Il
faut que l’homme se sente d’abord limité dans ses possibilités, ses sentiments
et ses projets par toutes sortes de préjugés, de traditions, d’entraves et de
bornes, comme un fou par la camisole de force, pour que ce qu’il réalise puisse
avoir valeur, durée et maturité…
Il
haïssait les hommes incapables, selon le mot de Nietzsche, « de souffrir
la faim de l’âme par amour de la vérité »
La
vérité est que la science a favorisé l’idée d’une force intellectuelle rude et
sobre qui rend franchement insupportables toutes les vieilles représentations
métaphysiques et morales de la race humaine, bien qu’elle ne puisse leur
substituer qu’une espérance : celle qu’un jour lointain viendra où une
race de conquérants intellectuels pourra enfin s’établir dans les vallées de
l’abondance spirituelle.
Mais,
lorsqu’il n’y eut ainsi plus rien à surmonter il se produisait ceci d’inattendu
que les œuvres promises pendant si longtemps par la grandeur des idées ne furent
pas réalisées.
« Alors,
quand nous soutenions telle ou telle affirmation, nous ne nous souciions pas
tellement qu’elles fussent justes, mais bien qu’elles servissent à nous
affirmer ! » Tant le besoin de luire soi-même, chez les
jeunes gens, est plus fort que celui de voir dans la lumière.
De
même est-il très facile, et très rentable, d’être un dramaturge plus puissant
que Shakespeare, un romancier plus égal que Goethe ; un bon lieu commun
est toujours plus humain qu’une découverte nouvelle.
Qu’est-ce
qu’une âme ? Il est facile de la définir négativement : c’est très
exactement cela en nous qui se rétracte quand nous entendons parler de séries
algébriques.
On
sait que les médecins ont découvert aux pensées la faculté de résoudre et de
distraire les conflits qui pullulent et s’emmêlent maladivement dans les
régions sourdes du moi ; cette faculté ne repose probablement sur rien
d’autre que sur la nature sociale et extérieure des pensées, qui tendent à
relier l’individu aux autres hommes et aux choses.
Mais
Walter avait toujours eu une capacité toute particulière de vivre intensément
les choses […] Il émettait toujours de la petite monnaie de sentiment, mais
c’était de l’or et de l’argent, alors qu’Ulrich opérait plus en grand, avec des
sortes de chèques intellectuels, sur lesquels étaient écrits d’immenses
chiffre ; mais ce n’était jamais en fin de compte que du papier.
[…]
ils se virent enfin assis nu sur la mousse, s’embrassèrent passionnément et se
trouvèrent bientôt embarrassés, parce que leur amour était si grand et si
exceptionnel qu’à leur vive surprise ils ne trouvaient pas autre chose à dire
ou à faire que ce qu’on dit ou fait dans toutes les autres étreintes.
Qu’est-ce
donc qui fait de cette soif de rénovation de l’existence un perpetuum mobile,
sinon la malencontreuse interposition, entre le Moi vrai, mais brumeux, et le
moi des prédécesseurs, d’un pseudo-Moi, d’une âme de groupe dont chacun se
déclare à peu près satisfait ?
Il
s’est constitué un monde de qualités sans homme, d’expériences vécues sans
personne pour les vivre ; on en viendrait presque à penser que l’homme,
dans le cas idéal, finira par ne plus pouvoir disposer d’une expérience privée
et que le doux fardeau de la responsabilité personnelle se dissoudra dans
l’algèbre des significations possibles.
Je
crois que les sentiments authentiques sont extrêmement rares et que l’immense
majorité des êtres humains se contentent de sentiments de convention qu’ils
s’imaginent réellement éprouver. (Gide)
Comme
tous ceux à qui la morale et la littérature l’ont inculqué, Clémentine et Léon
étaient victimes du préjugé qui voudrait qu’ils dépendissent l’un de l’autre
par leurs passions, leurs caractères, leurs destins et leurs actions.
Le
destin de ces deux époux dépendait pour la plus grande part d’une
stratification tenace, trouble et désordonnée de pensées, lesquelles relevaient
non pas de leur opinion propre, mais de l’opinion publique, et s’étaient
modifiées en même temps qu’elle sans qu’eux-mêmes pussent s’en défendre.
Comparée à cette dépendance-là, leur dépendance personnelle réciproque n’était
que peu de chose, un arriéré follement surestimé.
Le
savoir est une attitude, une passion. C’est même, au fond, une attitude
illicite : comme le goût de l’alcool, de l’érotisme ou de la violence, le
besoin de savoir entraîne la formation d’un caractère qui n’est plus en
équilibre. Il est tout à fait faux de dire que le chercheur poursuive la
vérité, c’est elle qui le poursuit. Il la subit. Le Vrai est vrai, le fait
est réel indépendamment du chercheur : simplement, le chercheur en a la
passion ; la dipsomanie du fait détermine son caractère, et il se soucie
comme d’une guigne de savoir si ses constatations engendreront quelque chose de
total, d’humain, d’accompli, ou si elles engendreront quoi que ce soit.
