Ce
n’est pas un accident qui pousse des gens comme nous à Paris.
On
peut lire ici sur les murs où vécurent Zola et Balzac et Dante et Strindberg et
tous ceux qui jamais furent quelque chose. Tout le monde y a vécu, à un moment
ou à un autre. Personne ne meurt ici…
Je
suis un homme qui voudrait vivre une vie héroïque et rendre le monde plus
supportable à ses propres yeux. Si, dans quelque moment de faiblesse, de
détente, de besoin, je lâche de la vapeur (un peu de colère brûlante dont la
chaleur tombe avec les mots) – rêve passionné, enveloppé des langes de l’image -
eh ! bien, prenez ou laissez…mais ne m’embêtez pas !
Je
suis un homme libre, et j’ai besoin de ma liberté. J’ai besoin d’être seul.
J’ai besoin de méditer ma honte et mon désespoir dans la retraite ; j’ai
besoin du soleil et du pavé des rues, sans compagnons, sans conversation, face
à face avec moi-même, avec la musique de mon cœur pour toute compagnie… Que
voulez-vous de moi ? Quand j’ai quelque chose à dire, je l’imprime. Quand
j’ai quelque chose à donner, je le donne. Votre curiosité qui fourre son nez
partout me fait lever le cœur. Vos compliments m’humilient. Votre thé
m’empoisonne. Je ne dois rien à personne. Je veux être responsable devant Dieu
seul… s’il existe !
A
New York, même un richard sent son insignifiance. New York est froid,
étincelant, malfaisant. Les « buildings » dominent. L’activité s’y
déroule avec une frénésie pour ainsi dire atomique. Plus l’allure est furieuse,
moins l’esprit y a de part. C’est une constante fermentation qui serait aussi
bien à sa place dans une éprouvette. Personne ne sait ce sont il s’agit.
Personne ne dirige l’énergie. Prodigieux. Bizarre. Déconcertant. Une poussée
formidable vers la création, mais d’une incohérence absolue.
« La
vie, dit Emerson, n’est rien d’autre que ce qu’un homme pense tout le
jour ». S’il en est ainsi, alors ma vie n’est rien d’autre qu’un gros
intestin. Non seulement je pense à la boustifaille tout le jour, mais j’en rêve
encore la nuit.
Maintenant,
un bourdonnement s’élève, et tous ceux qui veulent tousser s’en donnent à cœur
joie. On entend le bruit des pieds qui raclent, des sièges qui claquent, le
bruit régulier, menu, des gens qui vont et viennent sans raison, des gens qui
agitent leurs programmes, font semblant de les lire, puis les laissent tomber
et farfouillent sous leurs fauteuils, reconnaissants envers le plus léger
accident qui les empêchera de se demander ce qu’ils pensaient, parce que s’ils
savaient qu’ils ne pensaient rien ils deviendraient fous.
Je
n’ai jamais été à un concert auparavant avec le ventre si creux. Rien ne
m’échappe, pas même la chute de la plus petite épingle. C’est comme si je
n’avais pas de vêtements, comme si chaque pore de mon corps était une fenêtre,
et toutes ces fenêtres ouvertes et la lumière m’inondant les tripes.
C’est
que, vois-tu… ils sont tous pareils. Quand tu regardes une femme avec des
vêtements dessus, tu imagines toutes sortes de choses ; tu leur donnes une
individualité, quoi ! Qu’elles n’ont pas naturellement. Il y a tout juste
une fente entre les jambes, et tu t’échauffes là-dessus, tu ne la regardes même
pas la moitié du temps. Tu sais qu’elle y est, et tu ne penses qu’à y fourrer
ton instrument… comme si ton pénis pensait pour toi. C’est une illusion !
