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samedi 11 janvier 2020

"Petit fictionnaire illustré" d'Alain Finkielkraut (1981)


Prenez un mot de la langue. Choisissez-le de préférence assez long. Oubliez le sens, pour ne vous attacher qu’à sa physionomie. Lentement, patiemment (ceci est un jeu dominical), dévisagez votre vocable. Si la chance vous sourit, un mot surgira dans votre esprit qui présente avec le premier quelque trait de ressemblance. Alors commence l’opération délicate : il faut que ces deux termes fusionnent, vous devez les croiser afin que naisse de cette union un petit bâtard bizarre (puisqu’il ne se rencontre dans aucun dictionnaire vivant) et familier (puisqu’on reconnaît en lui la présence des deux mots d’origine). Il est des hybridations impossibles, mais, au cas où vous réussiriez, dites-vous bien, gros balaise, que votre beau malaise a fait un mot-valise.
Mais ne vous laissez pas étourdir. Le jeu continue. Cherchez maintenant une définition à ce terme inédit. En mélangeant les significations des mots qui sont enfermés dans votre valise, vous ferez advenir un sentiment compliqué, une réticence impalpable, un animal chimérique, ou un concept fou. La réside le vrai plaisir : vous qui n’êtres pas philosophe, vous inventez des notions ; vous dont l’imaginaire est pauvre, vous engendrez des amorces d’histoires auxquelles vous n’aviez jamais rêvé, et vous fabriquez des fantasmes qui ne sont même pas à vous ; vous qui pratiquez d’habitude une psychologie rudimentaire, vous dévoilez, sans le faire exprès, des subtilités affectives, à faire pâlir d’envie Dostoïevski lui-même ; vous, enfin, qui affectionnez les tout petits vertiges, vous vous sentez perdre pied : à la faveur d’un balbutiement, votre univers mental vacille, et des objets impensables naissent d’être nommés.

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