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mardi 28 avril 2020

« Journal de l’Année de la Peste » de Daniel Defoe (1722)

Il poursuivit en me parlant des funestes conséquences qu’entraînait la présomption des Turcs et des mahométans d’Asie et d’autres endroits (…) Il me dit donc comment, se fondant sur les idées de prédestination qu’ils professent et selon lesquelles la fin de tout homme est prédéterminée et irrémédiablement décrétée à l’avance, ils vont avec la plus grande indifférence dans les endroits infectées converser avec des personnes contaminées ; ce qui fait qu’ils meurent à raison de dix à quinze mille par semaine, alors que les marchands européens ou chrétiens, qui se tiennent sur la réserve et à l’écart, échappent en général à la contagion.

Dans presque chaque demeure, ce n’étaient que pleurs et lamentations, surtout au début de la calamité ; car vers la fin, les cœurs étaient endurcis, et la mort se trouvait si constamment exposée aux yeux que les gens ne s’émouvaient plus autant de celle des proches, chacun s’attendant à être lui-même appelé dans l’heure suivante.

Le gouvernement encouragea la dévotion ; il ordonna des prières publiques et des jours de jeûne et d’humiliation, pour faire des confessions publiques de péché et implorer la miséricorde de Dieu, afin qu’il détournât l’affreux jugement suspendu sur les têtes ; et l’on ne saurait exprimer l’empressement avec lequel les gens de toutes confessions saisirent l’occasion, remplissant en foule les églises et les lieux de réunions, à tel pont qu’il était souvent impossible d’arriver fût-ce seulement jusqu’aux portes des églises les plus vastes (…) ceux des habitants qui étaient vraiment sérieux et pieux s’appliquèrent, d’une manière réellement chrétienne, à l’œuvre opportune de repentance et d’humiliation que devait pratiquer le peuple chrétien.
En outre, le public montra qu’il voulait prendre part à ces mesures : la Cour elle-même, qui vivait alors dans le luxe et les plaisirs, prit une figure de juste sollicitude pour le danger public. Tous les spectacles et intermèdes, qui, organisés à la mode de la cour de France, commençaient à se développer chez nous, furent interdits ; les tables de jeu, les salons publics de danse et de musique, dont la multiplication commençait à corrompre les mœurs, furent fermés et disparurent ; les pitres, bouffons, montreurs de marionnettes, danseurs de corde et autres baladins de ce genre qui avaient ensorcelé le menu peuple, fermèrent boutique, ne trouvant en fait  plus de pratique, car les esprits étaient occupés d’autres soucis (…) L’on avait la Mort devant les yeux, et chacun commençait à penser à la tombe et non plus à la joie et aux distractions.

Que de vols, que d’assassinats furent alors confessés à voix haute, dont nul survivant ne put jamais rapporter le récit. On entendait en passant des gens crier jusque dans la rue, implorant la miséricorde de Dieu au nom de Jésus-Christ et disant : « J’ai volé », « J’ai commis l’adultère », « J’ai tué » et ainsi de suite ; et personne n’osait s’arrêter pour faire la moindre enquête sur ces crimes ou pour apporter quelque réconfort à ces malheureux qui hurlaient ainsi l’angoisse tant de leur âme que de leur corps.

Toute maisonnée contaminée sera marquée d’une croix rouge haute d’un pied au centre de la porte, de façon qu’elle soit bien visible ; cette marque s’accompagnera d’un placard portant la phrase habituelle « Dieu, aie pitié de nous », apposé juste au-dessus de la croix. Ces marques resteront en place jusqu’à réouverture légale de la maison.

(…) les personnes qui, dans la frénésie du mal et le supplice causé par leurs tumeurs, supplice vraiment intolérable, échappaient à tout contrôle d’elles-mêmes ; rendue folle furieuses, elles se portaient à des actes de violence sur leur propre personne, se jetaient par les fenêtres, se brûlaient la cervelle, etc., les mères qui dans leur délire tuaient leurs enfants ; ceux qui mourraient de chagrin ou simplement de peur et de surprise sans aucune infection ; d’autres que l’effroi rendaient idiots ou hébétés, quand il ne les jetait pas dans le désespoir et la démence ou encore dans une folie atrabilaire (…) Chez certains, le durcissement des tumeurs était dû en partie à la force de la maladie, mais aussi à la trop grande violence des moyens employés pour les faire mûrir ; elles étaient alors si dures qu’aucun instrument ne pouvait les entamer, et les chirurgiens les brûlaient à l’aide de caustiques, de sorte que beaucoup mouraient fous furieux de cette torture et certains au cours même de l’opération.