Tu t’enflammes pour rien… pour une fente avec des poils dessus, ou sans poils…
C’est si totalement dépourvu de sens, que ça me fascinait de le regarder. J’ai
du l’étudier dix minutes ou davantage. Quand tu le regardes de cette façon,
avec détachement, quoi ! Il te vient des drôles d’idées dans la tête. Tout
ce mystère sur le sexe… et puis tu découvres qu’il n’y a rien… c’est le vide… Ça
serait drôle si tu y trouvais un harmonica… ou un calendrier ! Mais il n’y
a rien là-dedans, absolument rien… C’est dégoûtant. Ça m’a rendu presque fou… Écoute,
sais-tu ce que j’ai fait ensuite ?
J’ai
tiré un coup en vitesse, et je lui ai tourné le dos. Oui, mon vieux ! J’ai
pris un livre, et je me suis mis à lire. Tu peux tirer quelque chose d’un
livre, même d’un mauvais livre… mais un con, c’est du temps perdu,
absolument !…
Comment
aurais-je pu prévoir en Amérique, avec tous ces pétards qu’on vous fiche au
derrière pour vous donner du cran et du courage, que la situation idéale pour
une homme de mon tempérament serait de chercher les fautes d’orthographe.
Là-bas, on ne pense à rien d’autre qu’à devenir Président des États-Unis
quelque jour. Potentiellement, chaque individu est du bois dont on fait les
Présidents. Ici, c’est différent. Ici, chaque individu est potentiellement un
zéro. Si vous devenez quelque chose ou quelqu’un, c’est un accident, un
miracle.
Un
samedi après-midi, avec un livre succès-raté entre les mains. Tout nage dans un
muco-pus divin. La boisson me laisse un goût amer d’herbe à la bouche, la lie
de notre grande civilisation occidentale, qui va pourrissant maintenant comme
les orteils des saints.
Si
de temps en temps nous rencontrons des pages qui font explosion, des pages qui
déchirent et meurtrissent, qui arrachent des gémissements, des larmes et des
malédictions, sachez qu’elles viennent d’un homme acculé au mur, un homme dont
les mots constituent la seule défense, et ses mots sont toujours plus forts que
le poids mensonger et écrasant du monde, plus forts que tous les chevalets et
toutes les roues que les poltrons inventent pour écraser le miracle de la
personnalité.
Côte
à côte avec la race humaine, coule une autre race d’individus, les inhumains,
la race des artistes qui, aiguillonnés par des impulsions inconnues, prennent
la masse amorphe de l’humanité et, par la fièvre et le ferment qu’ils lui
influent, changent cette pâte détrempée en pain et le pain en vin et le vin en
chansons. De ce compost mort et de ces scories inertes ils font lever un chant
qui contamine. Je vois cette autre race d’individus mettre l’univers à sac,
tourner tout sens dessus dessous, leurs pieds toujours pataugeant dans le sang
et les larmes, leurs mains toujours vides, toujours essayant de saisir,
d’agripper l’au-delà, le Dieu hors d’atteinte : massacrant tout à leur
portée afin de calmer le monstre qui ronge leurs parties vitales. Je vois que
lorsqu’ils s’arrachent les cheveux de l’effort de comprendre, de saisir
l’à-jamais inaccessible, je vois que lorsqu’ils mugissent comme des bêtes
affolées et qu’ils éventrent de leurs griffes et de leurs cornes, je vois que
c’est bien ainsi, et qu’il n’y a pas d’autre voie. Un homme qui appartient à
cette race doit se dresser sur les sommets, le charabia à la bouche, et se
déchirer les entrailles. C’est bien et c’est juste, parce qu’il le faut !
Et tout ce qui reste en dehors de ce spectacle effrayant, tout ce qui est moins
terrifiant, moins épouvantable, moins fou, moins délirant, moins contaminant,
n’est pas de l’art. Tout le reste est contrefaçon. Le reste est humain. Le
reste appartient à la vie et à l’absence de vie.
Ayons
un monde d’hommes et de femmes avec des dynamos entre les jambes, un monde de
fureur naturelle, de passion, d’action, de drame, de rêves, de folie, un monde
qui produise l’extase et non des pets de lapin !
Nous
allions d’un endroit à un autre, examinant ce qui se passait avec la lucidité
qui survient après une bombe de toute la nuit.
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