Le
crépuscule était venu. « Personne ne peut voir mon visage, pensa
Ulrich. Je ne sais pas moi-même si je mens. »
On
pourrait classer les activités humaines d’après le mot nécessaire pour les
définir ; plus il en faut, plus ce sera mauvais pour elles. Toutes les
connaissances qu’il a fallu pour que notre espèce passe des peaux de bêtes à
l’aviation, avec toutes leurs preuves et sous leur forme définitive, ne
rempliraient guère qu’une petite bibliothèque de poche ; alors qu’un
meuble grand comme la terre serait loin de suffire pour accueillir tout le
reste, sans même parler de l’interminable discussion qui s’est poursuivie non
par la plume, mais par l’épée et les chaînes.
On
apprend à reconnaître quels échanges se font entre le dedans et le dehors, et
c’est précisément par la compréhension de ce qu’il y a d’impersonnel dans
l’homme qu’on a fait de nouvelles découvertes sur la personnalité, sur certains
types de comportement fondamentaux, sur l’instinct de la construction du Moi,
qui, comme l’instinct de la construction du nid chez les oiseaux, bâtit son Moi
de toute espèce de matériaux, selon une ou deux méthodes toujours identiques.
Il
attendait derrière sa personne, dans la mesure où ce terme définit la partie de
l’homme qui se laisse former par le monde extérieur et le cours de la vie, et
son tranquille désespoir, endigué derrière, montait chaque jour un peu plus
haut.
Ainsi
s’était-il créé entre eux une sorte de sympathie qui résidait principalement
dans la forme de leurs rapports ; mais les formes ont une influence sur
l’intérieur, et les sentiments dont elles sont faites peuvent aussi bien être
éveillés par elles.
L’hiver,
dans les châteaux de campagne des nobles, on gelait ; des escaliers
étroits et creusés par l’usage n’y étaient point rares, et l’on y trouvait,
jouxtant les plus magnifiques salons, des chambres à coucher basses de plafond
qui sentaient le moisi. Il n’y avait ni monteplats, ni salles de bains pour les
domestiques. Mais c’était justement cela, dans un certain sens, qui marquait
l’héroïsme, la tradition, la magnifique nonchalance !
J’admire
à maints égards votre cousin, ou tout au moins, si c’est aller un peu loin, car
il est peu de choses dans ce qu’il dit que l’on puisse assumer, je dirais
presque que je l’aime : à côté de beaucoup de raideur et d’extravagance,
il y a en lui quelque chose d’extraordinairement libre et indépendant. C’est
peut-être justement ce mélange de liberté et de raideur intérieure qui fait son
charme. Mais c’est un homme dangereux, avec cet exotisme moral infantile, et
cette intelligence trop bien entraînée, toujours à chercher l’aventure sans
même savoir ce qui l’y incite.
Mais
aussitôt que Soliman se trouvait face à face avec la véritable Rachel, il
redevenait l’esclave des conventions.
Il y
a dans tout grand livre une prédilection pour les individus dont le destin ne
tolère pas les formes que la communauté veut leur imposer.
Que
trouves-tu en dégageant le sens profond de toutes les grandes œuvres ? La
négation sans doute partielle, mais nourrie d’expérience et répartie sur une
infinité de cas uniques, de tous les principes, règles et prescriptions sur
quoi et bâtie la société dont ces œuvres font les délices !
Au
lieu de prétendre que l’art était négation, il eût pu affirmer aussi bien le
contraire, car l’art est amour ; il embellit ce qu’il aime, et peut-être
n’est-il pas au monde d’autre moyen de rendre une chose ou un être beau que de
l’aimer.
Et
si le regard d’Arnheim avait pu anticiper sur quelques années, il aurait déjà
pu constater que mille neuf cent vingt années de morale chrétienne, une guerre
catastrophique avec des millions de morts et toute une forêt de poésies
allemandes dont les feuilles avaient murmuré la pudeur de la femme, n’avaient pas
pu retarder, ne fût-ce que d’une heure, le jour où les robes et les cheveux des
femmes commencèrent à raccourcir et où les jeunes filles européennes, laissant
tomber des interdits millénaires, apparurent un instant nues comme des bananes
pelées. […] L’important n’est pas de savoir ce qu’il en restera ou non, pour
peu que l’on se figure les efforts considérables et probablement vains qu’il eût
fallu pour provoquer de pareilles révolutions dans la circonstances de la vie
par la voie consciente du développement intellectuel, celle qui passe par les
philosophes, les peintres et les poètes, au lieu de suivre le chemin des
tailleurs, de la mode et du hasard ; on peut mesurer à cela l’immense
pouvoir créateur de la surface, comparé à l’entêtement stérile du cerveau.
De
nos jours le financier ambitieux se trouve dans une situation difficile. S’il
veut être sur un pied d’égalité avec les antiques puissances de l’Etre, il lui
faut rattacher son activité à de grandes idées. Mais de grandes idées
auxquelles on croirait sans réserve, il n’en existe plus : notre sceptique
présent ne croit plus ni en Dieu, ni en l’Humanité, il n’a plus de respect pour
les couronnes ni pour la morale ; ou il croit en tout cela à la fois, ce
qui revient au même. C’est ainsi que le commerçant à qui la grandeur est aussi
indispensable qu’une boussole, a dû recourir à ce tour de passe-passe
démocratique qui consiste à remplacer l’efficacité non-mesurable de la grandeur
par la grandeur mesurable de l’efficacité. N’est grand désormais que ce qui
passe pour tel ; cela signifie aussi qu’en fin de compte sera grand tout
ce qu’une publicité bien entendue proclame tel, …
Clarisse
sourit ; c’était son sourire, fusant en longues flammes minces comme un
feu qu’une grosse pierre écrase.
(…) on
devrait s’interdire de faire tout ce en quoi l’âme n’est pas tout entière
engagée.
Il
n’y a pas de bonheur sans limites.
Il
n’y a pas de grand bonheur sans grands interdits.
La
limite est le secret du non-phénoménal, le secret de la force, du bonheur, de
la foi et de ce devoir que nous avons nous autres misérables hommes, de nous
affirmer au sein de l’univers.
… on
parle dans les heures où l’on ne vit pas…
Il
n’aimait pas ce corps, déjà flasque à demi et encore à demi enfantin. Ce qu’il
faisait lui apparaissaient totalement dépourvu de sens ; il aurait aimé
s’enfuir de ce lit et dut mettre en jeu pour s’en défendre toutes les pensées
qui convenaient dans une telle situation. Ainsi se réinculqua-t-il, dans une
hâte désespérée, toutes les raisons générales qu’on peut avoir aujourd’hui de
se comporter sans sérieux, sans foi, sans égard et sans satisfaction. Il
trouva, à s’y abandonner sans résistance, sinon le saisissement de l’amour, du
moins une émotion à demi délirante qui rappelait une tuerie, un meurtre, ou, si
cela peut exister, un suicide sadique, une saisie par les démons du vide qui
derrière toutes les images de la vie ont leur séjour.
Il
se rappela que son ami d’enfance Walter avait déjà éveillé en lui le désir de
pouvoir, une fois encore au moins, s’entendre complètement avec un autre être,
et aussi frénétiquement que s’il n’y avait pas dans tout le vaste monde d’autres
différences que de la sympathie à l’antipathie.
La
plupart des hommes sont, dans leur rapport fondamental avec eux-mêmes, des
narrateurs […] Ils aiment la succession bien réglée des faits parce qu’elle a
toutes les apparences de la nécessité, et l’impression que leur vie suit un
« cours » est pour eux comme un abri dans le chaos.
Mais
il n’est pas rare que les êtres ainsi entrelacés se réveillent brusquement et
voient alors (avec stupeur, ironie ou désir de fuite, selon la nature de
chacun) une créature parfaitement étrangère prendre ses aises à leur
côté ; pour beaucoup d’hommes, cela se produit même après plusieurs
années. Alors ils sont incapables de dire ce qui est le plus naturel, de leur
alliance avec l’autre ou du retrait blessé de leur Moi qui bondit hors de cette
alliance dans l’illusion de son unicité : les deux choses sont dans notre
nature. Et toutes deux se confondent dans l’idée de famille ! La vie dans
la famille n’est pas la vie pleine ; les jeunes gens se sentent frustrés,
diminués, distraits d’eux-mêmes quand ils sont dans le cercle de la famille.
Considérez certaines vieilles filles : la famille leur a bu le sang ;
elles sont devenues d’étranges composés de Moi et de Nous.
Il
faut sans doute que les individus soient déjà chacun une architecture pour que
l’ensemble qu’ils composent ne soit pas une absurde caricature.
C’est
un phénomène général : dans les circonstances qui les mettent en
contradiction avec leur entourage, les hommes déploient toute leur force, alors
que, là où ils n’ont que leur devoir à faire, ils se comportent assez
naturellement, comme pour le paiement des impôts. D’où il s’ensuit que le mal
est toujours accompli avec plus ou moins de fantaisie et de passion, alors que
le bien se distingue par une incontestable et pitoyable pauvreté émotive.
… la
différence entre bien et mal perdant toute signification en regard de la
satisfaction retirée d’une conduite pure, profonde, originelle, satisfaction
qui peut jaillir comme une étincelle aussi bien des actes licites que des actes
illicites.
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