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dimanche 29 décembre 2019

"Tonio Kröger" de Thomas Mann (1903)


Celui qui aime le plus est le plus faible, et doit souffrir.

Il avait une façon d’enfant gâté et sûr de soi de proclamer ses sympathies et ses aversions, de daigner pour ainsi dire les distribuer…

Mais quoi qu’il sût parfaitement que l’amour […] détruisait la paix de l’âme et remplissait le cœur de mélodies, sans qu’il fût possible de trouver le repos nécessaire pour leur donner une forme précise et créer dans le calme une œuvre achevée, il l’accueillit tout de même avec joie, s’abandonna tout entier à lui, et le nourrit avec toutes les forces de son âme, car il savait que l’amour rend riche et vivant, et il aspirait à être riche et vivant plutôt qu’à créer dans le calme une œuvre achevée.

Car le bonheur, se disait-il, n’est pas d’être aimé : il n’y a là qu’une satisfaction de vanité, mêlée de dégoût. Le bonheur est d’aimer et peut-être d’attraper ça et là de petits instants où l’on a l’illusion d’être proche de la personne aimée.

Il travaillait en silence, enfermé chez lui, invisible et plein de mépris pour les petits écrivains dont le talent n’était qu’une parure de société, et qui […] ignoraient que les bonnes œuvres ne naissent que sous la pression d’une vie mauvaise, que celui qui vit ne travaille pas, et qu’il faut être mort pour être tout à fait créateur.

Quant à l’ « expression », il s’agit peut-être moins là d’une libération que d’un moyen de refroidir, de glacer le sentiment.

Nous autres artistes ne méprisons personne plus complètement que le dilettante, l’homme vivant qui s’imagine pouvoir être par-dessus le marché, à l’occasion, un artiste.

Tonio Kröger se tenait debout, enveloppé par le bruissement du vent, absorbé dans ce fracas fatiguant, étourdissant, continuel qu’il aimait tant. S’il se détournait et s’en allait, tout semblait soudain devenir tranquille et chaud autour de lui. Mais il savait qu’il avait la mer derrière lui ; il entendait son appel, son salut, sa promesse. Et il souriait.

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