sans aucune défense, j’ai été livré à une agressivité en parfaite harmonie avec la mienne.

Père était un prédicateur populaire et quand il prêchait, l’église était toujours peine. Berger des âmes attentif, il possédait un don inestimable : il était physionomiste (…) La maison du pasteur était ouverte à tous, ainsi le voulait la tradition (…) Mon frère avait vingt ans, il faisait des études à Uppsala. Ma sœur en avait douze ; moi, seize. Notre relative liberté découlait entièrement de l’énorme fardeau qui écrasait nos parents, mais c’était une liberté empoisonnée, car il régnait une atmosphère  sans cesse tendue et les liens étaient indénouables (…) Comme père, mère était persécutée par le sentiment de son insuffisance en regard de ses ambitions démesurées (…) Tout le monde mange en silence. Les enfants ne parlent pas à table. Si l’on s’adresse à eux, ils répondent. Arrive maintenant la question obligatoire, comment ça a marché aujourd’hui à l’école, suivie par la réponse tout aussi obligatoire, bien. Est-ce qu’on t’a rendu un devoir ? Non. Quelles questions t’a-t-on posées ? As-tu bien répondu ?

J’étais un piètre amant, un danseur plus mauvais encore et un discoureur qui ne parlait que de lui. Plus tard, nous nous sommes fiancés, nous nous sommes immédiatement et réciproquement trompés. Pour mettre fin à notre liaison, Cecilia avança que je n’avais aucun avenir, cette opinion elle la partageait avec mes parents, avec moi et tout mon entourage.

Bientôt l’Université ne fut plus qu’une façade, le théâtre prenait tout le temps que ne je consacrais pas à faire l’amour avec Maria (…) Mes parents découvrirent tout de suite que je découchais. Des recherches furent lancées. La vérité éclata et l’on me somma de répondre. Père et moi, nous nous affrontâmes violemment. Je l’avertis : ne me frappe pas. Il me frappa et je lui rendis ses coups, il perdit l’équilibre et resta assis par terre (…) Le soir même j’écrivis une lette qui annonçait que nous ne nous reverrions plus jamais. Je quittai le presbytère avec soulagement et je restai absent de nombreuses années. Mon frère a fait une tentative de suicide, ma sœur a été obligée d’avorter et moi, je me suis sauvé. Nos parents vivaient dans un déchirement permanent, une crise sans commencement ni fin. Ils remplissaient leurs devoirs, faisaient des tas d’efforts et suppliaient Dieu d’avoir pitié d’eux.

Je ne faisais confiance à personne, je n’aimais personne, je ne regrettais personne. J’étais possédé par une sexualité qui me forçait à d’incessantes tromperies et à céder à mes obsessions, j’étais tout le temps torturé par le désir, la peur, l’angoisse et la mauvaise conscience.

Je savais que je possédais le don de persuader, que j’arrivais à faire faire aux autres ce que je voulais, que j’avais une sorte de charme que je pouvais brancher ou débrancher à volonté. J’avais généralement conscience d’avoir un certain talent pour faire peur ou pour engendrer la mauvaise conscience, puisque depuis mon enfance, j’en connaissais un bout sur les mécanismes de la peur et de la mauvaise conscience. Bref, j’étais un homme assoiffé de pouvoir qui n’avait pas appris à jouir du pouvoir.

J’essayais, gross modo, d’imiter mes maîtres Alf Sjöberg et Olof Molander, je leur dérobais ce qui pouvait être dérobé et je rafistolais avec ce qui m’appartenait. Mon éducation en art dramatique était nulle ou infime (…) Je n’avais jamais eu la possibilité de voir du théâtre à l’étranger et, au sens le plus vrai du terme, j’étais un autodidacte et un génie de village.

On faisait du théâtre parce qu’on faisait du théâtre.

Ses instructions détaillées à mourir d’ennui mettaient la patience des comédiens à rude épreuve (…) Je m’impatiente et je pense : cet homme est le fossoyeur du théâtre, la décadence de l’art dramatique. Imperturbable, Hammeren poursuit : Tore tend la main vers un petit pain et il secoue la tête en regardant Ebba (…) Après d’interminables heures de reprises, d’interruptions, de corrections, de mises au point, de polissage, Hammaren estime enfin que le temps est venu de jouer la scène du commencement à la fin. Et c’est le miracle (…) Sûrs de leur territoire soigneusement délimité, les comédiens se sentent libres de créer. Il faut que les indications de mise en scène soient claires et ciblées. Il faut chasser le flou des sentiments et le flou des intentions. Les signaux qui partent du comédien vers celui qui les reçoit doivent être simples, ordonnés. Jamais plus d’un signal à la fois, et rapide, en une seconde si possible, une suggestion peut bien en contredire une autre, mais il faut que ce soit intentionnel, car il se crée alors une illusion de contemporanéité et de profondeur, un effet stéréophonique.

