Nombre total de pages vues

vendredi 17 avril 2020

« Ésotérisme et christianisme » de Jérôme Rousse-Lacordaire (2007)

On peut adopter pour date emblématique de la naissance de l’ésotérisme comme catégorie autonome, 1471, année de la publication de la traduction latine d’une bonne partie du Corpus hermeticum à Trévise, chez Geraert Van der Leyde.

Ces livres d’Hermès constituent ce que l’on appelle aujourd’hui le Corpus hermeticum (…) Ces textes, de genres littéraires très divers et de doctrines différentes, sont des IIè et IIIè siècles de notre ère (…) leur commune attribution à Hermès trismégiste (Hermès trois fois grand), père des sciences et de l’écriture (…) tous les textes hermétiques supposent ou affirment qu’une connaissance des différents degrés de la réalité et de leurs correspondances symboliques et réelles est accessible à l’homme, lequel en est transformé et peut se réunir au Principe au terme d’un processus d’illumination plus ou moins réglé et plus ou moins magique.

Hermès était tenu en haute estime ; aussi ne faut-il pas s’étonner que certains l’égalèrent quasiment à Moïse, voyant en lui celui qui apporta au païen la révélation que Moïse apporta aux juifs. La publication de la traduction ficinienne du Corpus hermeticum raviva cette ferveur.

Hermès Trimégiste était le premier maillon d’une chaîne d’initiés par laquelle se transmettait la sagesse, qui se continuait avec le platonisme et culminait dans l’évangile johannique et les écrits dionysiens.

Tout à l’urgence de réaliser le « concept-programme d’une renaissance, d’une renovatio », les humanistes renaissants appelaient de leurs vœux un savoir unitaire restauré capable de rendre compte de l’entièreté du monde dans toute sa complexité. Ils pensaient trouver les fondements de cette science nouvelle dans les traditions les plus anciennes de l’humanité telles qu’en attestaient les documents de l’Antiquité païenne et biblique. Dans cette perspective, les sages du paganisme étaient reliés de plusieurs manières au vaste courant de la révélation commencé avec Adam et achevé avec Jésus : 1) ils avaient bénéficié d’illuminations divines qui leur avaient permis d’anticiper, sous une forme plus ou moins voilée, le christianisme…

Cependant, en 1614 (…) Casaubon (…) montra que les prophéties d’Hermès étaient postérieures à l’apparition du christianisme (…) la langue grecque du livre de Mercure était celle de la littérature postérieure à l’apparition du christianisme. Par conséquence, pour Casaubon, le livre d’Hermès était un mélange tardif de Platon, de platoniciens et de Bible chrétienne.

Par philosophia perennis, Steuco désignait une science une et totale, dont nos premiers parents furent, par révélation divine, les dépositaires, et qui, depuis lors, s’était transmise, non sans se corrompre après le péché originel…

Le contexte d’émergence de la notion de philosophia perennis chez Steuco est un climat de division (…) schisme entre l’Eglise latine et l’Eglise grecque consommé avec la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453 (…) schisme entre catholiques et protestants, avec l’excommunication de Luther en janvier 1521…

Ainsi, en 1944, Aldous Huxley commençait-il The Perennial Philosophy par ces lignes : « Philosophia Perennis, - la formule a été créée par Leibniz ; mais la chose, - la métaphysique qui reconnaît une Réalité divine substantielle au monde des choses, des vies et des esprits  (…) la chose est immémoriale et universelle… »

« Bien qu’il n’y ait pas d’accord sur le sens précis de cette expression, elle est généralement employée pour dire qu’un certaine sorte de thème continu court à travers l’histoire de la philosophie, que certaines vérités persistantes et durables ont repérables das les textes philosophiques de toutes les époques historiques. » (Ch. B. Schmitt, 1966)

En 1920, Jacques Maritain (…) écrivait dans ses Elements de philosophie que la philosophie d’Aristote et de saint Thomas « apparaît encore comme continue et perdurable (philosophia perennis) en ce sens qu’avant qu’Aristote et saint Thomas l’aient constituée scientifiquement et comme philosophie, elle existait depuis le premier jour dans sa racine, à l’état pré-philosophique, comme instinct de l’intelligence, et comme connaissance naturelle des premières conclusions de la raison ; et en ce sens que, depuis sa fondation comme philosophie elle est demeurée stable et progressive dans sa grande vie traditionnelle, tandis que toutes les autres philosophies se succédaient sans durer. »

- c’est une sagesse qui, d’une manière ou d’une autre, est en l’homme depuis l’origine ;
- elle est donc inamissible, et accompagne toute l’histoire humaine, même si elle connaît des éclipses dues à l’oubli 
- par conséquent, elle est toujours d’actualité et particulièrement utile pour lutter contre les erreurs nouvelles 
- outre qu’elle fut donnée à l’homme dès l’origine, cette sagesse est transmise par des chaînes ou des généalogies d’hommes éminents ;
- enfin, le contenu de cette sagesse est suprême : il donne accès aux plus hautes vérités.

