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mardi 7 janvier 2020

"Gilles" de Pierre Drieu La Rochelle (1939)


Ne faut-il pas à la fin du compte s’appuyer sur des œuvres pour porter plus loin la rêverie qui sinon tourne sur elle-même et devient vide et néant ?

On ne peut pas s’abstenir absolument de donner des preuves, de s’engager, de se compromettre. Vivre, c’est d’abord se compromettre.

Cette nature-là semblait exclure la guerre dans une ignorance, une indifférence totales. Ce n’était pas une nature pacifique pourtant. Cette terre et cette mer menaient leur guerre, leur guerre éternelle. Mais enfin, cette guerre ignorait l’autre guerre, la guerre de la chimie et de la métallurgie, la guerre des idéologies et des bureaucraties.

(…) plus les gens sont primitifs, plus éperdument sautent-ils dans le monde moderne. Ils sont sans défense.

Les juifs sautent de la synagogue à la Sorbonne.

… car les vivants, en regrettant les morts, en regrettant de n’avoir pas aidé les ex-vivants à vivre, regrettent ainsi de n’avoir pas vécu eux-mêmes davantage, en se donnant plus. Ah ! Il faut mettre de la profondeur dans chaque minute, chaque seconde ; sans quoi, tout est raté pour l’éternité.

Est-ce que le tressaillement de la chair n’est pas irrésistible sur le cœur ? Dans les bras de la putain la plus fortuite, n’avait-il pas senti frémir la tendresse avec le plaisir ?

L’amour n’est grand, après quelques étreintes, que dans la communauté de passions autres que l’amour.

Elle en parlait avec le sans-gêne des gens qui ont vécu et qui n’hésitent plus à vomir presque tout ce qu’ils ont connu aussi bien qu’à louer sans retenue le peu qu’ils ont goûté.

Ce n’est pas souvent avec la femme qu’ils aiment le plus que les hommes, surtout les hommes jeunes, et dans les débuts d’un amour, sont les amants les plus caressants.

Je ne te croirai jamais, je ne croirai jamais aucune femme. J’ai vu trop de femmes tromper, j’ai trop bien vu comment elles trompaient.

Tu es toute magnétisée par notre amour ; alors les hommes vont se jeter sur toi.

Chaque fois qu’une femme prend un nouvel amant, elle renouvelle son pouvoir sur les autres hommes.

Il retrouvait là ce qu’il détestait chez la plupart des bourgeois : quelque chose de trop calculé, de trop arrêté dans le choix et surtout dans la disposition des objets qui glaçait son sens noble de la fantaisie.

« Ai parlé à Percy. Lui ai dit mon amour. Ai découvert qu’il m’aimait. Lui ferais trop de mal. Impossible faire ça. Il faut renoncer. T’aimerai toujours. Oublie-moi. »
Seul, ce télégramme existait. Tout croulait. Lui qui était âgé de trente ans avait le sentiment définitif qu’il était mort, qu’il n’avait jamais vécu, Le formidable acte de foi qu’il avait fait récemment dans la vie avait débouché dans le néant. Lui qui, depuis six mois, croyait étreindre de magnifiques, de puissantes épaisseurs de vie, n’avait tenu que du vent. Dora n’existait pas. La Femme n’existait pas.

Mais elle lui avait crié ensuite sur la plage : « Je veux être entièrement à toi ». Et elle avait été entière dans ses bras. Alors ? Alors, si tout cela était faux, c’est que le monde n’existait pas. Le monde avait sans doute essayé d’être, mais il n’avait pu être.
Et lui ? Il s’était donné entièrement, il n’y avait pas une parcelle de lui-même qui n’avait été jetée à ce feu. Il avait flambé tout entier ; il était parti vers elle pour le voyage sans retour de la flamme. Elle savait bien qu’il ne pourrait revenir en arrière, elle savait bien qu’elle le tuait.

Le suicide, c’est la vengeance antique, éternelle, le geste déprécatoire du vaincu qui rejette son sang sur le vainqueur. Ainsi, il s’installerait à jamais comme fantôme dans le cerveau de Dora. Jamais elle ne pourrait l’oublier.

Il n’ignorait pas que tout est question de force entre un homme et une femme, ou de prestige ; donc en prenant un sleeping pour Cannes, il retournait la situation ; il n’était plus l’homme blessé à qui on a fait une injustice et qui s’éloigne, énigmatique et de nouveau tentant ; il était un être humilié, suppliant.

Pour rien au monde, il n’aurait voulu manœuvrer, être habile, attirer les chances de son côté. Il avait toujours en horreur de la gagner, de la conquérir ; c’est pourquoi, passés les premiers jours où il s’était montré et raconté avec quelque peu d’enthousiasme, il avait son soin et sa volupté à se dévoiler peu à peu dans sa diversité, ses inégalités, à montrer ses hauts et ses bas.

Elle le trouvait faible, il était sa proie. Il était tourmenté, possédé par elle. Elle lui en voulait terriblement de ce qu’il lui avait laissé faire.

Il pensait que c’était donner que de tout supporter, de passer par toutes les humiliations de l’attente et de la patience ; il entrevoyait pourtant aussi que c’était tout compromettre, tout perdre, que de la laisser ainsi abandonnée à elle-même.

Seule compte la force, dans l’amour comme dans le reste.

Nos amis, comme nos amantes, sont ce que nous les faisons.

…tout ce petit monde de bourgeois intellectuels, tremblotant et flageolant, fit grimacer de mépris les agents.

-Tu comprends, autrefois, les hommes pensaient parce que penser, pour eux, c’était un geste réel. Penser, c’était finalement donner ou recevoir un coup d’épée…

Qui ne connaît pas la campagne l’hiver ne connaît pas la campagne et ne connaît pas la vie. Traversant les vastes étendues dépouillées, les villages tapis, l’homme des villes est brusquement mis en face de l’austère réalité contre laquelle les villes sont construites et fermées. Le dur revers des saisons lui est révélé, le moment sombre et pénible des métamorphoses, la condition funèbre des renaissances. Alors, il voit que la vie se nourrit de la mort, que la jeunesse sort de la méditation la plus froide et la plus désespérée et que la beauté est le produit de la claustration et de la patience.

Les paresseux ne font qu’éviter une difficulté pour retomber dans une autre.

Moins elle avait de but et plus sa vie prenait de sens.

Or, il s’apercevait qu’il en était de l’amitié comme de l’amour. C’est une passion qui a la violence et la fragilité des autres passions. Et elle n’en a sans doute pas la puissance de renouvellement, car il est plus facile de reflamber, à quarante ou à cinquante ans, dans l’amour que dans l’amitié.

Il y a plus d’amertume et de découragement à l’intérieur d’un sexe que d’un sexe à l’autre. L’amitié demande trop d’efforts et de sacrifices qui touchent à la substance même d’un homme, qui menacent son originalité et sa nécessaire persévérance en soi-même. Un ami, c’est une chance unique de connaître du monde autre chose que soi ; chance sur laquelle un esprit généreux se jette d’abord avec ivresse et que bientôt, en ayant assimilé quelque chose d’indicible, il rejette avec crainte et horreur. Enfin l’amour fait une concurrence de plus en plus déloyale à l’amitié à mesure qu’on avance en âge, en l’assimilant. Au fond, l’amitié n’est possible que dans la jeunesse, où elle se confond avec la découverte de la vie et de l’amour…

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