Je me prépare jusque dans le moindre détail, je m’oblige à dessiner chaque scène. Quand j’arrive à la répétition, il faut que chaque instant de ma représentation soit prêt. Mes indications doivent être claires, utilisables et stimulantes, de préférence. Seul peut improviser celui qui s’est bien préparé.

Et voilà un jeune génie de village, venu du Nord, à la Comédie-Française pour voir le Misanthrope dans une représentation à la fois jeune et forte. Une expérience pour moi indescriptible. Ces alexandrins, si secs, fleurissaient, se balançaient au vent. Les gens sur la scène transperçaient mes sens, pénétraient dans mon cœur (…) Mon sang qui avait circulé jusque-là en connivence avec Strindberg se fraya une voie en direction de Molière.

J’avais persuadé Victor Sjöström d’accepter le rôle principal des Fraises sauvages (…) Je dus, entre autres, lui promettre que tous les jours, il serait chez lui exactement à quatre heures et demie pour son traditionnel whisky (…) Durant les pauses (…) on exigeait qu’il nous parle de l’ancien temps (…) Il reconnaissait qu’il s’était senti maintes fois comme noué par le désespoir. Il allait alors dans un coin et se tapait la tête contre un mur. Une fois que la tension avait cédé, il revenait à son tournage avec, souvent, une bosse sur la tête ou au front.
Autrefois je décollais sans problème et je portais les autres. Aujourd’hui, j’ai besoin de la foi et de la joie des autres, il faut que d’autres me portent pour que j’ai envie de décoller.

Le Théâtre dramatique est une institution irrémédiablement autoritaire et son directeur a d’énormes possibilités tant en ce qui concerne les formes des activités extérieures que celles des activités internes. J’aimais le pouvoir, il avait bon goût et il me stimulait. Ma vie privée, par contre, allait vers une catastrophe sophistiquée, mais j’évitais de la regarder en face en demeurant au théâtre de huit heures du matin à onze heures du soir. Pendant les quarante-deux mois où j’ai été directeur, j’ai fait sept mises en scène, j’ai tourné deux films et j’ai écrit quatre scénarios. Tout le monde travaillait énormément.

Peut-être qu’un jour, un homme de science et de courage osera se pencher sur notre vie culturelle de ce temps-là pour rechercher à quel point, directement et indirectement, elle a été mise à mal par le mouvement de 68. C’est possible mais peu probable. Des révolutionnaires frustrés se cramponnent encore à leurs bureaux dans les rédactions et parlent avec amertume « du renouveau qui tomba en panne ». Ils ne comprennent pas (et comment pourraient-ils le comprendre ?) que leur action fut un coup mortel porté à une évolution qu’il ne faut jamais couper de ses racines. Dans d’autres pays, où il est permis à divers modes de pensée de se développer en même temps, on ne liquida ni la tradition, ni la formation. Seules la Chine et la Suède ont bafoué et humilié leurs artistes et leurs professeurs (…) Les jeunes se regroupèrent vite et habilement, ils firent la conquête des mass media et ils nous laissèrent, nous les vieux, les amortis, dans un isolement cruel. Personnellement, cela ne m’a guère gêné dans mon travail. J’avais un public ailleurs, dans d’autres pays, un public qui me faisait vivre et me permettait de garder ma bonne humeur. Je méprisais un fanatisme que je reconnaissais depuis mon enfance, : la même vase émotionnelle, seuls les dièses et les bémols avaient changé ; au lieu d’air frais, nous avons eu la caricature, le sectarisme, l’intolérance, la complaisance anxieuse et l’abus de pouvoir.

Je proposais donc un petit film avec deux femmes. Quand le directeur de la maison de production me demanda poliment de quoi parlerait ce film, je lui répondis évasivement qu’il s’agissait de deux jeunes femmes, assises l’une à côté de l’autre sur une plage, elles portent de grands chapeaux, elles sont en train de comparer leurs mains. Le directeur ne marqua aucun étonnement et il déclara, enthousiaste, que c’était une idée merveilleuse.