« Il est bon de bien distinguer l’ésotérisme, qui est une recherche de la connaissance, de la magie ou occultisme, qui est un outil pour obtenir des pouvoirs. (…) Au cœur de l’occultisme, il y a une volonté de puissance basée sur le rêve de devenir divin. » (« Jésus-Christ, le porteur d’eau vive - Que dit le Nouvel âge de la personne humaine ? »)

La place et le statut de la magie étaient cependant controversés au moins sur deux points : la « naturalité » même de la magie - la magie recourt-elle vraiment à des forces naturelles, ou ne sont-ce pas plutôt dans presque tous les cas des forces démoniques, voire démoniaques, qui agissent et qui abusent le magicien ?

« (…) cette « destinativité est le concept clef des théories médiévales de la magie (…) si un acte magique est compris comme un signe adressé à une intelligence, il est alors condamné comme démoniaque ; s’il est compris comme une cause dans un processus naturel, il peut alors être considéré licite. » (Nicolas Weill-Parot)

En 1486, Jean Pic de la Mirandole publia les Conclusiones (…) il prenait soin, dès la première page de ces conclusions magiques, de souligner : « Toute la magie qui est en usage chez les modernes, et que l’Eglise condamne à juste titre, n’a aucune consistance, aucun fondement, aucune vérité, parce qu’elle est aux mains des ennemis de la vérité première, « puissances de leurs ténèbres », qui répandent les ténèbres de l’erreur dans les intellects disposés au mal. » Mais d’ajouter aussitôt  : « La magie naturelle est licite, non prohibée, et sur les fondements théoriques universels de cette science, j’établis ci-dessous mes conclusions personnelles. »

La Monas Hieroglyphica (1564) est certainement l’ouvrage le plus célèbre de John Dee. En quête d’une science totale, Dee pense la trouver dans un hiéroglyphe qui inscrit en ses signes fondamentaux la mémoire de l’acte créateur : du point la ligne, et de la ligne au cercle (…) « Pour Dee, comprendre les mathématiques, c’est être capable de percer tous les secrets de l’univers physique, et par conséquent d’accroître par des inventions nouvelles les arts dont l’homme dispose. Dee était certes un mage et un astrologue, mais il était aussi un ardent partisan du progrès scientifique et technique qui affirmait (…) que « des arts nouveaux naissent chaque jour » et qu’« aucune limite infranchissable » ne peut faire obstacle à « l’industrie de l’homme » » (Jean-Marc Mandosio)

(…) la magie chez Dee repose sur un terrain profondément expérimental qui entend, au moyen d’une nouvelle optique qui annonce la cristallomancie grâce à quoi Dee enta en communication avec les anges), conjuguer expérience spirituelle, philosophie naturelle et mantique (…) elle reste constamment déterminée par les questions de philosophie naturelle et ce jusque dans les conversations angéliques. Si Dee recourt aux anges et aux sphères célestes, c’est d’abord, ainsi que le souligne D.E. Harkness, pour comprendre le monde naturel en s’adressant à des maîtres moins limités que les hommes : les anges.

Garsia (…) réfute surtout l’idée que la kabbale puisse conduire à reconnaître la divinité du Christ, non seulement parce que la kabbale est liée à la magie et repose sur des textes apocryphes, mais encore et surtout en raison de son inefficacité intrinsèque et factuellement avérée à convertir les juifs (ce que Pic n’ignorait pas mais attribuait à une méconnaissance ou une incompréhension par les juifs de leur propre tradition). Cette impuissance à convertir serait due, d’une part au fait que, puisque les interprétations mystiques des juifs et des chrétiens diffèrent entre elles, c’est dans la littéralité chrétienne, particulièrement celle de la loi nouvelle et spirituelle, que se trouvent les meilleurs arguments, et, d’autre part, au fait que la kabbale est très proche (mais non identique au) d’un Talmud aussi erroné qu’impie.

Effectivement, la tâche que se proposait le chrétien kabbaliste était de dévoiler aux juifs eux-mêmes cette religio christiana qu’était en fait la religio mosaica originelle, quitte à dépouiller la kabbale juive de sa spécificité juive, les spéculations sur les commandements.

Le projet de la philosophia occulta renaissante était de « désoccultation » des secrets, et non de voilement : cette philosophie était occulte dans son objet et non dans son exposé (…) Ce qui est peut-être vrai de l’occultisme ne l’est pas de la philosophia perennis. En effet, pas plus que la philosophia occulta, elle n’était une philosophie cachée, mais, au contraire, une mise en lumière des choses cachées ou oubliées par la décadence des temps.

