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dimanche 5 janvier 2020

"Tropique du Cancer" de Henry Miller (1934)


Ce n’est pas un accident qui pousse des gens comme nous à Paris.

On peut lire ici sur les murs où vécurent Zola et Balzac et Dante et Strindberg et tous ceux qui jamais furent quelque chose. Tout le monde y a vécu, à un moment ou à un autre. Personne ne meurt ici…

Je suis un homme qui voudrait vivre une vie héroïque et rendre le monde plus supportable à ses propres yeux. Si, dans quelque moment de faiblesse, de détente, de besoin, je lâche de la vapeur (un peu de colère brûlante dont la chaleur tombe avec les mots) – rêve passionné, enveloppé des langes de l’image - eh ! bien, prenez ou laissez…mais ne m’embêtez pas !
Je suis un homme libre, et j’ai besoin de ma liberté. J’ai besoin d’être seul. J’ai besoin de méditer ma honte et mon désespoir dans la retraite ; j’ai besoin du soleil et du pavé des rues, sans compagnons, sans conversation, face à face avec moi-même, avec la musique de mon cœur pour toute compagnie… Que voulez-vous de moi ? Quand j’ai quelque chose à dire, je l’imprime. Quand j’ai quelque chose à donner, je le donne. Votre curiosité qui fourre son nez partout me fait lever le cœur. Vos compliments m’humilient. Votre thé m’empoisonne. Je ne dois rien à personne. Je veux être responsable devant Dieu seul… s’il existe !

A New York, même un richard sent son insignifiance. New York est froid, étincelant, malfaisant. Les « buildings » dominent. L’activité s’y déroule avec une frénésie pour ainsi dire atomique. Plus l’allure est furieuse, moins l’esprit y a de part. C’est une constante fermentation qui serait aussi bien à sa place dans une éprouvette. Personne ne sait ce sont il s’agit. Personne ne dirige l’énergie. Prodigieux. Bizarre. Déconcertant. Une poussée formidable vers la création, mais d’une incohérence absolue.

« La vie, dit Emerson, n’est rien d’autre que ce qu’un homme pense tout le jour ». S’il en est ainsi, alors ma vie n’est rien d’autre qu’un gros intestin. Non seulement je pense à la boustifaille tout le jour, mais j’en rêve encore la nuit.

Maintenant, un bourdonnement s’élève, et tous ceux qui veulent tousser s’en donnent à cœur joie. On entend le bruit des pieds qui raclent, des sièges qui claquent, le bruit régulier, menu, des gens qui vont et viennent sans raison, des gens qui agitent leurs programmes, font semblant de les lire, puis les laissent tomber et farfouillent sous leurs fauteuils, reconnaissants envers le plus léger accident qui les empêchera de se demander ce qu’ils pensaient, parce que s’ils savaient qu’ils ne pensaient rien ils deviendraient fous.

Je n’ai jamais été à un concert auparavant avec le ventre si creux. Rien ne m’échappe, pas même la chute de la plus petite épingle. C’est comme si je n’avais pas de vêtements, comme si chaque pore de mon corps était une fenêtre, et toutes ces fenêtres ouvertes et la lumière m’inondant les tripes.

C’est que, vois-tu… ils sont tous pareils. Quand tu regardes une femme avec des vêtements dessus, tu imagines toutes sortes de choses ; tu leur donnes une individualité, quoi ! Qu’elles n’ont pas naturellement. Il y a tout juste une fente entre les jambes, et tu t’échauffes là-dessus, tu ne la regardes même pas la moitié du temps. Tu sais qu’elle y est, et tu ne penses qu’à y fourrer ton instrument… comme si ton pénis pensait pour toi. C’est une illusion ! Tu t’enflammes pour rien… pour une fente avec des poils dessus, ou sans poils… C’est si totalement dépourvu de sens, que ça me fascinait de le regarder. J’ai du l’étudier dix minutes ou davantage. Quand tu le regardes de cette façon, avec détachement, quoi ! Il te vient des drôles d’idées dans la tête. Tout ce mystère sur le sexe… et puis tu découvres qu’il n’y a rien… c’est le vide… Ça serait drôle si tu y trouvais un harmonica… ou un calendrier ! Mais il n’y a rien là-dedans, absolument rien… C’est dégoûtant. Ça m’a rendu presque fou… Écoute, sais-tu ce que j’ai fait ensuite ?
J’ai tiré un coup en vitesse, et je lui ai tourné le dos. Oui, mon vieux ! J’ai pris un livre, et je me suis mis à lire. Tu peux tirer quelque chose d’un livre, même d’un mauvais livre… mais un con, c’est du temps perdu, absolument !…

