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lundi 1 juin 2020

« Anna Karénine » de Léon Tolstoï (1877)

Camarades d’adolescence, ils s’aimaient, malgré la différence de leurs caractères et de leurs goûts, comme s’aiment des amis, qui se sont liés dès la prime jeunesse.
Néanmoins, ainsi qu’il arrive souvent à des gens qui ont embrassé des professions différentes, chacun d’eux tout en approuvant par le raisonnement la carrière de son ami, la méprisait au fond de l’âme ; chacun d’eux tenait la vie qu’il menait pour la seule vie réelle, et celle que menait son ami pour un pur mirage.

- Evidemment, approuva Stéphane Arcadiévitch ; mais n’est-ce pas le but de la civilisation que de tout convertir en jouissance ?
- Si c’est là son but, j’aimerais mieux être un barbare.

Nous avons beau être différents l’un de l’autre, avoir d’autres goûts, d’autres points de vue, je n’en suis pas moins persuadé que tu m’aimes et que tu me comprends ; voilà pourquoi je t’aime tant, moi aussi.
(Lévine à Stéphane)

…il y a quelque chose qui ne paraît abominable. Quand tu t’es marié, tu as dû connaître ce sentiment… Comment nous autres, qui ne sommes plus de première jeunesse et avons derrière nous un passé, non pas d’amour, mais de péché, comment osons-nous approcher sans crier gare d’un être pur et innocent ? (…) Je ne vois qu’une consolation, celle de cette prière que j’ai toujours aimée : « Pardonnez-nous, Seigneur, non point selon nos mérites, mais bien selon la grandeur de votre miséricorde. »

Il cessa de vouloir être un autre que lui-même et souhaita seulement devenir meilleur qu’il n’avait été jusque-là. Et d’abord, au lieu de chercher dans le mariage un bonheur chimérique, il se contenterait de la réalité présente (…) Il se sentait comme enveloppé par tous ces vertiges de sa vie passée. « Non, semblaient-ils lui dire, tu ne nous quitteras pas, tu ne deviendras pas un autre, tu resteras ce que tu as toujours été, avec tes doutes, ton perpétuel mécontentement de toi-même, tes vaines tentatives de réforme, tes rechutes, ton éternelle attente d’un bonheur qui se dérobe et n’est point fait pour toi. » A cet appel des choses une voix intérieure répliquait qu’il ne fallait pas être esclave de son passé, qu’on faisait de soi ce qu’on voulait.

Il savait fort bien que si un homme pouvait leur paraître ridicule en aimant sans espoir une jeune fille ou une femme entièrement libre, il ne l’était jamais en courtisant une femme mariée, en risquant tout pour la séduire. Le rôle était beau, grandiose…

Comme toutes les personnes de son entourage, il sentait avec douleur qu’à son âge il n’est point bon pour l’homme de vivre seul.

Si plusieurs des plans formés par lui à son retour étaient restés à l’état de projet, le point essentiel, la chasteté de sa vie, n’avait reçu aucune atteinte : la honte qui d’ordinaire suivait chez lui la chute ne le travaillait plus, il osait regarder les gens en face.

Le visage renfrogné d’Alexis Vronski pâlit soudain et son menton se mit à trembler. C’était chez lui, comme chez toutes les natures foncièrement bonnes, le signe d’une colère d’autant plus redoutable que les accès en étaient fort rares.

L’exemple de la jeune fille lui montrait que, pour devenir heureux, tranquille et bonne, comme elle souhaitait de l’être, il suffisait de s’oublier soi-même et d’aimer son prochain.

… il eut pour la première fois la vue très nette qu’il était entièrement libre d’échanger l’existence oisive, artificielle, égoïste qui lui pesait tant contre cette belle vie de travail si pure, si noble, si dévouée au bien commun (…) D’abord le renoncement à sa vie passée, à son inutile culture intellectuelle, à cette instruction qui ne lui servait à rien…

Il ne pouvait s’y tromper : ces yeux étaient uniques au monde, et une seule créature personnifiait pour lui la joie de vivre, justifiait l’existence de l’univers. C’était elle. C’était Kitty (…) Aussitôt les résolutions qu’il venait de prendre, les agitations, de sa nuit d’insomnie, tout s’évanouit. Là, dans cette voiture qui s’éloignait rapidement, était la réponse à la question qui depuis quelque temps se posait avec lui avec tant d’âpreté : à quelle fin avait-il été créé et mis au monde ?

Lévine embrassa avec précaution les livres de Kitty, lui offrit son bras et sortit de l’église en se sentant soudain -impression aussi nouvelle qu’étrange - rapproché d’elle. Lorsque leurs regards intimidés se rencontrèrent, il commença à croire que tout cela n’était point un rêve et que bien réellement, ils ne faisaient plus qu’un.

Pourtant ces difficultés ne se renouvelèrent que trop souvent (…) parce qu’ils ignoraient encore l’un et l’autre ce qui, pour l’un et l’autre, avait de l’importance.

Kitty au contraire n’avait pas le temps de songer à elle-même ; uniquement occupée de son malade, elle semblait avoir le sens très net de la conduite à tenir, et réussissait parfaitement dans tout ce qu’elle tentait.