(…) il semble que la franc-maçonnerie (…) se soit formée en Angleterre, vers le milieu du XVIIè siècle, sur le modèle d’une réforme du métier instituée en Ecosse à la fin du siècle précédent. En effet, en 1598 et 1599, l’intendant des travaux du roi d’Ecosse, William Schaw, tente une organisation territoriale en réseau de loges du métier chargée de conférer les deux grades d’apprenti et de compagnon. Certaines de ces loges de métier (…) reçurent à titre honoraire des personnalités étrangères au métier, souvent nourries de spéculations de l’ésotérisme renaissant (…) Ces gentlemen masons, les free masons, maçons libres par rapport à l’organisation du métier, passés de l’Ecosse à l’Angleterre y reconstituèrent ce qu’ils avaient connu en Ecosse (…) Telle serait l’origine des loges qui, en 1717, se réunirent pour constituer la Grande Loge de Londres.

Dès 1738, les francs-maçons furent excommuniés par la lettre apostolique (…) de Clément XII (…) l’ensemble du dispositif argumentatif du XVIIIè siècle est dominé par le motif du secret, c’est-à-dire par l’illégalité ds associations secrètes et par l’immoralité du serment du secret (…) En effet, le serment civique révolutionnaire, véritable déclencheur de l’hostilité entre l’Église et l’État français, resta longtemps au centre des conflits entre la hiérarchie ecclésiastique et les gouvernements français et favorisa très certainement un antimaçonnisme catholique pour lequel cette question du serment du secret était un point particulièrement sensible. De ce point de vue, la première condamnation pontificale de la franc-maçonnerie au XIXè siècle (…) marqua un tournant important (…) Au contraire des condamnations du XVIIIè siècle, celle-ci n’était plus ponctuelle et occasionnelle : elle voyait dans la franc-maçonnerie une manifestation de ces forces sataniques qui, de tout temps, s’affrontent à l’Eglise du Christ (…) les indices indubitables de malignité : du point de vue de la doctrine, l’indifférentisme religieux ; du point de vue de la composition du groupe, son caractère interconfessionnel ; du point de vue de la pratique, le caractère blasphématoire et sacrilège des rites et cérémonies.

La ritualité maçonnique, dans sa forme, prêterait à confusion avec les sacrements. Dans son fond, elle se vivrait sur un mode pélagien en substituant l’auto-perfectionnement de soi à la réception de la grâce divine. En outre, parce qu’elle passe par des symboles et se vit dans un climat de secret, elle exerce une action particulièrement prégnante sur la personne.

Je verrais volontiers la consommation de la rupture entre l’ésotérisme et l’orthodoxie catholique dans la large diffusion d’un ésotérisme sécularisé, volontiers anticlérical, par le biais du spiritisme et surtout du théosophisme qui furent l’un et l’autre condamnés par les autorités ecclésiastiques.

Le spiritisme a pour ancêtre immédiat le somnambulisme magnétique. Le médecin autrichien Franz Anton Mesmer (1734-1815) avait eu un franc succès à la fin des années 1770 à Paris avec ses baquets magnétiques censés harmoniser dans les patients le fluide magnétique dans lequel baigne l’univers.

La psychiatrie, qui découvre dans le fou un aliéné, c’est-à-dire un être hors de lui-même, se met à l’écoute d’un patient qui, pensait-on, pouvait accéder grâce au somnambulisme magnétique (aussi appelé « hypnose » à partir de 1843) à un savoir sur lui-même susceptible de lui apporter la guérison.

Stricto sensu, le spiritisme, terme forgé par Allan Kardec, est un spiritualisme qui croit aux esprits et à la possibilité de communiquer avec eux (…) Cette science, Kardec l’exposa dès 1857 dans le Livre des esprits. Elle se voulait un « occultisme opératoire et empirique, de laboratoire, exotérique en quelque sorte », aux antipodes de tout mysticisme et de tout dogme, fondé sur le refus de la croyance, du surnaturel séparé et du miracle, au profit de la science, du naturel, de la preuve expérimentales (y compris photographique) : une religion scientifique, un spiritualisme finalement largement matérialiste. En effet, pour Kardec (…) « l’étude de l’esprit peut être positive, objective, puisque, celui-ci est, au moins en partie, matériel, naturel en tout cas. »

Toute fois, le spiritisme, mixte de scientisme positiviste et d’ésotérisme occultiste, fut le plus souvent rejeté : il fut ignoré des scientifiques, qui jugeaient par trop défaillantes ses procédures et preuves expérimentales ; il fut réprouvé par bien des ésotéristes, qui lui reprochaient son matérialisme, sa publicité et son démocratisme. Il fut aussi condamné par les catholiques, pour des raisons assez proches des celles des ésotéristes.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire