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samedi 28 décembre 2019

"Vendredi ou les limbes du Pacifique" de Michel Tournier (1967)


C’était le premier être vivant que Robinson avait rencontré sur l’île. Il l’avait tué.

La nudité est un luxe que seul l’homme chaudement entouré par la multitude de ses semblables peut s’offrir sans danger.

Il s’avisa ainsi qu’autrui est pour nous un puissant facteur de distraction, non seulement parce qu’il nous dérange sans cesse et nous arrache à notre pensée actuelle, mais aussi parce que la seule possibilité de sa survenue jette une vague lueur sur un univers d’objets situés en marge de notre attention, mais capable à tout instant d’en devenir le centre.

Le sommeil est une expérience authentique et comme la répétition générale de la mort. De tout ce qui peut arriver au dormeur, l’éveil est certainement ce à quoi il s’attend le moins, ce à quoi il est le moins préparé. Aucun cauchemar ne le choque comme ce brusque passage à la lumière, à une autre lumière.

Exister, qu’est-ce-que ça veut dire ? Ça veut dire être dehors, sistere ex. Ce qui est à l’extérieur existe. Ce qui est à l’intérieur n’existe pas. Mes idées, mes images, mes rêves n’existent pas (…) Ce qui complique tout, c’est que ce qui n’existe pas s’acharne à faire croire le contraire (…) Ce qui n’ex-siste pas in-siste. Insiste pour exister. Tout ce petit monde se pousse à la porte du grand, du vrai monde. Et c’est autrui qui en tient la clef.

Procréer, c’est susciter la génération suivante qui innocemment, mais inexorablement, repousse la précédente vers le néant.  A peine les parents ont-ils cessé d’être indispensables, qu’ils deviennent importuns (…) Dès lors, il est bien vrai que l’instinct qui incline les sexes l’un vers l’autre est un instinct de mort. Aussi bien la nature a-t-elle cru devoir cacher son jeu, pourtant transparent. C’est apparemment un plaisir égoïste que poursuivent les amants, alors même qu’ils marchent dans la voie de l’abnégation la plus folle.

Revenues à l’état sauvage, les chèvres ne vivaient plus dans l’anarchie à laquelle la domestication par l’homme contraint les bêtes. Elles s’étaient groupées en troupeaux hiérarchisés que commandaient les boucs les plus forts et les plus sages.

Ainsi étais-je amené par tâtonnements successifs à chercher mon salut dans la communion avec des éléments, étant devenu moi-même élémentaire.

Pour Robinson le mal était bien plus profond. Il le dénonçait par-devers lui-même dans l’irrémédiable relativité des fins qu’il les voyait tous poursuivre fiévreusement. Car ce qu’ils avaient tous en but, c’était telle acquisition, telle richesse, telle satisfaction, mais pourquoi cette acquisition, cette richesse, cette satisfaction ? Certes aucun n’aurait su le dire. Et Robinson imaginait sans cesse le dialogue qui finirait bien par l’opposer à l’un de ces hommes, le commandant par exemple. « Pourquoi vis-tu ? » lui demanderait-il. 

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