« Si les choses en sont à ce point, songea-t-il, il importe de réfléchir avant de prendre une décision, car je ne veux point céder comme un gamin à l’entraînement du moment » (…) Soudain le contralto de Varinka qui appelait Gricha retentit non loin de la lisière et Serge Ivanovitch ne put retenir un sourire de joie, aussitôt suivi d’un hochement de tête désapprobateur. Il tira un cigare de sa poche, mais les allumettes se refusaient à prendre sur le tronc du bouleau auprès duquel il avait fait halte, les feuilles nacrées de l’écorce se collant au phosphore. Enfin l’une d’elles s’enflamma, et bientôt une large nappe de fumée odorante s’étendit au-dessus du buisson ; Serge Ivanovitch, qui avait repris sa marche à pas lents, la suivait des yeux tout en faisant son examen de conscience.

(…) il ne se rappelait pas avoir rencontré en aucune fille cette réunion de qualités qui faisaient de Varinka une épouse en tous points digne de son choix. Elle avait le charme, la fraîcheur de la jeunesse, mais sans enfantillage ; si elle l’aimait, ce serait avec discernement, comme il sied à une femme. Elle avait l’usage du monde tout en le détestant, point capital aux yeux de Serge Ivanovitch, qui n’eût pas admis dans sa future compagne des façons vulgaires.

Elle était croyante, non pas aveuglément, à la manière de Kitty, mais en toute connaissance de cause.
(…) La différence d’âge entre eux ne serait pas un obstacle : il appartenait à une race solide, il n’avait pas un cheveu gris et personne de lui donnait quarante ans (…) N’était-ce pas une preuve de fraîcheur, cet attendrissement qui le gagna quand, revenu à la lisière, il aperçut entre les vieux bouleaux la silhouette gracieuse de Varinka s’offrant, sa corbeille à la main, aux rayons obliques du soleil, tandis que par-delà la jeune fille un champ d’avoine roulait ses vagues dorées, inondées de lumière, et que dans le lointain bleu la forêt séculaire déployait sa ramure déjà jaunissante ?

-     Eh bien ? s’enquit Levine, sur le chemin du retour.
-     Ça ne prend pas, répondit-elle d’un ton et avec un sourire qui lui étaient assez familiers, et plaisaient beaucoup à son mari parce qu’ils lui rappelaient et le ton et le sourire du vieux prince.
-     Que veux-tu dire ?
-     Voilà, expliqua-t-elle en portant à ses lèvres la main de son mari et en l’effleurant d’un semblant de baiser. C’est comme ça qu’on baise la main d’un évêque.
-     Et chez qui ça ne prend-il pas ? demanda-t-il en riant.
-     Chez tous deux. Maintenant regarde comment il faut faire…
-     Attention, voilà les paysans qui viennent.
-     Ils n’ont rien vu.

Il s’élevait en eux comme un esprit de lutte ; elle le sentait mais n’était pas maîtresse, non plus que Vronski, de le dominer (…) « Qu’a-t-il cherché en moi ? Les satisfactions de la vanité plutôt que celles de l’amour. » Et les paroles de comte, l’expression de chien soumis que prenait son visage aux premiers temps de leur liaison lui revenaient en mémoire pour confirmer cette pensée. « Oui, tout en lui indiquait l’orgueil du triomphe. Il m’aimait certes, mais il était surtout fier de m’avoir conquise. Et maintenant qu’il m’a pris tout ce qu’il pouvait me prendre, je lui fais honte, je lui pèse, il n’a plus souci que d’observer les formes. »  (…) Cela n’était point une supposition gratuite, mais une vérité, dont la lueur vive qui lui découvrait les secrets de la vie et des rapports entre les hommes lui faisait crûment apparaître l’évidence.

« Si je pouvais, je chercherais à lui être une amie raisonnable, et non une maîtresse passionnée dont l’ardeur lui répugne et qui de son côté souffre de sa froideur. Mais je ne puis ni ne veux me transformer. (…) Mon petit Serge ! Lui aussi, j’ai cru l’aimer ; mon affection pour lui m’attendrissait moi-même. J’ai pourtant vécu sans lui, j’ai troqué l’amour que je lui portais contre une autre passion, et tant que celle-ci a été satisfaite, je ne me suis pas plainte de l’échange… »

Ce qu’elle appelait « cette autre passion » lui apparut sous des couleurs hideuses. Cependant elle goûtait un plaisir amer à fouiller ainsi ses sentiments et ceux d’autrui. « Nous en sommes tous là, et moi, et Pierre, et le cocher Théodore, et ce marchand qui passe, et tous les gens qui habitent les rives fortunées de la Volga que ces affiches nous convient à visiter. »

« Le raisonnement m’aurait-il jamais démontré que je dois aimer mon prochain au lieu de l’étrangler ? Si, lorsqu’on me l’a enseigné dans mon enfance, je l’ai aisément cru, c’est que je le savais déjà. »

« … je sentirai toujours une barrière entre le sanctuaire de mon âme et l’âme des autres, même celle de ma femme (…) Qu’importe ! Ma vie intérieure ne sera plus à la merci des événements, chaque minute de mon existence aura un sens incontestable, qu’il sera en mon pouvoir d’imprimer à chacune de mes actions : celui du bien ! »

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