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mercredi 20 mai 2020

« La Panthère des neiges » de Sylvain Tesson (2019)

Jusqu’alors, j’avais couru de la Yakoutie à la Seine-et-Oise, obéissant à trois principes : L’imprévu ne venait jamais à soi, il faut le traquer partout. Le mouvement féconde l’inspiration. L’ennui court moins vite qu’un homme pressé.

Je saluai les deux amis avec qui j’allais passer un mois : Marie, la fille au corps souple, fiancée de Munier, cinéaste animalière éprise de vie sauvage et de sports rapides, et Léo aux yeux hypermétropes, à la coiffure désordonnée, à la pensée profonde, donc mutique.

Pour tenir un espace, il existe un principe plus efficace que la coercition : le développement humanitaire et l’aménagement du territoire. L’Etat central apporte le confort, la rébellion s’éteint. En cas de jacquerie, les autorités se récrient : « Comment ? Un soulèvement ? Alors que nous bâtissons des écoles ? » (…) Lhasa, ville fermée aux étrangers jusqu’au milieu du XXè siècle, se trouvait désormais à quarante heures de train de Pékin (…) Jack London avait résumé les choses en 1902 : «  Quiconque nourrit un homme est son maître. »

Les yacks (…) avaient été massacrés au XXè siècle par les colons chinois (…) Depuis l’éveil économique de la Chine, les services gouvernementaux pratiquaient l’élevage intensif (…) Les agences vétérinaires avaient croisé les yacks sauvages avec le espèces domestiques et créé le datong, une espèce hybride conjuguant robustesse et soumission.

Le froid nous mordait. Nous cessions d’y penser quand les bêtes arrivaient. Nous ne les voyions pas s’approcher mais soudain elles étaient là, campées dans la poussière. C’était l’apparition.

Les scientifiques le regardaient de haut. Munier considérait la nature en artiste (…) La science masquait ses limites derrière l’accumulation des données numériques. L’entreprise de mise en nombre du monde prétendait faire avancer le savoir. C’était prétentieux. Munier, lui, rendait ses devoirs à la splendeur et à elle seule.

Je rêvais d’une presse quotidienne dévolue aux bêtes. Au lieu de : « Attaque meurtrière pendant le carnaval », on lirait dans les journaux : « Des chèvres bleues gagnent les Kunlun. » On y perdrait en angoisse, on y gagnerait en poésie.

L’art aussi servait à cela : recoller les débris de l’absolu.

Incapable de me fixer une direction unique, hésitant entre l’arrêt et le mouvement, soumis à l’oscillation, j’enviais les yacks, monstres cadenassés dans leur déterminisme et par là même dotés du contentement d‘être ce qu’ils étaient, postés là où ils pouvaient survivre. Les génies de l’humanité étaient des homme qui avaient choisi une voie unique, sans dévier. Hector Berlioz voyait dans l’ « idée fixe » la condition du génie.

« (…) Faire retour à la racine, c’est s’installer dans la quiétude. »
J’aimais cet hermétisme narcotique. Le Tao comme la fumée de havane dessine des énigmes douces. On n’est pas sommé de comprendre grand-chose mais l’engourdissement est aussi voluptueux que la lecture de saint Augustin. Le monothéisme n’aurait pas pu naître au Tibet (…) Le Tao, lui, restait une doctrine pour solitaire, errant sur le plateau (…) « Tous les êtres sont issus de l’Être ».

Le seul nom de Mékong justifiait le voyage. Les noms résonnent et nous allons vers eux, aimantés. Ainsi de Samarcande et d’Oulan-Bator. Pour d’autres, Balbec suffisait. Certains tressaillaient même au nom de Las Vegas !

Les loups peuvent couvrir quatre-vingt kilomètres d’une traite !

C’était une bonne définition de la nature sauvage : ce qui est encore là quand on ne le voit plus.

