Le
succès auprès des inconnus, m’explique Baumgarten, réside dans le fait de ne
jamais leur poser des questions dont la réponse exige réflexion et de prêter la
plus grande attention à cette réponse, si banale soit-elle. « Rappelle-toi
ton James, Kepesh – Dramatiser, dramatiser » Faire comprendre à ces
gens, que ce qu’ils sont, d’où ils viennent, ce qu’ils portent est intéressant.
En un certain sens, capital. Voilà la vraie compassion. Er je t’en prie, pas
d’étalage d’ironie. Ton problème, c’est que tu les effarouches avec ta
merveilleuse prédilection pour la complexité des choses. D’après mon
expérience, la femme de la rue, la femme ordinaire, n’apprécie pas l’ironie, En
fait, c’est l’ironie, qui la braque. Elle veut qu’on lui soit attentif ;
elle veut être appréciée.
Pour
Birgitta donc – pour ce que je préfère aujourd’hui oblitérer comme une
« jeunesse prolongée et dévoyée » - le reflux d’un sentiment de
perverse complicité, et pour Claire, pour cette femme aimante animée d’une
vraie passion et qui m’a sauvé ? Irritation, déception, dégoût – mépris
pour tout ce qu’elle fait si merveilleusement, rancœur à cause de ce petit
geste auquel elle répugne. Je vois très bien ce qui me la rendrait
insupportable. Les photos. Les listes. Cette bouche qui refuse de boire mon
foutre. La commission d’examen des programmes. Tout.
Je
pourrais feuilleter mon carnet d’adresses ou regarder par-dessus l’épaule de ma
mère le registre des entrées au Hungarian Royale : Levy, Golschmidt,
Sneider, Hirsch… les tombes s’alignent innombrables mais, seule, celle de Kafka
paraît correctement entretenue – les autres morts n’ont pas de survivants assez
proches pour venir couper la broussaille ou le lierre qui s’enlace autour des
arbres et forme un dais serré joignant l’emplacement d’un Juif défunt à celui
du suivant. Au seul célibataire sans enfant semble avoir été accordé le
privilège d’une progéniture vivante. Où l’ironie peut-elle mieux fleurir que
sur la tombe de Franze Kafky ?
Et
jusqu’à ce que la mort nous sépare – la terrible proximité et la terrible
distance existant entre mon père et moi vont se maintenir dans les mêmes
proportions déroutantes qui les ont toujours caractérisées.
Ne
vient-il pas un temps dans la vie où l’on cède au devoir, où on l’accueille en
bienvenu comme l’on cédait autrefois au plaisir, à la passion, à l’aventure –
un temps où le devoir est le plaisir plutôt que le plaisir un devoir…
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