Comment aurais-je pu prévoir en Amérique, avec tous ces pétards qu’on vous fiche au derrière pour vous donner du cran et du courage, que la situation idéale pour une homme de mon tempérament serait de chercher les fautes d’orthographe. Là-bas, on ne pense à rien d’autre qu’à devenir Président des États-Unis quelque jour. Potentiellement, chaque individu est du bois dont on fait les Présidents. Ici, c’est différent. Ici, chaque individu est potentiellement un zéro. Si vous devenez quelque chose ou quelqu’un, c’est un accident, un miracle.

Un samedi après-midi, avec un livre succès-raté entre les mains. Tout nage dans un muco-pus divin. La boisson me laisse un goût amer d’herbe à la bouche, la lie de notre grande civilisation occidentale, qui va pourrissant maintenant comme les orteils des saints.

Si de temps en temps nous rencontrons des pages qui font explosion, des pages qui déchirent et meurtrissent, qui arrachent des gémissements, des larmes et des malédictions, sachez qu’elles viennent d’un homme acculé au mur, un homme dont les mots constituent la seule défense, et ses mots sont toujours plus forts que le poids mensonger et écrasant du monde, plus forts que tous les chevalets et toutes les roues que les poltrons inventent pour écraser le miracle de la personnalité.

Côte à côte avec la race humaine, coule une autre race d’individus, les inhumains, la race des artistes qui, aiguillonnés par des impulsions inconnues, prennent la masse amorphe de l’humanité et, par la fièvre et le ferment qu’ils lui influent, changent cette pâte détrempée en pain et le pain en vin et le vin en chansons. De ce compost mort et de ces scories inertes ils font lever un chant qui contamine. Je vois cette autre race d’individus mettre l’univers à sac, tourner tout sens dessus dessous, leurs pieds toujours pataugeant dans le sang et les larmes, leurs mains toujours vides, toujours essayant de saisir, d’agripper l’au-delà, le Dieu hors d’atteinte : massacrant tout à leur portée afin de calmer le monstre qui ronge leurs parties vitales. Je vois que lorsqu’ils s’arrachent les cheveux de l’effort de comprendre, de saisir l’à-jamais inaccessible, je vois que lorsqu’ils mugissent comme des bêtes affolées et qu’ils éventrent de leurs griffes et de leurs cornes, je vois que c’est bien ainsi, et qu’il n’y a pas d’autre voie. Un homme qui appartient à cette race doit se dresser sur les sommets, le charabia à la bouche, et se déchirer les entrailles. C’est bien et c’est juste, parce qu’il le faut ! Et tout ce qui reste en dehors de ce spectacle effrayant, tout ce qui est moins terrifiant, moins épouvantable, moins fou, moins délirant, moins contaminant, n’est pas de l’art. Tout le reste est contrefaçon. Le reste est humain. Le reste appartient à la vie et à l’absence de vie.

Ayons un monde d’hommes et de femmes avec des dynamos entre les jambes, un monde de fureur naturelle, de passion, d’action, de drame, de rêves, de folie, un monde qui produise l’extase et non des pets de lapin !

Nous allions d’un endroit à un autre, examinant ce qui se passait avec la lucidité qui survient après une bombe de toute la nuit.

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