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mercredi 8 janvier 2020

"Oh les beaux jours" de Samuel Beckett (1961)


Non pas que je me fasse des illusions, tu n’entends pas grand chose, Willie, à Dieu ne plaise. Des jours peut-être où tu n’entends rien. Mais d’autres où tu réponds. De sorte que je peux me dire à chaque moment, même lorsque tu ne réponds pas et n’entends peut-être rien, Winnie, il est des moments où tu te fais entendre, tu ne parles pas toute seule tout à fait, c’est-à-dire dans le désert, chose que je n’ai jamais pu supporter… à la longue. C’est ce qui me permet de continuer, de continuer à parler s’entend. Tandis que si tu venais à mourir… le vieux style !... ou à t’en aller en m’abandonnant, qu’est-ce que je pourrais bien faire, toute  la journée… je veux dire depuis le moment où ça sonne, pour le réveil, jusqu’au moment où ça sonne, pour le sommeil ? Simplement regarder droit devant moi, les lèvres rentrées ?

Les mots vous lâchent, il est des moments où même eux vous lâchent.

Hé oui, si peu à dire, si peu à faire, et la crainte si forte, certains jours, de se trouver… à bout, des heures devant soi, avant que ça sonne, pour le sommeil, et plus rien à dire, plus rien à faire, que les jours passent, pour le sommeil, et rien ou presque rien de dit, rien ou presque rien de fait. Voilà le danger. Dont il faut se garer.

Je prends cette petite glace, je la brise sur une pierre… je la jette loin de moi… elle sera de nouveau là demain, dans le sac, sans une égratignure, pour m’aider à tirer ma journée. Non, on ne peut rien faire.

Je pensais autrefois… je dis, je pensais autrefois que j’apprendrais à parler toute seule. Je veux dire à moi-même le désert. Mais non. Non non. Donc tu es là. Oh tu dois être mort, oui, sans doute, comme les autres, tu as dû mourir, ou partir, en m’abandonnant, comme les autres, ça ne fait rien, tu es là. 

Autrefois… maintenant… comme c’est dur, pour l’esprit.

Il y a si peu qu’on puisse dire. On dit tout. Tout ce qu’on peut. Et pas un mot de vrai nulle part.

Que ferais-je sans eux, quand les mots me lâchent ? Regarder devant moi, les lèvres rentrées ? Je ne peux pas. Ah oui, de grandes bontés, de grande bontés. Quelquefois j’entends des bruits. Mais pas souvent. Je les bénis, je bénis les bruits, ils m’aident à… tirer ma journée. Le vieux style ! Oui, ce sont des beaux jours, les jours où il y a des bruits.

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