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lundi 30 décembre 2019

"L’homme sans qualités" de Robert Musil (1930)


Il faut que l’homme se sente d’abord limité dans ses possibilités, ses sentiments et ses projets par toutes sortes de préjugés, de traditions, d’entraves et de bornes, comme un fou par la camisole de force, pour que ce qu’il réalise puisse avoir valeur, durée et maturité…

Il haïssait les hommes incapables, selon le mot de Nietzsche, « de souffrir la faim de l’âme par amour de la vérité »

La vérité est que la science a favorisé l’idée d’une force intellectuelle rude et sobre qui rend franchement insupportables toutes les vieilles représentations métaphysiques et morales de la race humaine, bien qu’elle ne puisse leur substituer qu’une espérance : celle qu’un jour lointain viendra où une race de conquérants intellectuels pourra enfin s’établir dans les vallées de l’abondance spirituelle.

Mais, lorsqu’il n’y eut ainsi plus rien à surmonter il se produisait ceci d’inattendu que les œuvres promises pendant si longtemps par la grandeur des idées ne furent pas réalisées.

« Alors, quand nous soutenions telle ou telle affirmation, nous ne nous souciions pas tellement qu’elles fussent justes, mais bien qu’elles servissent à nous affirmer ! » Tant le besoin de luire soi-même, chez les jeunes gens, est plus fort que celui de voir dans la lumière.

De même est-il très facile, et très rentable, d’être un dramaturge plus puissant que Shakespeare, un romancier plus égal que Goethe ; un bon lieu commun est toujours plus humain qu’une découverte nouvelle.

Qu’est-ce qu’une âme ? Il est facile de la définir négativement : c’est très exactement cela en nous qui se rétracte quand nous entendons parler de séries algébriques.

On sait que les médecins ont découvert aux pensées la faculté de résoudre et de distraire les conflits qui pullulent et s’emmêlent maladivement dans les régions sourdes du moi ; cette faculté ne repose probablement sur rien d’autre que sur la nature sociale et extérieure des pensées, qui tendent à relier l’individu aux autres hommes et aux choses.

Mais Walter avait toujours eu une capacité toute particulière de vivre intensément les choses […] Il émettait toujours de la petite monnaie de sentiment, mais c’était de l’or et de l’argent, alors qu’Ulrich opérait plus en grand, avec des sortes de chèques intellectuels, sur lesquels étaient écrits d’immenses chiffre ; mais ce n’était jamais en fin de compte que du papier.

[…] ils se virent enfin assis nu sur la mousse, s’embrassèrent passionnément et se trouvèrent bientôt embarrassés, parce que leur amour était si grand et si exceptionnel qu’à leur vive surprise ils ne trouvaient pas autre chose à dire ou à faire que ce qu’on dit ou fait dans toutes les autres étreintes.

Qu’est-ce donc qui fait de cette soif de rénovation de l’existence un perpetuum mobile, sinon la malencontreuse interposition, entre le Moi vrai, mais brumeux, et le moi des prédécesseurs, d’un pseudo-Moi, d’une âme de groupe dont chacun se déclare à peu près satisfait ?

Il s’est constitué un monde de qualités sans homme, d’expériences vécues sans personne pour les vivre ; on en viendrait presque à penser que l’homme, dans le cas idéal, finira par ne plus pouvoir disposer d’une expérience privée et que le doux fardeau de la responsabilité personnelle se dissoudra dans l’algèbre des significations possibles.

Je crois que les sentiments authentiques sont extrêmement rares et que l’immense majorité des êtres humains se contentent de sentiments de convention qu’ils s’imaginent réellement éprouver. (Gide)

Comme tous ceux à qui la morale et la littérature l’ont inculqué, Clémentine et Léon étaient victimes du préjugé qui voudrait qu’ils dépendissent l’un de l’autre par leurs passions, leurs caractères, leurs destins et leurs actions.

Le destin de ces deux époux dépendait pour la plus grande part d’une stratification tenace, trouble et désordonnée de pensées, lesquelles relevaient non pas de leur opinion propre, mais de l’opinion publique, et s’étaient modifiées en même temps qu’elle sans qu’eux-mêmes pussent s’en défendre. Comparée à cette dépendance-là, leur dépendance personnelle réciproque n’était que peu de chose, un arriéré follement surestimé.

Le savoir est une attitude, une passion. C’est même, au fond, une attitude illicite : comme le goût de l’alcool, de l’érotisme ou de la violence, le besoin de savoir entraîne la formation d’un caractère qui n’est plus en équilibre. Il est tout à fait faux de dire que le chercheur poursuive la vérité, c’est elle qui le poursuit. Il la subit. Le Vrai est vrai, le fait est réel indépendamment du chercheur : simplement, le chercheur en a la passion ; la dipsomanie du fait détermine son caractère, et il se soucie comme d’une guigne de savoir si ses constatations engendreront quelque chose de total, d’humain, d’accompli, ou si elles engendreront quoi que ce soit.

