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mercredi 15 janvier 2020

"Le don de Humboldt" de Saul Bellow (1978)


Artaud […] avait invité les plus brillants intellectuels de Paris à une conférence. Lorsqu’ils furent assemblés, il n’y eut pas de conférence. Artaud monta sur la scène et se mit à leur hurler à la figure comme une bête sauvage. « Il a ouvert la bouche et hurlé, dit Humboldt. Des hurlements de rage. Devant tous ces intellectuels parisiens effarés. Pour eux, c’était un évènement délectable. Et pourquoi ? Artaud, en tant qu’artiste, était un prêtre failli. Les prêtres faillis sont spécialisés dans le blasphème. Le Blasphème vise une communauté de croyants. Dans ce cas précis quel genre de croyance ? La croyance au seul intellect.
[…] Cela signifie que le seul art intéressant les intellectuels est un art qui célèbre la primauté des idées. Les artistes doivent intéresser les intellectuels, cette classe nouvelle. Voilà pourquoi l’était de la culture et l’histoire de la culture deviennent le sujet de l’art. Voici pourquoi un public évolué de Français écoute avec respect les hurlements d’Artaud. Pour eux, le but unique de l’art est de suggérer et d’inspirer idées et discours. Les hommes cultivés des pays modernes sont un troupeau pensant parvenu au stade, baptisé par Marx, accumulation primitive. Leur affaire est de réduire les chefs-d’œuvre au discours. Les hurlements d’Artaud sont une création intellectuelle. Et d’abord une attaque contre la « religion de l’art » du XIXe siècle que veut remplacer la religion du discours…

Sa chevelure donnait l’impression qu’un phalène y avait élu domicile.

… les êtres humains pouvaient affecter la rotation de la terre. Comment ? Eh bien, si la race entière à un moment donné se mettait à traîner les pieds, la révolution de la planète en serait effectivement ralentie.

Elle est très jolie, mais c’est un pot de miel sorti du frigo, si tu vois le genre. La sucrette glacée, ça ne s’étale pas.

Ne nous y trompons pas, nous sommes observés par les morts, observés sur cette terre qui est notre école de liberté. Dans l’autre monde où les choses sont plus limpides, la clarté ronge la liberté. Nous sommes libres sur cette terre en raison de la confusion qui y règne, de l’erreur, de nos merveilleuses limitations aussi bien qu’en raison de la beauté de la cécité et du mal. Toutes ces particularités sont inséparables des bienfaits de la liberté.

Elle ouvrit son sac et commença à humecter des mouchoirs en papier et à frotter mes doigts maculés […] Les attentions de ce genre me touchent toujours et il me semblait qu’une telle marque de prévenance familière ne m’avait pas été prodiguée depuis des éternités. Il y a des jours où l’envie vous prend d’aller chez le coiffeur, non pas pour une coupe de cheveux (il ne m’en reste guère à couper), mais pour le simple contact physique.

… le monde possède la puissance, et l’intérêt se porte vers la puissance. Où sont la puissance et l’intérêt du poète ? Ils naissent des états de rêve. Ces états surviennent parce que le poète est son être profond, parce qu’une voix résonne dans son âme douée d’un pouvoir égal à celui des sociétés, des Etats, des régimes. On ne se rend pas intéressant par la folie, l’excentricité, ni rien de ce genre, mais par le pouvoir que l’on a d’annuler la confusion, l’activité, le bruit du monde, et de se rendre réceptif à l’essence des choses.

A cet instant précis, au Plaza, je relevai rapidement ma position. J’éprouvais comme une sensation légèrement interstellaire. Le système des coordonnées était fragile et frémissait tout autour de moi. Il était donc nécessaire d’être ferme et de conjuguer de façon pratique, métaphysique et comportement.

Elle se dévêtit au-dessous de la ceinture, dégrafant son soutien-gorge pour libérer sa poitrine, et elle s’installa à un coin du lit dans toute la plénitude, la douceur et la beauté de sa semi-nudité, le visage pâle et les sourcils pieusement levés. Je m’approchai d’elle en bannière.

Walt Whitman, qui était convaincu de l’échec de la démocratie à moins que ses poètes ne lui offrissent de grands poèmes sur la mort.

… je m’interrogeais sur la carrière spirituelle de Ulick. Qu’avait-il été auparavant ? L’évolution biologique et l’histoire occidentale n’avaient jamais pu créer un être comme Ulick en soixante-cinq misérables années. Il avait apporté avec lui ses qualités profondes. Quelle qu’eût été sa forme antérieure, j’étais enclin à croire que dans cette vie, il avait en tant que riche américain sans scrupule, perdu du terrain.
L’Amérique soumettait l’esprit humain à rude épreuve. Je ne serais pas surpris qu’elle fasse reculer tout le monde.

Tu as toujours été du genre volontaire, sportif ; tu faisais des tractions à la barre, soulevais des haltères, balançais des massues, cognais le sac de sable, cavalais autour du pâté de maisons, te pendais aux arbres comme Tarzan chez les Singes. Et quand tu t’enfermais aux cabinets, tu devais avoir mauvaise conscience.

Dans la lointaine Ethiopie, des êtres ravagés par la dysentrie, accroupis au bord des fossés, affaiblis et mourants, ouvraient des exemplaires de « Business Week », jetés par les touristes, y voyaient son visage ou des visages comme le sien, dont le profil féroce évoquait le mot latin « Rapax » ou l’un de ces rois fous, arbitraires et meurtriers de Rouault.

Je fus le premier au contrôle, des passagers, le premier à la sortie des bagages. Et là-dessus, mon sac arriva le dernier de tous. […] je commençais à penser que ce sac […] s’était perdu quand je le vis vaciller, solitaire, sur l’interminable tapis roulant. Il s’approcha de moi comme une femme sans corset flânant sur des pavés. 

La perfection physique tenait du type grec classique ou du cœur de la Renaissance. Et pourquoi cette sorte de beauté était-elle historiquement inadéquate ? Eh bien, cela remontait à une époque où l’esprit humain commençait tout juste à se libérer de la nature. Jusqu’alors l’homme n’avait pas encore songé à s’envisager isolément. Il n’avait pas distingué son être propre de l’être naturel, mais il en faisait partie. Mais dès que son intellect s’éveilla il s’écarta de la nature. En tant qu’individu, il ouvrit les yeux, et contempla la beauté du monde extérieur, y compris celle de l’homme. Ce fut un moment sacré dans l’histoire… l’âge d’or. Bien de siècles plus tard, la Renaissance tenta de retrouver ce sens premier de la beauté. Mais il était déjà trop tard. L’intellect et l’esprit avaient évolué. Une autre sorte de beauté, plus intérieure, commençait à se développer. Cette beauté intérieure, apparue dans l’art romantique et la poésie, était le résultat de l’union libre de l’esprit humain et de l’esprit de la nature.

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