Sur la plage, les corps humains étaient allongés. Le peuple français avait grossi. La faute des écrans ? Depuis les années soixante, les sociétés s’étaient assises. Depuis la mutation cybernétique, les images défilaient devant des corps immobiles.

Des esprits monotones reprochaient à notre ami de saluer la beauté pure, et elle seule. C’était considéré comme un crime dans une époque d’angoisse et de moralité. « Et le message ? », lui disait-on, « et la fonte des glaces? ».

Un vrai souverain se contente d’être. Il s’épargne d’agir et se dispense d’apparaître. Son existence fonde son autorité. Le président d’une démocratie, lui, doit se montrer sans cesse, animateur de rond-point.

Pour l’instant, le temps passait, et lui seul. Il arriva qu’un gypaète tournât, dans l’espoir que nous fussions morts.

(…) je me remémorais l’enterrement de ma mère (…) Personne ne s’était préparé à l’inéluctable. Pendant la cérémonie catholique gréco-melkite où son cercueil reposait devant l’iconostase, quelques-uns d’entre nous pensèrent que la vie ne serait plus supportable, que l’obscénité de sa mort nous emporterait à sa suite. Mais les heures passaient et soudain, nous eûmes faim. Et voilà que l’assemblée tant éplorée et se croyant inconsolable se retrouva d’un même mouvement autour de la table du restaurant grec, mastiquant les poissons grillés et sirotant le vin résiné.

Que choisir ? Vivre maigre sous les voies lactées ou ruminer au chaud dans la moiteur de ses semblables ?

Dans les écosystèmes tropicaux, la vie se répand par profusion (…) Au Tibet, la longévité des créatures compense leur rareté. Les bêtes sont résistantes, individuées, programmées pour le long-terme : la vie dure.

Ils s’installèrent avec moi, vifs, ravissants, ne connaissant du monde que ce vallon et de la vie que des journées limpides, côtoyant les bêtes fauves et les yacks assagis. A huit ans, ces mômes avaient la notion de la liberté, de l’autonomie et des responsabilités, la morve au nez, le sourire en coin, un poêle comme seconde mère et un troupeau de géants à charge (…) Ils n’avaient pas de conseiller d’orientation, ils savaient courir la montagne (…) Ils échappaient à l’infamie de nos enfances européennes : la pédagogie, qui ôte aux enfants la gaieté.

Si la vie se résumait à l’assouvissement des besoins biologiques en vue de la reproduction de l’espèce, la perspective était encourageante : nous pourrions copuler dans des cubes de béton connectés au Wifi en mangeant des insectes. Mais si l’on demandait à notre passage sur la Terre sa part de beauté et si la vie était une partie jouée dans un jardin magique, la disparition des bêtes s’avérait une nouvelle atroce. La pire de toutes. Elle avait été accueillie dans l’indifférence. Le cheminot défend le cheminot. L’homme se préoccupe de l’homme. L’humanisme est un syndicalisme comme un autre. La dégradation du monde s’accompagnait d’une espérance frénétique en un avenir meilleur. Plus le réel se dégradait, plus retentissaient les imprécations messianiques. Il y avait un lien proportionnel entre la dévastation du vivant et le double mouvement d’oubli du passé et de supplique à l’avenir.

J’avais toujours eu l’âme faible et influençable. Je me confirmais aux spiritualités des lieux où j’atterrissais. Qu’on me jette dans un village yazidi, je priais le soleil. Qu’on me propulse dans la plaine gangétique, je m’accordais à Krishna (« Vois d’un œil égal souffrance et plaisir »). Séjournant dans les monts d’Arrée, je rêvais de l’Ankou. Seul l’islam n’avait pas prise, je n’avais pas de goût pour le droit pénal.

J’avais appris que la patience était une vertu suprême, la plus élégante et la plus oubliée. Elle aidait à aimer le monde avant de prétendre le transformer. Elle invitait à s’asseoir devant la scène, à jouir du spectacle, fût-il un frémissement de feuille. La patience était la révérence de l’homme à ce qui était donné.

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