Le crépuscule était venu. « Personne ne peut voir mon visage, pensa Ulrich. Je ne sais pas moi-même si je mens. »

On pourrait classer les activités humaines d’après le mot nécessaire pour les définir ; plus il en faut, plus ce sera mauvais pour elles. Toutes les connaissances qu’il a fallu pour que notre espèce passe des peaux de bêtes à l’aviation, avec toutes leurs preuves et sous leur forme définitive, ne rempliraient guère qu’une petite bibliothèque de poche ; alors qu’un meuble grand comme la terre serait loin de suffire pour accueillir tout le reste, sans même parler de l’interminable discussion qui s’est poursuivie non par la plume, mais par l’épée et les chaînes.

On apprend à reconnaître quels échanges se font entre le dedans et le dehors, et c’est précisément par la compréhension de ce qu’il y a d’impersonnel dans l’homme qu’on a fait de nouvelles découvertes sur la personnalité, sur certains types de comportement fondamentaux, sur l’instinct de la construction du Moi, qui, comme l’instinct de la construction du nid chez les oiseaux, bâtit son Moi de toute espèce de matériaux, selon une ou deux méthodes toujours identiques.

Il attendait derrière sa personne, dans la mesure où ce terme définit la partie de l’homme qui se laisse former par le monde extérieur et le cours de la vie, et son tranquille désespoir, endigué derrière, montait chaque jour un peu plus haut.

Ainsi s’était-il créé entre eux une sorte de sympathie qui résidait principalement dans la forme de leurs rapports ; mais les formes ont une influence sur l’intérieur, et les sentiments dont elles sont faites peuvent aussi bien être éveillés par elles.

L’hiver, dans les châteaux de campagne des nobles, on gelait ; des escaliers étroits et creusés par l’usage n’y étaient point rares, et l’on y trouvait, jouxtant les plus magnifiques salons, des chambres à coucher basses de plafond qui sentaient le moisi. Il n’y avait ni monteplats, ni salles de bains pour les domestiques. Mais c’était justement cela, dans un certain sens, qui marquait l’héroïsme, la tradition, la magnifique nonchalance !

J’admire à maints égards votre cousin, ou tout au moins, si c’est aller un peu loin, car il est peu de choses dans ce qu’il dit que l’on puisse assumer, je dirais presque que je l’aime : à côté de beaucoup de raideur et d’extravagance, il y a en lui quelque chose d’extraordinairement libre et indépendant. C’est peut-être justement ce mélange de liberté et de raideur intérieure qui fait son charme. Mais c’est un homme dangereux, avec cet exotisme moral infantile, et cette intelligence trop bien entraînée, toujours à chercher l’aventure sans même savoir ce qui l’y incite.

Mais aussitôt que Soliman se trouvait face à face avec la véritable Rachel, il redevenait l’esclave des conventions.

Il y a dans tout grand livre une prédilection pour les individus dont le destin ne tolère pas les formes que la communauté veut leur imposer.

Que trouves-tu en dégageant le sens profond de toutes les grandes œuvres ? La négation sans doute partielle, mais nourrie d’expérience et répartie sur une infinité de cas uniques, de tous les principes, règles et prescriptions sur quoi et bâtie la société dont ces œuvres font les délices !

Au lieu de prétendre que l’art était négation, il eût pu affirmer aussi bien le contraire, car l’art est amour ; il embellit ce qu’il aime, et peut-être n’est-il pas au monde d’autre moyen de rendre une chose ou un être beau que de l’aimer.

Et si le regard d’Arnheim avait pu anticiper sur quelques années, il aurait déjà pu constater que mille neuf cent vingt années de morale chrétienne, une guerre catastrophique avec des millions de morts et toute une forêt de poésies allemandes dont les feuilles avaient murmuré la pudeur de la femme, n’avaient pas pu retarder, ne fût-ce que d’une heure, le jour où les robes et les cheveux des femmes commencèrent à raccourcir et où les jeunes filles européennes, laissant tomber des interdits millénaires, apparurent un instant nues comme des bananes pelées. […] L’important n’est pas de savoir ce qu’il en restera ou non, pour peu que l’on se figure les efforts considérables et probablement vains qu’il eût fallu pour provoquer de pareilles révolutions dans la circonstances de la vie par la voie consciente du développement intellectuel, celle qui passe par les philosophes, les peintres et les poètes, au lieu de suivre le chemin des tailleurs, de la mode et du hasard ; on peut mesurer à cela l’immense pouvoir créateur de la surface, comparé à l’entêtement stérile du cerveau.

