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mardi 31 décembre 2019

"Fragments d’un discours amoureux" de Roland Barthes (1977)


L’autre est en état de perpétuel départ, de voyage ; il est par vocation, migrateur, fuyant, ; je suis, moi qui aime, par vocation inverse, sédentaire, immobile, à disposition, en attente, tassé sur place, en souffrance, comme un paquet dans un coin perdu de gare. L’absence amoureuse va seulement dans un sens, et ne peut se dire qu’à partir de qui reste, et non de qui part : je, toujours présent, ne se constitue qu’en face de toi, sans cesse absent. Dire l’absence, c’est d’emblée poser que la place du sujet et la place de l’autre ne peuvent permuter ; c’est dire : « Je suis moins aimé que je n’aime ».

Cette absence bien supportée, elle n’est rien d’autre que l’oubli. Je suis, par intermittence, infidèle. C’est la condition de ma survie ; car si je n’oubliais pas, je mourais. L’amoureux qui n’oublie pas quelquefois, meurt par excès, fatigue et tension de mémoire.

Quoi, le désir n’est-il pas toujours le même, que l’objet soit présent ou absent ? L’objet n’est-il pas toujours absent ?

Il suffit d’ailleurs que je pousse un peu plus loin, pour que cette agressivité, qui me maintenait vivant, relié au monde, tourne à la déréliction : j’entre dans les eaux mornes de la déréalité. 

L’irréel se dit, abondamment (mille romans, mille poèmes). Mais le déréel ne peut se dire, car si je le dis (si je le pointe, même d’une phrase malhabile ou trop littéraire), c’est que j’en sors. Me voici au buffet de la gare de Lausanne ; à la table voisine, deux Vaudois bavardent ; brusquement, pour moi, chute libre dans le trou de la déréalité ; mais cette chute, très vite, je puis lui donner son insigne ; la déréalité, je me dis, c’est ça : « un stéréotype bien épais dit par une voix suisse au buffet de la Gare de Lausanne ». A la place de ce trou, un réel très vif vient de surgir : celui de la Phrase (un fou qui écrit n’est jamais tout à fait fou ; c’est un truqueur).

Ce qui bloque l’écriture amoureuse, c’est l’illusion d’expressivité : écrivain, ou me pensant tel, je continue à me tromper sur les effets du langage : je ne sais pas que le mot « souffrance » n’exprime aucune souffrance et que par conséquent, l’employer, non seulement c’est ne rien communiquer, mais encore, très vite, c’est agacer (sans parler du ridicule).

Ce que l’écriture demande et que tout amoureux ne peut lui accorder sans déchirement, c’est de sacrifier un peu de son Imaginaire, et d’assurer ainsi à travers sa langue l’assomption d’un peu de réel.

Vouloir écrire l’amour, c’est affronter le gâchis du langage : cette région d’affolement où le langage est à la fois trop et trop peu, excessif (par l’expansion illimitée du moi, par la submersion émotive) et pauvre (par les codes sur quoi l’amour le rabat et l’aplatit).

« et toi dis donc mon autre vas-tu enfin me répondre je m’ennuie de toi j’ai envie de toi je rêve de toi pour toi contre toi réponds moi ton nom est un parfum répandu ta couleur éclate parmi les épines fais revenir mon cœur avec du vin frais fais moi une couverture de matin j’étouffe sous ce masque peau drainée arasée rien n’existe à part le désir » (Sollers)

Tout mon moi est tiré, transféré à l’objet aimé qui en prend la place : la langueur serait ce passage exténuant de la libido narcissique à la libido objectale (Désir de l’être absent et désir de l’être présent : la langueur surimprime les deux désirs, elle met l’absence dans la présence…)

Qu’est-ce que ça veut dire, « penser à quelqu’un ? » Ça veut dire : l’oublier (sans oubli, pas de vie possible) et se réveiller souvent de cet oubli. Beaucoup de choses par association, te ramènent dans mon discours. « Penser à toi » ne veut rien dire d’autre que cette métonymie. Car, en soi, cette pensée est vide […] : je n’ai rien à te dire, sinon que ce rien, c’est à toi que je le dis, attaché éperdument à séduire, à distraire, je croyais en parlant, étaler des trésors d’ingéniosité, mais ces trésors sont appréciés avec indifférence ; je dépense mes « qualités » pour rien : toute une excitation d’affects, de doctrines, de savoirs, de délicatesse, toute la brillance de mon moi vient s’assourdir, s’amortir dans un espace inerte, comme si- pensée coupable- ma qualité excédait celle de l’objet aimé, comme si j’étais en avance sur lui.

« La mort, c’et surtout cela : tout ce qui a été vu, aura été vu pour rien. Deuil de ce que nous avons perçu » (François Wahl)

Pour la moindre blessure, j’ai envie de me suicider […] L’idée en est légère : c’est une idée facile, simple, une sorte d’algèbre rapide dont j’ai besoin à ce moment-là de mon discours ; je ne lui donne aucune consistance substantielle, ne prévois pas le lourd décor, les conséquences triviales de la mort : à peine sais-je comment je me suiciderai. C’est une phrase, seulement une phrase, que je caresse sombrement, mais dont un rien va me détourner : « Et l’homme qui pendant ¾ d’heure venait de songer à terminer sa vie, à l’instant même montait sur une chaise pour chercher dans sa bibliothèque le tarif des glaces de Saint-Gobain » (Stendhal)

L’identité fatale de l’amoureux n’est rien d’autre que : je suis celui qui attend.

Un mandarin était amoureux d’une courtisane. « Je serais à vous, dit-elle, lorsque vous aurez passé cent nuits à m’attendre assis sur un tabouret, dans mon jardin, sous ma fenêtre. » Mais, à la quatre-vingt-dix-neuvième nuit, le mandarin se leva, prit son tabouret sous son bras et s’en alla.

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