Je regrette surtout ma collaboration avec Sven Nykvist. Cela vient peut-être de ce que nous sommes tous les deux fascinés sans réserve par la problématique de la lumière. La lumière douce, dangereuse, la lumière comme dans un rêve, la lumière vivante, morte, nette, brumeuse, brûlante, violente, nue, soudaine, sombre, printanière, la lumière qui entre par la fenêtre, la lumière qui en sort, la lumière droite, oblique, sensuelle, contraignante, délimitante, vénéneuse, calmante, sereine. La lumière.

Trouver un distributeur américain pour Cris et chuchotements se révéla difficile. Mon agent, Paul Kohner, un vieil homme d’affaires très expérimenté, s’y escrimait sans résultat. Un éminent distributeur, après avoir visionné le film, se retourna vers Kohner et s’écria : I will charge you for this damned screening. Finalement, une petite firme qui s’était spécialisée dans les films d’horreur et la pornographie douce eut pitié. Un des cinémas de qualité de New York avait tout à coup un trou dans sa programmation - parce qu’un film de Visconti n’avait pas été terminé à temps. Deux jour avant Noël, Cris et chuchotements fut lancé en première mondiale.

(…) à Munich (…) je suis entré au Rezdenztheater (…) le rythme de travail est intensif (…) Le repos hebdomadaire n’existe pas. On répète six jours par semaine, même le soir (…) Le théâtre comme thérapie privée pour metteurs en scène et comédiens, tel qu’on le pratique dans d’autres pays, au climat plus clément et où règne une attitude plus enthousiaste à l’égard de l’amateurisme, ne repose sur aucune base économique. L’activité est donc âprement axée sur les résultats. Il n’empêche qu’il n’existe aucun théâtre aussi anarchique et qui remette aucun autant de choses en question que le théâtre allemand (…) Mes premières années furent difficiles (…) J’ai alors compris que ce qui avait été jusque-là mon moyen le plus sûr en tant que directeur d’acteurs c’était : le mot qu’il faut, juste au moment où il le faut.

J’ai commis l’erreur fatale de vouloir appliquer des modèles suédois à une situation allemande. Je consacrai ainsi pas mal de temps et de forces à démocratiser les processus de décision de ce théâtre (…) En juin 1981, je fus mis à la porte. Cette décision prit immédiatement effet (…) De ma vie, je n’ai jamais eu autant de mauvaises critiques que pendant ms neuf années passées à Munich.

Dans un moment de lucidité coléreuse, je me rends compte que mon théâtre date des années cinquante et que mes maîtres remontent aux années vint (…) Il faut que je puisse faire la distinction entre les notions auxquelles je me suis habitué et les expériences importantes, il faut que je brise les vieilles solutions sans, pour autant, les remplacer nécessairement par de nouvelles.

Le Septième Sceau, un film inégal, mais cher à mon cœur car il a été tourné dans des conditions rudimentaires, avec une surabondance de vitalité et de plaisir (…) La Danse macabre qui se déroule sous un nuage sombre a été tournée à toute allure, au moment où la plupart des comédiens avaient terminé leur journée. Des assistants, des électriciens, un maquilleur et deux personnes en vacances, qui passaient par là et qui n’ont jamais su de quoi il s’agissait, ont revêtu, en toute hâte, les costumes des condamnés à mort. Une fois la caméra muette mise en place, on a vite tourné les images avant que ne disparaisse le nuage.

(…) la piété de Bach apaise la douleur que nous inflige notre impiété.

Occupe-toi, va donc t’amuser avec tes jouets tout neufs. Non, je n’aime pas les caresses, tu es trop câlin, on dirait une fille. Une fois, mère a dit que jamais grand-mère ne l’avait acceptée.

- Je me rappelle une catastrophe provoquée par mon frère. Nous nous tenions au salon, mère est alors sortie de cette chambre, elle a chancelé, elle a été déportée vers la gauche. Je me suis dit, elle joue la comédie, mais elle en fait trop, ce pas chancelant, n’était pas très convaincant. Au lieu de visages, nous a-t-on donné des masques à porter, au lieu des sentiments, nous a-t-on inculqué l’hystérie, au lieu de tendresse et de pardon, nous a-t-on abreuvés de honte et de culpabilité ? (…) Pourquoi ai-je été pendant si longtemps, incapable de nouer des relations humaines normales ?

Nous avons, bien sûr, trouvé le journal de mère dans le coffre à la banque. Après la mort de mère, père a passé toutes ses journées avec une loupe pour essayer de déchiffrer cette écriture microscopique, parfois codée. Petit à petit, il a compris qu’il n’avait jamais connu la femme avec laquelle il avait vécu cinquante ans.

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