De nos jours le financier ambitieux se trouve dans une situation difficile. S’il veut être sur un pied d’égalité avec les antiques puissances de l’Etre, il lui faut rattacher son activité à de grandes idées. Mais de grandes idées auxquelles on croirait sans réserve, il n’en existe plus : notre sceptique présent ne croit plus ni en Dieu, ni en l’Humanité, il n’a plus de respect pour les couronnes ni pour la morale ; ou il croit en tout cela à la fois, ce qui revient au même. C’est ainsi que le commerçant à qui la grandeur est aussi indispensable qu’une boussole, a dû recourir à ce tour de passe-passe démocratique qui consiste à remplacer l’efficacité non-mesurable de la grandeur par la grandeur mesurable de l’efficacité. N’est grand désormais que ce qui passe pour tel ; cela signifie aussi qu’en fin de compte sera grand tout ce qu’une publicité bien entendue proclame tel, …

Clarisse sourit ; c’était son sourire, fusant en longues flammes minces comme un feu qu’une grosse pierre écrase.

(…) on devrait s’interdire de faire tout ce en quoi l’âme n’est pas tout entière engagée.

Il n’y a pas de bonheur sans limites.
Il n’y a pas de grand bonheur sans grands interdits.

La limite est le secret du non-phénoménal, le secret de la force, du bonheur, de la foi et de ce devoir que nous avons nous autres misérables hommes, de nous affirmer au sein de l’univers.

… on parle dans les heures où l’on ne vit pas…

Il n’aimait pas ce corps, déjà flasque à demi et encore à demi enfantin. Ce qu’il faisait lui apparaissaient totalement dépourvu de sens ; il aurait aimé s’enfuir de ce lit et dut mettre en jeu pour s’en défendre toutes les pensées qui convenaient dans une telle situation. Ainsi se réinculqua-t-il, dans une hâte désespérée, toutes les raisons générales qu’on peut avoir aujourd’hui de se comporter sans sérieux, sans foi, sans égard et sans satisfaction. Il trouva, à s’y abandonner sans résistance, sinon le saisissement de l’amour, du moins une émotion à demi délirante qui rappelait une tuerie, un meurtre, ou, si cela peut exister, un suicide sadique, une saisie par les démons du vide qui derrière toutes les images de la vie ont leur séjour.

Il se rappela que son ami d’enfance Walter avait déjà éveillé en lui le désir de pouvoir, une fois encore au moins, s’entendre complètement avec un autre être, et aussi frénétiquement que s’il n’y avait pas dans tout le vaste monde d’autres différences que de la sympathie à l’antipathie.

La plupart des hommes sont, dans leur rapport fondamental avec eux-mêmes, des narrateurs […] Ils aiment la succession bien réglée des faits parce qu’elle a toutes les apparences de la nécessité, et l’impression que leur vie suit un « cours » est pour eux comme un abri dans le chaos.

Mais il n’est pas rare que les êtres ainsi entrelacés se réveillent brusquement et voient alors (avec stupeur, ironie ou désir de fuite, selon la nature de chacun) une créature parfaitement étrangère prendre ses aises à leur côté ; pour beaucoup d’hommes, cela se produit même après plusieurs années. Alors ils sont incapables de dire ce qui est le plus naturel, de leur alliance avec l’autre ou du retrait blessé de leur Moi qui bondit hors de cette alliance dans l’illusion de son unicité : les deux choses sont dans notre nature. Et toutes deux se confondent dans l’idée de famille ! La vie dans la famille n’est pas la vie pleine ; les jeunes gens se sentent frustrés, diminués, distraits d’eux-mêmes quand ils sont dans le cercle de la famille. Considérez certaines vieilles filles : la famille leur a bu le sang ; elles sont devenues d’étranges composés de Moi et de Nous.

Il faut sans doute que les individus soient déjà chacun une architecture pour que l’ensemble qu’ils composent ne soit pas une absurde caricature.

C’est un phénomène général : dans les circonstances qui les mettent en contradiction avec leur entourage, les hommes déploient toute leur force, alors que, là où ils n’ont que leur devoir à faire, ils se comportent assez naturellement, comme pour le paiement des impôts. D’où il s’ensuit que le mal est toujours accompli avec plus ou moins de fantaisie et de passion, alors que le bien se distingue par une incontestable et pitoyable pauvreté émotive.

… la différence entre bien et mal perdant toute signification en regard de la satisfaction retirée d’une conduite pure, profonde, originelle, satisfaction qui peut jaillir comme une étincelle aussi bien des actes licites que des actes illicites.


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