Vous
demandez si vos vers sont bons […] Votre regard est tourné vers le
dehors ; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire.
Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Il n’est qu’un seul
chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire :
examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. Confessez-vous
à vous-même : mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? Ceci
surtout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit :
« Suis-je vraiment contraint d’écrire ? »
N’écrivez
pas de poèmes d’amour. Evitez d’abord ces thèmes trop courants : ce sont
les plus difficiles. Là où des traditions sûres, parfois brillantes, se
présentent en nombre, le poète ne peut livrer du propre qu’en pleine maturité
de sa force.
Utilisez
pour vous exprimer les choses qui vous entourent, les images de vos songes, les
objets de vos souvenirs. Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez
pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses
richesses.
Une
œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité.
Gagnez
les profondeurs : l’ironie n’y descend pas.
Les
œuvres d’art sont d’une infinie solitude ; rien n’est pire que la critique
pour les aborder. Seul l’amour peut les saisir, les garder, être juste envers
elles. Donnez toujours raison à votre sentiment à vous contre ces analyses, ces
comptes rendus, ces introductions. Eussiez-vous même tort, le développement
naturel de votre vie intérieure vous conduire lentement, avec le temps, à un
autre état de connaissance.
Une
seule chose est nécessaire : la solitude. La grande solitude intérieure.
Aller en soi-même, et ne rencontrer durant des heures personne, c’est à cela
qu’il faut parvenir.
Ne
vous laissez pas troubler dans votre solitude parce que vous sentez en vous des
velléités d’en sortir. Ces tentations doivent même vous aider si vous les
utilisez dans le calme et la réflexion, comme un instrument pour étendre votre
solitude à un pays plus riche encore et plus vaste.
Nous
savons peu de choses, mais qu’il faille nous tenir au difficile c’est là une
certitude qui ne doit pas nous quitter. Il est bon d’être seul parce que la
solitude est difficile. Qu’une chose soit difficile doit nous être une raison
de plus de nous y tenir. Il est bon aussi d’aimer ; car l’amour est
difficile.
L’amour
ce n’est pas dès l’abord se donner, s’unir à un autre. (Que serait l’union de
deux êtres encore imprécis, inachevés, dépendants ?) L’amour, c’est
l’occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour
l’amour de l’être aimé. C’est une haute exigence, une ambition sans limite, qui
fait de celui qui aime un élu qu’appelle le large.
Dans
l’amour, quand il se présente, ce n’est que l’obligation de travailler à
eux-mêmes que les êtres jeunes devraient voir. Se perdre dans un autre, se
donner à un autre, toutes les façons ne sont pas encore pour eux. Il leur faut
d’abord thésauriser longtemps, accumuler beaucoup.
Là
est l’erreur si fréquente et si grave des jeunes […] Ils se déversent, alors
que leur âme n’est qu’ébauche, trouble et désordre.
Et
chacun perd le sens du large et les moyens de le gagner, chacun échange les
va-et-vient des choses du silence, pleins de promesses, contre un désarroi
stérile d’où ne peuvent sortir que le dégoût, pauvreté, désillusion. Il ne lui
reste plus qu’à trouver un refuge dans une de ces multiples conventions qui
s’élèvent partout comme des abris le long d’un chemin périlleux. Nulle région
humaine n’est aussi de conventions que celle-là. Canots, bouées, ceintures de
sauvetage, la société offre là tous les moyens d’échapper. Enclins à ne voir
dans l’amour qu’un plaisir, les hommes l’ont rendu d’accès facile, bon marché,
sans risques, comme un plaisir de foire.
Ils
sentent bien que c’est là une question qui se pose d’être à être, et qu’il y
faut, pour chaque cas, une réponse unique, étroitement personnelle. Mais
comment, s’ils se sont déjà confondus, dans la précipitation de leur étreinte,
s’ils ont perdu leur propre, trouveraient-ils en eux-mêmes un chemin pour
échapper à cet abîme où a sombré leur solitude ?
Tout
ce qui vient de ces unions troubles, qui doivent leur confusion à la hâte, ne
peut être que convention.
Il
sera cet amour que nous préparons en luttant durement : deux solitudes se
protégeant, se complétant, se limitant, et s’inclinant l’une devant l’autre.
Je
crois bien que cet amour ne survit si fort et si puissant dans votre souvenir
que parce qu’il a été pour vous la première occasion d‘être seul au plus
profond de vous-même, le premier effort intérieur que vous ayez tenté dans
votre vie.
Seules
sont mauvaises et dangereuses les tristesses qu’on transporte dans la foule
pour qu’elle les couvre.
Celles-là
s’amoncellent dans l’être : elles sont bien de la vie, mais de la vie qui
n’a pas été vécue, qui est dédaignée, comme abandonnée, et qui n’en peut pas
moins causer notre mort.
Et
si nous revenons à la solitude, il nous devient de plus en plus clair qu’elle
n’est pas une chose qu’il nous est loisible de prendre ou de laisser. Nous
sommes solitude. Nous pouvons, il est vrai, nous donner le change et faire
comme si cela n’était pas. Mais c’est tout. Comme il serait préférable que nous
comprenions que nous sommes solitude ; oui : et partir de cette
vérité !
La
peur de l’inexplicable n’a pas seulement appauvri l’existence de l’individu,
mais encore les rapports d’homme à homme, elle les a soustraits au fleuve des
possibilités infinies pour les abriter en quelque lieu sûr de la rive. Ce n’est
pas seulement à la paresse que les rapports d’homme à homme doivent d’être
indiciblement monotones, de se reproduire sans nouveauté : c’est à
l’appréhension par l’homme d’un nouveau dont il ne peut prévoir l’issue et
qu’il ne se sent pas de taille à affronter. Celui-là seulement qui s’attend à
tout, qui n’exclut rien, pas même l’énigme, vivra les rapports d’homme à homme
comme de la vie, et en même temps ira au bout de sa propre vie. Si nous nous
représentons la vie de l’individu comme une pièce plus ou moins grande, il
devient clair que presque tous n’apprennent à connaître qu’un coin de cette
pièce, cette place devant la fenêtre, ce rayon dans lequel ils se meurent et où
ils trouvent une certaine sécurité. Combien plus humaine est cette insécurité,
pleine de dangers, qui pousse les prisonniers dans les histoires de Poe (?), à
explorer de leurs doigts leurs cachots terrifiants, à tout connaître des
frayeurs indicibles qui en viennent ! Mais nous ne sommes pas des
prisonniers. Nulle trappe, nul piège ne nous menace. Nous n’avons rien à
redouter. Nous avons été placés dans la vie comme dans l’élément qui nous
convient le mieux.
Nous
n’avons aucune raison de nous méfier du monde, car il ne nous est pas
contraire. S’il y est des frayeurs, ce sont les nôtres : s’il y est des
abîmes, ce sont nos abîmes…
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