Il faut remarquer que tout au long de cette calamité, les femmes se montrèrent les créatures les plus téméraires, les plus dénuées de peur et les plus acharnées. Comme un très grand nombre servaient d’infirmières auprès des malades, elles commirent beaucoup de menus larcins dans les maisons où elles étaient employées…

(…) durant neuf semaines d’affilée, il en mourut près d’un millier par jour, l’un dans l’autre, selon le compte même des bulletins hebdomadaires ; or, j’ai de bonnes raison de le croire, ceux-ci ne donnèrent jamais les chiffres complets, à des milliers près : la confusion était grande et les charrettes, quand elles enlevaient les morts travaillaient dans l’obscurité, de sorte qu’en certains endroits on ne tenait pas de comptes (…) il mourut au moins 100 000 personnes de la seule peste (…) quantité de pauvres êtres, désespérés d’avoir sur eux la maladie et que leur misère avait rendu stupides ou atrabilaires, erraient dans les champs et les bois à la recherche d’endroits étranges et secrets, presque n’importe où, pour se glisser sous un buisson ou une haie et mourir.

- Voyez, dit-il, voilà ma maison (il désignait une très petite masure, base, en planches) ; là vivent ma femme et mes enfants, si si l’on peut dire qu’ils vivent, car elle et un des enfants sont atteints ; mais je ne les approche pas.
A ces mots, je vis les larmes couler en abondance sur sa figure ; et elles en firent autant sur la mienne, je vous l’assure.
- Mais, dis-je, pourquoi ne les approchez-vous pas ? Comment pouvez-vous abandonner ainsi votre propre sang 
- Ah Monsieur, répondit-il, Dieu m’en garde! Je ne les abandonne pas ; je travaille pour eux autant que je le puis et, Dieu merci, je les préserve de la misère (…) j’ai appelé et ma femme a répondu qu’elle ne pouvait sortir pour l’instant ; mais elle espère venir dans une demie-heure et je l’attends. la pauvre femme ! ajouta-t-il ; elle est bien abattue. Elle a une tumeur qui a crevé, et j’espère qu’elle se remettra ; mais j’ai peur que l’enfant ne meure. Mais c’est le Seigneur qui…
Il s’interrompit et pleura abondamment (…) Ah, Monsieur ! s’écria-t-il. Ce sera une miséricorde infinie si l’un de nous est épargné, et qui suis-je pour oser murmurer ?
- Est-ce ainsi que tu parles ? Combien ma foi le cède à la tienne !

Ces cas de dispute entre les veilleurs et les pauvres gens cloîtrés étaient aussi divers que fréquents, sans parler de que j’ai déjà dit des évasions. Les veilleurs étaient parfois absents, parfois ivres ou encore endormis au moment où les gens avaient besoin d’eux ; et dans ce cas, l’on ne manquait jamais de les punir sévèrement, comme, en fait, ils le méritaient bien.

Certains médecins avaient déclaré avec insistance que non seulement les feux ne servaient pas à grand-chose, mais encore qu’ils étaient nuisibles à la santé publique. Ces médecins en firent grande clameur et adressèrent des plaintes au lord-maire. Par contre, d’autres membres de la même Faculté, éminents aussi, s’inscrivirent en faux contre cette opinion et ils donnèrent des raisons pourquoi ces feux étaient et devaient être utiles pour calmer la violence de l’épidémie (…) Les uns estimaient qu’il fallait des feux, mais faits de bois et non de charbon ; encore fallait-il que ce fût de certains bois particuliers tels que le sapin ou le cèdre à cause des puissants effluves de la térébenthine ; d’autres étaient pour le charbon et non le bois, à cause du souffre et du bitume…

Une charrette qui remontait Shoreditch, à ce que l’on raconte, fut abandonnée des conducteurs ou plutôt laissée aux soins d’un seul charretier, qui mourut dans la rue ; comme les chevaux avaient poursuivi leur chemin, la charrette versa, répandant les corps de-ci de-là d’horrible manière. On découvrit, paraît-il, dans la grande fosse de Finsbury Fields une autre charrette, dont le conducteur était mort ou était parti en l’abandonnant ; les chevaux avaiaent approché trop près et la charrette avait basculé, les entraînant dans la fosse.

Je le déclare donc, je ne reprocherai à quiconque d’attribuer la raison de ces évènements à la main immédiate de Dieu, à une assignation et une direction de sa Providence (…) Mais quand je parle de la peste comme d’une maladie découlant de causes naturelles, il la faut considérer comme se propageant aussi par des moyens naturels. Elle n’est nullement moins un jugement du fait qu’elle se trouve mue par des causes et des effets humains, car la Puissance divine ayant formé tout le plan de la nature et maintenant celle-ci dans son ordre, cette même Puissance estime bon de laisser ses propres actions à l’égard des hommes, qu’il s’agisse de miséricorde ou de jugement, suivre le cours ordinaire des causes naturelles…

En fait, rien n’était plus étonnant que de voir le courage avec lequel les gens se rendaient au culte public de Dieu même en ces temps où ils avaient peur de se glisser hors de chez eux pour tout autre raison.

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